Cyrine Gannoun, metteuse en scène : «J’interroge mon public et je m’attends à des réponses»

3 / 22 / 2021ENTRETIENSCyrine Gannoun, metteuse en scène : «J’interroge mon public et je m’attends à des réponses»

«Club de chant» est l’avant-dernière création scénique à El Hamra, signée Cyrine Gannoun. Le prochain cycle est programmé au public pour le 26, 27 et 28 mars 2021. Il s’agit d’une création en grande partie féminine. «Derrière le soleil» est un nouveau spectacle chorégraphique de 50 minutes dont la sortie est prévue début avril. La metteuse en scène a mis au défi ses artistes dans un contexte sanitaire et sociopolitique glissant. Rencontre.


«Club de chant» et «Derrière le Soleil» sont vos deux projets scéniques actuellement programmés à El Hamra. Comment s’est déroulé ce retour post-confinement ?

Ce retour est essentiellement celui du public. Nous, on n’a pas chômé. La salle n’a pas fermé pour les artistes et pour l’équipe du théâtre El Hamra. Après le premier confinement, on a directement repris le travail sur place. Vers la mi-mars, on avait préparé le festival Ezzedine-Gannoun, mais tout a fermé la veille de sa conférence de presse. Summum de la frustration! Les pertes financières étaient monumentales. On était catastrophé par la tournure des choses. La nature de notre travail n’est pas à exercer au pied levé en ligne… Le 1er juin, on s’était dit que le monde était en train de changer. On était optimiste après un arrêt de 3 mois. L’été était pourtant clément, côté-Covid. L’international était fermé. Le festival, on l’avait projeté pour novembre. Il fallait être autonome, il nous fallait des ressources propres à nous, locales et la meilleure des alternatives était donc les productions. On a reçu beaucoup de demandes. La création était le meilleur des choix à faire. Ainsi, quand on rouvre, on n’aura plus besoin d’occuper la salle pour des répétitions : le redémarrage se fera avec des artistes externes et la programmation des spectacles. Le travail sur «Club de chant» venait de démarrer, «Derrière le soleil» était prête… On a démarré en espérant rouvrir pour fin septembre… ce qui ne fut pas le cas. Fermeture annoncée encore et donc arrêt des préparatifs de «Derrière le soleil». On a re-subi la fermeture pour le public. On a dû subir le manque d’argent, celui des chiffres d’affaires, des manifestations à cause du manque de public. Une grande frustration a plané. Ce n’est qu’en janvier que les répétitions de «Derrière le soleil» et de «Club de chant» ont redémarré. Actuellement, on n’a toujours pas de grande visibilité : ayant fait deux productions, on est incapable de nous engager sur d’autres. Encaisser 3 mois de fermeture n’est pas comme subir un an de fermeture : le manque budgétaire s’est multiplié par quatre. Nos œuvres théâtrales ne sont pas adaptées au digital et le défi actuellement est de faire, de ces deux créations, un succès.


Le casting 100% féminin de «Club de chant» est trié sur le volet. Comment a eu lieu cette sélection et comment s’est déroulé le travail avec ces actrices ?

Faire un projet 100% féminin n’était pas une mince affaire. J’avais le choix entre aller vers des comédiennes spécialisées en théâtre ou élargir la recherche et moi j’aime les risques. Le contexte d’un club de chant est festif, théâtral, comique, exubérant. Il y avait une certaine exagération et il fallait oser et faire appel à des femmes différentes aux parcours différents, issus de différents univers. Souhir Ben Amara est issue du cinéma: c’était un challenge pour moi de travailler avec elle sur scène. J’aime beaucoup sa sensibilité. Je voulais la voir interpréter ce rôle sans tomber dans les clichés de la femme bling-bling/bimbo. Il fallait partir de son professionnalisme, de son jeu propre au cinéma et le réinterpréter sur scène avec une méthodologie de travail ancrée sur la structure anatomique du corps et le travail organique qu’on a appris dans cette maison. Souhir s’est présentée à moi comme une évidence. Basma Baazaoui est issue du théâtre : c’est une jeune comédienne, qui vient de l’école du Théâtre National. Elle est exceptionnelle d’application et de professionnalisme. Elle s’est accrochée et a tellement aimé son rôle. C’était le 5e doigt de la main et qui a sonné comme une évidence. Oumayma Maherzi n’avait pas du tout l’habitude de faire ce genre de théâtre, mais avec les outils qu’elle a, ses qualités, j’étais à l’écoute de ses points forts, on a pu faire du bon travail. Rim Hamrouni «fait partie de la maison» : on a déjà travaillé ensemble dans «Le Radeau»… et Chekra Rammeh s’est présentée à moi comme un choix évident dès le départ : c’est une comédienne-caméléon, une femme tellement professionnelle qu’elle pourrait assurer des rôles différents et d’une extrême difficulté. Le rôle de Madame Khanfir est complexe et pas cliché. Je savais que ce rôle allait être assuré avec elle. Les comédiennes se sont soutenues entre elles et se sont complétées. Outre les personnages apparents de la pièce, il y a les autres personnages invisibles qu’on cite, qu’on voit sur les photos, qu’on parle d’eux/d’elles.


Comment s’est déroulé le travail sur le texte à quatre mains avec Rym Haddad et vous ?

On a écrit le texte et la dramaturgie avec Rym Haddad. C’est 100% nous deux. C’était un plaisir de travailler dessus toutes les deux. Rym est membre fixe de l’équipe El Hamra depuis un an et demi. Sur cette rencontre artistique, on a fait déjà une résidence de groupe et individuel, en plein milieu des répétitions. On répétait donc en semaine et, les week-ends, on développait ensemble l’écriture des textes. On avait un regard différent, des visions différentes mais qui restaient complémentaires et on a joué de cette richesse. On n’a pas cherché à unifier cette position mais, parfois, on arrivait avec un texte où chacune devait défendre sa vision. On a fait en sorte que nos deux visions s’ouvrent et puissent parler à toutes les femmes, qu’elles puissent s’y identifier toutes.


«Club de chant» est presque 100% féminin : les comédiennes, la mise en scène, le texte, la création vocale, la costumière…

Mais on a des hommes aussi qui veillent très bien sur nous (rire) : le directeur technique Mohamed El Hédi Belkhir, Bastien Lagier, conception lumière, Mourad Mabkhout, régisseur général et lumière depuis 20 ans, Aziz Ben Achour qui s’occupe du plateau/ régie, Malik Sdiri au maquillage. Une équipe majoritairement féminine, en effet, mais l’équipe technique est exemplaire. Je suis reconnaissante.


Peut-on dire de «Club de chant» que c’est une satire sociale ?

C’est au spectateur de déduire ce qu’il veut. Il peut avoir la libre interprétation de ce qu’il voit. Moi, je n’aiguille pas, je ne définis pas, je ne juge pas, je ne résume pas. J’ai fait mon travail de maître-d’œuvre : celui de secouer, de questionner, de mettre en scène des réalités que j’ai perçues et qui m’ont paru pertinentes, choquantes, intrigantes, conciliantes, réconfortantes. J’ai orchestré tout ce que j’ai vu, je vis, je ressens : c’est également mon expérience de femme : mère, épouse, enfant de… collègue, sœur. J’avais envie d’exposer et je n’aime pas les choses fermées : Il faut que toute femme s’y voit. C’est au public de la voir comme une satire, une autocritique, une autodérision… Chacun la perçoit comme il veut. J’interroge et j’interpelle mon public et je m’attends à des réponses.


Le chant fait partie intégrante de la pièce. Peut-être pas assez au goût du spectateur…

Vous avez trouvé ce qui était nécessaire à la dramaturgie. Le cadre, la pièce qui montrait du début à la fin les préparatifs de la soirée : la première scène où on assiste à une répétition, toutes les scènes aussi qui ont suivi traduisaient les préparatifs et la scène finale, c’est la soirée. Au final, ce n’est pas un concert de chant, et ce n’est pas autant dans leur performance vocale, que dans leur performance d’expression ou de mots. Pendant la répétition, chacune des actrices avait un solo à faire pendant 7 mois. C’est ça les faire vivre dans un club de chant.


De «Club de chant» à «Derrière le soleil». Pouvez-vous nous en dire plus sur cette 2e création chorégraphique ?

«Derrière le soleil» est une belle petite expérience: petite par la taille mais immense par l’émotion. J’ai connu Achref Ben Haj Mbarek depuis des années dans le cadre d’une précédente coproduction d’El Hamra. J’ai vu ses qualités d’artiste, son professionnalisme et tout s’est fait naturellement. Il m’avait fait part de son envie de faire un solo et de se faire diriger par un metteur en scène et qu’on fasse ensemble ce projet. On s’était lancé, j’ai pris un grand plaisir à le ramener dans mon monde. J’ai pris plaisir à écrire des histoires et une dramaturgie autour des choses qu’il avait envie de raconter. Tout un cadre a été créé et qui peut être représentatif de la situation qu’on vit en Tunisie, Covid ou pas. Comment prendre ce soleil, cette lumière et clôturer par une note d’espoir vers la fin… Je l’ai beaucoup challengé : sur 50 min de spectacle, Achref a dansé sur une seule jambe pendant 35 min. Il était assez exceptionnel et l’interruption due au Covid n’a pas facilité les préparatifs et les répétitions. «Derrière le soleil» est prévue pour début avril.


Pendant le confinement et effet Covid oblige, les arts ont dû se plier au digital. Croyez-vous en un théâtre digitalisé ou pensez-vous que le rapport à la scène soit irremplaçable ? Est-ce une transition que nous vivons ?

Si le théâtre aurait été amené à disparaître, il aurait disparu depuis l’apparition de l’ère digitale. Ce n’est pas une ère d’ailleurs qui est apparue en ce moment, c’est l’alternative du digital en raison de la Covid. Au cinéma, le public s’adapte, il continue à aller aux salles malgré les DVD Home, et les plateformes de streaming. Si le théâtre devait disparaître, il aurait disparu depuis l’apparition même du cinéma. Je pense que le théâtre va être très affecté, mais il ne disparaîtra pas : je reste optimiste. En ce qui me concerne, je crois en l’évolution des choses et je n’y suis pas réticente. Cela étant dit, je ne peux cacher que la nature du métier théâtral tel que je l’ai appris, comment j’aime le faire, à mon sens, il ne reste pas adapté. En ce moment, avec toute modestie, je ne pourrai pas adapter ma mise en scène en streaming et je ne vois pas ma pièce diffusée autrement que devant un public, des êtres vivants, qui sont venus, de leur plein gré, vivre et voir le spectacle. Je sais, qu’actuellement, il y en a beaucoup qui se sont rapidement adaptés au digital en réalisant des versions adaptées au virtuel. Tant mieux ! Pour moi, en ce qui me concerne, ça va peut-être me prendre plus de temps. Je ne ferme pas la porte. En tant que manager, les conférences en ligne, les webinaires, les conférences, l’adaptation s’est faite, mais pour l’aspect scénique/virtuel, je suis encore sur mes gardes, je prends mon temps.



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