Envoûtantes et éclairées, les nouvelles publiées par Nadia Ghrab, scientifique et écrivaine, captent l’attention du lecteur de bout en bout. Sobrement intitulées «Dépassements» et publiées chez Arabesques, l’écrivaine, d’origine égyptienne, parvient à transcender son lectorat à travers des thématiques plus que jamais d’actualité. Entretien avec cette intellectuelle qui milite pour un monde «moins étriqué».
«Dépassements» est le titre de votre ouvrage publié récemment. Quelle est l’origine de cet intitulé qui peut, à la première lecture, nous paraître vague ?
Je trouve que nous vivons dans un monde un peu étriqué. La société nous compartimente en jeunes et vieux, blancs et noirs, pauvres et riches, citadins et villageois, chrétiens et musulmans, scientifiques et littéraires, etc. Des barrières immatérielles enferment chacun dans sa catégorie, et il est souvent difficile d’entretenir une relation enrichissante avec ceux d’un autre camp. Je trouve cela désolant et je rêve d’un dépassement de toutes ces entraves. Sur le plan personnel, chacun de nous est plus ou moins conditionné par de nombreux déterminismes, qui l’empêchent parfois de devenir le meilleur de ce qu’il pourrait être. Là aussi, je rêve que chacun puisse se libérer de son personnage préfabriqué et dépasse les contours d’un horizon trop étroit. Dépassons joyeusement nos peurs, nos complexes, nos préjugés, les normes et les conventions qu’on nous a inculqués, tout ce qui bride notre envol !
Avez-vous opté pour des critères spécifiques pour classer vos nouvelles ?
Pas vraiment. J’ai essayé plusieurs classements, jusqu’à ce que je sente que chaque nouvelle avait sa vraie place, celle qui lui convenait, qui lui était nécessaire. Peut-être y a-t-il une logique souterraine qui préside à cet ordre, mais j’ignore laquelle.
Votre livre a comme principale thématique «L’ouverture sur l’autre». Comment définiriez-vous l’Autre ?
L’Autre, c’est celui qui me ressemble et qui diffère de moi, un peu, beaucoup, énormément… C’est mon frère, et aussi celui qui vit à l’autre bout de la Terre. C’est chacun, qui joue sa partition d’être humain d’une manière qui n’est pas la mienne. Et la découverte de ces multiples variations sur un même thème nous enchante, et permet une connaissance plus ample de notre condition d’homme. La découverte de l’Autre me permet finalement de mieux me connaître moi-même, de questionner mes comportements, mes croyances, non pour adopter ceux d’autrui, mais ceux qui pourraient être miens, que j’ignore et que la fréquentation de l’Autre me révèle, souvent à son insu. L’ouverture à l’Autre consiste à lui faire un peu de place dans mon environnement physique, dans mes pensées, mes préoccupations, dans la tente de mon cœur. Dans ma vie. Et cette place que je lui accorde, elle ne réduit pas la mienne, bien au contraire, elle agrandit mon espace intérieur. L’ouverture à l’Autre, en me déstabilisant, me rend plus féconde, plus créatrice.
"Je rêve que chacun puisse se libérer de son personnage préfabriqué et dépasse les contours d’un horizon trop étroit. Dépassons joyeusement nos peurs, nos complexes, nos préjugés, les normes et les conventions qu’on nous a inculquées, tout ce qui bride notre envol !"
Dans «Dépassements», quelle est la nouvelle qui vous tient le plus à cœur ?
Ça dépend des jours, mais c’est souvent «La gardienne de phare». Etre gardienne de phare, ça a été pour moi un rêve d’enfant. Je l’ai un peu réalisé en devenant (dans ma tête) gardienne de phare, durant les six mois d’écriture de cette nouvelle. J’ai vécu pendant cette période avec l’odeur des algues et des embruns, bercée par le mouvement du ressac, tenue en éveil par les hurlements du vent, apaisée par les myriades d’étoiles. J’ai lu tout ce que je pouvais trouver sur la vie des gens de la mer, je me suis initiée aux tâches de gardien, aux techniques de la pêche, aux dangers, physiques et mentaux de ces métiers. Et j’ai rêvé puis écrit une histoire d’amitié entre deux femmes que tout sépare. Au départ c’est la gardienne qui rejette la mondaine, parce qu’elle a des préjugés sur son look. Mais petit à petit, ces deux femmes découvrent ce qu’elles ont en commun, malgré les apparences. Et chacune d’elle change sur certains points, fait une partie du chemin, pour rejoindre l’autre dans ce qu’elle a de meilleur. Elles vivent des choses très dures, mais leur affection réciproque rend la souffrance douce, plutôt qu’amère.
Vous considérez-vous comme rationnelle ou intuitive ?
Je ne sais pas si je suis rationnelle ou intuitive et ce n’est peut-être pas très important. Mais je sais, par expérience, de quelles qualités a besoin chaque type de travail. L’intuition et l’imagination doivent être mobilisées pour la recherche scientifique aussi. L’intuition permet de pressentir à quel type de résultats on peut s’attendre, l’imagination de concevoir des stratégies de recherche pour les vérifier ou les invalider. Mais si l’intuition est à la source de la démarche, l’austère rigueur, fille de la raison, doit ensuite examiner son bien-fondé, à la lumière des résultats obtenus. Et le chercheur peut être amené à abandonner une idée qui lui était chère, parce que les résultats l’ont mise en échec.
"Dans l’écriture littéraire, chacun sait que l’intuition et l’imagination jouent un rôle primordial. Mais la précision et la rigueur, qualités plutôt rationnelles, me semblent également nécessaires pour un texte de qualité."
Si des qualités rationnelles et intuitives sont nécessaires pour les deux univers, les critères d’évaluation d’un travail sont différents. Dans la recherche scientifique, tout doit être justifié de manière objective. La création littéraire, elle, donne droit à la subjectivité; l’œuvre n’est pas soumise à une concordance avec des lois ou des réalités qui lui sont extérieures. Elle porte en elle-même (ou non) sa propre justification. Par ailleurs, dans l’univers des sciences exactes, une chose est vraie ou fausse; on peut citer des points qui restent obscurs, mais de manière marginale. Dans la littérature, les doutes, les incertitudes, les nuances, les contradictions ont une place de choix.
"L’Autre, c’est celui qui me ressemble et qui diffère de moi, un peu, beaucoup, énormément… C’est mon frère, et aussi celui qui vit à l’autre bout de la Terre. C’est chacun, qui joue sa partition d’être humain d’une manière qui n’est pas la mienne. "
Vous êtes polyvalente, à la fois scientifique et littéraire, et vous avez longtemps baigné dans diverses cultures. Est-ce judicieux de notre part de vous considérer comme une «Citoyenne du monde» ?
Je me sens citoyenne de notre petite planète, fragile et menacée. Mais je suis citoyenne du monde à partir de quelque part. Mes racines sont importantes pour moi. Je veux qu’elles me nourrissent, mais pas qu’elles m’emprisonnent. Alors ces racines, je les prends avec moi, je m’en vais de par le monde, et au contact d’autres cultures, elles se transforment et s’épanouissent. Le point de départ de mes racines, c’est la bonne terre du Nil, et plus amplement toute la région méditerranéenne. Je me sens tout à fait chez moi, n’importe où sur le pourtour de la Méditerranée.
Malgré tout cet amour que vous portez pour les lettres, votre parcours professionnel reste purement «scientifique». Est-ce un choix que vous avez fait : celui de vivre de la science plutôt que de la littérature ?
Quand j’ai choisi une orientation, je pensais qu’un métier scientifique était plus «utile» à la société qu’un métier littéraire. C’est une idée qui se discute. Si mon parcours professionnel a été purement scientifique, c’est parce que je n’aime pas faire les choses à moitié. L’enseignement et surtout la recherche scientifique sont des activités très prenantes, et quand elles s’ajoutent à toutes les activités d’une femme, il ne reste guère de temps pour autre chose. Et pour moi, il n’était pas question de faire quelque chose du bout des doigts, ni la recherche scientifique ni l’écriture littéraire. Chacune d’elles exigeait mon être entier. Ce que je n’ai pas pu faire en parallèle, j’essaie maintenant de le faire en séquence.
Avez-vous un message spécifique à adresser à la femme tunisienne ?
Non, pas de message à adresser. Juste envie d’exprimer mon admiration profonde pour la femme tunisienne. Elle supporte un très grand poids dans la société. Avec la conquête du droit au travail, elle cumule des obligations nouvelles et traditionnelles. Souvent, notamment dans les milieux défavorisés, c’est elle qui fait vivre le foyer sur le plan économique, et bien sûr, sur d’autres plans. Fille de Bourguiba, elle est consciente de ses droits, et revendique et manifeste dès qu’elle les sent menacés. Mais elle manifeste toujours dans la joie, et cette joie est un garde-fou contre la haine, qui est par essence destructrice.
"L’œuvre n’est pas soumise à une concordance avec des lois ou des réalités qui lui sont extérieures. Elle porte en elle-même (ou non) sa propre justification."
Vous êtes francophone plutôt qu’arabophone. Pourquoi?
Parce que l’enseignement que j’ai eu en littérature arabe était pauvre; les programmes étaient mal faits et les enseignants peu motivés. En littérature française, j’ai eu la chance d’avoir d’excellents professeurs, un programme passionnant, une fenêtre ouverte sur l’universel. J’ai donc beaucoup lu en français, ce qui a développé ma connaissance de cette langue au détriment de l’arabe littéraire évolué. Je le regrette profondément; j’aurais aimé avoir une double culture plus poussée, comme celle qui était dispensée au Lycée Sadiki.
Vous consacrez votre retraite à l’écriture. Pouvez-vous nous donner un aperçu du contenu de votre prochain ouvrage ?
C’est un peu tôt pour en parler. C’est un roman où il sera question d’exil, de marginalité, des difficultés et des joies du métissage culturel, d’une identité personnelle à trouver et à construire, à la croisée de ses spécificités propres et des multiples influences de l’environnement.