L’art d’interpréter est plus que jamais nécessaire en ce XXIe siècle voué aux fausses et aux vraies interprétations des discours, des traditions, cultures, mais surtout celles des textes sacrés. Raouf Seddik s’est fixé comme objectif de rendre à la portée, le plus possible, cette notion philosophique à travers des chroniques rassemblées et publiées dans un ouvrage publié chez Nirvana, titré « Chemins de l’herméneutique ». Dans ce livre, il raconte et décortique l’herméneutique pour un large lectorat. Raouf Seddik a déjà une prolifique carrière de journaliste derrière lui. Récemment, il s’est consacré davantage à sa passion de toujours : la recherche philosophique. Une passion qu’il associe à un « mal secret », mais qui s’avère d’actualité. Entretien.
Afin de mettre en contexte un large lectorat et même l’initier, qu’est-ce que l’herméneutique ?
L’herméneutique c’est l’art d’interpréter. Traditionnellement, l’art d’interpréter a toujours porté sur les textes qui ont une stratégie pour l’organisation d’une société, autrement dit, les textes religieux. Dans l’histoire, cela commence par « L’Iliade » et « L’Odyssée », qui étaient des textes au même titre que le Coran et les textes de religions monothéistes : ils étaient à caractère religieux et qui, à un certain moment, ont commencé à poser des problèmes de bonne compréhension. D’autant plus que dans le cas de « l’Iliade » et « l’Odyssée », il y avait une multiplicité de versions. La version qu’on trouve aujourd’hui est une version qui a été unifiée comme dans les Evangiles, les Apocryphes, etc… Donc, l’herméneutique commence autour de la bonne compréhension du texte religieux, parce qu’évidemment, s’il y a plusieurs lectures divergentes, cela peut poser problème. Il s’agit de retrouver le sens juste. L’art d’interpréter va s’élargir et s’appliquer à d’autres thèmes, comme la compréhension des cultures et des traditions de l’Autre sans les réduire, il touchera à l’anthropologie… etc., c’est comment interpréter la pensée d’autres peuplades, comprendre l’Autre, sa littérature, son parcours de vie. Qui est l’Autre ? Comment dois-je le comprendre ? Des interrogations qu’on peut se poser tous les jours. Sans oublier l’art d’interpréter appliqué à soi-même. Quand on prend des décisions, on se dit : « Est-ce que cela nous convient ? ». Cela part d’une certaine interprétation de son propre parcours, sa propre nature et ce n’est pas une science exacte : c’est une interprétation et on peut, en effet, prendre de mauvaises décisions parce qu’on a mal interprété. Il se trouve qu’il y à toute une réflexion sur la manière d’interpréter et j’estime qu’il est bon de faire connaître ce qui a été dit et pensé sur le sujet.
Pourquoi s’y intéresser de nos jours et pourquoi avoir choisi ce chemin ?
Il y a un intérêt personnel. Il faut savoir que l’herméneutique constitue aujourd’hui une branche fondamentale de réflexion philosophique : quand on fait de la philo, on s’y intéresse systématiquement. Il y a aussi un contexte actuel qui peut donner des raisons supplémentaires d’explorer ce domaine. Je pense qu’une des raisons pour laquelle je me suis décidé de m’y intéresser, c’est qu’actuellement, on est assailli par des questions sur notre relation à nos traditions, aux textes fondateurs de comment est-ce qu’il faut les reprendre sans y toucher, les rejeter et on se demande souvent… quoi en faire ? On nous submerge de traditions interprétées. Il s’agit d’aller voir en profondeur ce que veut dire l’herméneutique. « Al Ijtihad » en arabe, est une lecture censée renouveler le sens en fonction d’un contexte. C’est une sorte d’adaptation. L’herméneutique peut mettre en difficulté le texte. On est dans une situation culturelle critique, épuisé par les débats et la réponse est de se dire : « Et si on allait voir du côté des méthodes qui permettent la conquête des textes ? De les interroger d’une manière autre pour susciter des sens qu’on ne soupçonne pas ? ». De nos jours, en effet, on ne peut emprunter des chemins qui nous permettraient de sortir des débats dans lesquels on patauge.
A qui, donc, s’adresse précisément ce livre ?
Je vise les jeunes qui, aujourd’hui, peuvent eux aussi éprouver une certaine lassitude par rapport au débat. Il faut qu’ils se disent : « Et si on dépassait cela, d’une façon qui permette d’apprendre les choses sur ce qui s’est fait ailleurs ou par le passé ? ». En apprendre sur les Grecs, les juifs et les chrétiens y compris, chez nous dans notre propre tradition et culture qui a connu entre autres « Ibn Khaldoun » ? « Ibn Khaldoun » qui s’est rendu compte qu’il y a une évolution de l’humanité et de toute une civilisation. Avec lui, on a connu une marche vers la civilisation. Il y a l’approche qui nous sort des batailles « Des versets contre versets », tout en se dirigeant vers des perspectives nouvelles. De la même façon pour saint Augustin qui, à l’époque, avait marqué l’ère culturelle de l’Algérie et de la Tunisie. Une ère qui est aussi la nôtre. Les chrétiens se sont souvent tournés vers saint Augustin pour des questions d’ordre religieux. C’est une personnalité qui avait beaucoup de choses à dire et qui a apporté à la théologie. Il y a une notion qui relève de l’appropriation de l’héritage.
Quelle est la genèse de « L’herméneutique en temps d’Islam » ?
L’herméneutique ne s’est pas vraiment développée en terre d’Islam. Le problème dans l’Islam est que l’herméneutique a tendance à se replier sur le terrain de l’exégèse du texte : il s’agit de ne pas partir sur de fausses pistes. On est resté sur cette approche herméneutique, alors qu’en Occident, on trouve déjà des indications sur saint Augustin lui-même : il y a une façon de se dégager du texte. Dans la tradition coranique, le texte relève d’une grande importance. Assez tôt, on comprend qu’il n’est pas exclusif. Comprendre le projet de Dieu dans sa relation avec les hommes passe par des messages directs que Dieu adresse aux hommes, mais ne résument pas la parole de Dieu. Sa parole, on peut la trouver dans la nature, dans l’histoire. Il y a une sorte d’élargissement du support à interpréter. Il y a eu en terre d’Islam des expériences intéressantes pour dégager l’essence du texte et le rendre le plus pertinent possible. Il y avait des divergences d’approches selon les théologiens, mais on est resté limité par l’horizon du texte : comme avec les Hadiths évoqués par l’entourage par exemple censés apporter un éclairage et qui ont été souvent considérés comme des abus. Tout tournait autour de la bonne façon à apprendre pour bien comprendre le Coran. C’est donc un peu limité par rapport à comment a été pensée l’herméneutique en Occident, d’où l’intérêt d’aller voir ce qui a été fait chez les Occidentaux.
Le Tafsir, le Fekh… peut-on les considérer comme des lectures herméneutiques ?
Ça relève de l’herméneutique, mais c’est une herméneutique qui reste prisonnière d’un horizon en particulier : le texte coranique. On reste figé autour de la tâche qui consiste à dégager le sens du texte.
Quelle est la différence entre « herméneutique » et « exégèse » ?
L’herméneutique est l’art d’interpréter en général : on peut même parler de l’art de bien comprendre et d’éviter la mécompréhension. L’exégèse, traditionnellement, c’est l’art d’interpréter, appliqué aux textes écrits. Il y a les règles de l’exégèse qui s’appliquent et qu’on peut considérer comme des techniques de lecture du texte, alors que l’herméneutique, c’est forcément plus large. L’exégèse fait partie de l’herméneutique : l’herméneutique étant bien plus globale.
Qu’est-ce que l’herméneutique moderne ?
Quand on parle d’herméneutique moderne, ça renvoi à une phase de la réflexion sur le sujet : la phase inaugurée par Friedrich Schleiermacher. C’est lui qui a opéré cette sorte d’émancipation de l’herméneutique par l’exégèse et qui définit en même temps une sorte de méthodologie qui s’applique à l’herméneutique quel que soit son objet. Parce qu’avant, il y a eu dans l’histoire, une herméneutique des textes juridiques, des textes littéraires aussi qui n’avaient pas forcément de connotations religieuses. Il y avait l’herméneutique appliquée aux textes religieux, et selon les domaines, il y a eu des règles différentes. L’herméneutique moderne a énoncé des règles générales. Ce n’est plus compartimenté. C’est un peu comme quand on parle de Newton, qui a énoncé une loi universelle de la gravitation : c’est une loi qui s’applique sur tout les corps qui existent dans l’univers. Cela relève donc de la compréhension universelle. On n’est plus sous la loi religieuse : il s’agit d’une loi qui appartient à l’herméneutique elle-même. C’est une forme d’émancipation.
Vous avez évoqué dans votre livre « L’ère de l’exégèse critique ». Pourquoi « ère » ?
Parce que l’exégèse critique, née dans l’approche d’un texte, n’admet plus les dogmes qui ont longtemps accompagné la lecture des textes. Moi, je pense que cette ère de l’exégèse critique est arrivée après Descartes : connu par la condamnation de Galilée, prononcée par l’église. Lui, il a quelque part, produit une métaphysique qui permet aux savants de ne plus écrire sous l’église. La même idée : toujours selon l’église, les tenants de l’exégèse critique ne doivent pas donner de comptes à rendre. L’exégèse critique est une exégèse qui peut être très corrosive. C’est pour cela qu’elle a suscité beaucoup de réserve de la part des milieux religieux.
Est-ce que ces lectures ont connu la censure ?
Bien sûr. Spinoza, grande figure de l’exégèse critique était connaisseur, d’origine juive. Il connaissait la bible, était éduqué dans une culture religieuse juive et en même temps philosophe critique, cartésien : ses textes n’ont pas été publiés de son vivant. Les débuts de l’exégèse critique l’ont été d’une manière clandestine. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle, qu’il y a eu triomphe de l‘approche critique avec le développement des sciences historiques.
Pour finir, à quoi sert ce retour vers l’herméneutique de nos jours ?
L’herméneutique permet de se frayer une issue claire vers la philosophie, éviter les querelles épuisantes qui nous fatiguent à longueur de journée. Comme l’herméneutique est une forme de pensée qui est ouverte à l’histoire, à la culture de l’Autre, à l’actualité… c’est donc une façon de se donner des outils pour faire les choses d’une manière intelligente et pertinente et non plus dans la cacophonie générale et le crêpage de chignon. (Rires). C’est un sujet digne d’être exploré. On participe en même temps à une initiative plus grande : celle d’insérer la pensée philosophique dans l’espace tunisien qui se caractérise par le fait que les débats philosophiques se font en langue arabe, dans l’enceinte universitaire, dans des cercles assez restreints… Pour ce qui est de l’espace francophone, on est dans les sciences humaines par exemple, mais ce qui caractérise réellement la philosophie n’est pas à la portée. Là, il y a une tentative de permettre au langage philosophique de se faire sa propre place dans notre vie intellectuelle, dont la francophonie est déjà une composante. Il n’y a pas de raison que la langue française soit amputée de cet héritage philosophique.