Avant-dernière invitée aux rencontres littéraires féminines organisées à Mille feuilles, l’écrivaine tunisienne « Emna belhaj Yahia » s’est confiée à un public, venu nombreux la découvrir. « Les femmes qui écrivent sont –elles dangereuses ?» accorde sa prochaine et dernière séance, le 19 avril, à Elodia Turki, poétesse. Un bref retour sur cette rencontre s’impose en deux questions …
Vous éprouvez une passion incommensurable pour l’écriture. Pourquoi écrivez- vous ?
E.B.Y : C'est probablement parce que je me sens « poreuse », et comme envahie à chaque instant par les divers éléments constitutifs du monde. Le moindre petit fait, le moindre petit mot, la moindre respiration des choses peut constituer à mes yeux un instantané de vie, retenir mon attention, me parler silencieusement, et aller jusqu'à me confondre quasiment avec ma propre personne. Chaque micro-fait, dans les limites qui m'enferment, est un concentré de sens et d'existence. Il s'offre à moi, me pénètre, m'habite… Mais il risque toutefois de partir tout de suite, de s'effacer comme un dessin sur le sable, si je ne le retiens pas dans des mots. Les mots que je cherche, que je me mets à inventer peu à peu. Si ces micro-faits sont précieux, c'est qu'ils se confondent un peu avec moi-même, et que leur disparition serait aussi un peu la mienne. C'est donc au besoin de retenir toutes ces choses éphémères que j’obéis, quand j’écris. Mais mon écriture les modifie, bien sûr, les fait obéir à ma logique, les ordonne selon ma nécessité propre. Je ne me propose guère, en écrivant, de refléter fidèlement « ces petits bouts de monde » que je croise et qui m'habitent, que je veux empêcher de mourir et dont je veux préserver l'intensité. Non, je les réorganise, les métamorphose, les réinvente inévitablement.
D’après vous, les femmes qui écrivent sont – elles dangereuses ?
Oui, bien sûr, puisque l'écriture est une façon de se libérer des pressions qui s'exercent sur moi, et c'est donc un acte de liberté. C'est une transgression, un défi lancé à un tas de choses : la bêtise, le temps, l'oubli, le silence, l'arbitraire... C'est une façon de mettre à distance tout cela et de ne plus en être l'esclave. Et c'est même une façon de vaincre la mort, puisqu'en écrivant on retrouve en soi tous les textes et toutes les traces laissées en nous par les écrivains qu'on a lus et qui appartiennent à tous les temps, à tous les lieux. On établit avec eux une grande passerelle (et c'est essentiel, les passerelles !) On les retrouve donc là, présents en nous par-delà les années, et on crée avec eux des liens de complicité, de solidarité. Liens de l'intelligence, de la beauté et de l'émotion qui triomphent des barrières qu'on construit entre les hommes. Ainsi, grâce à l'écriture et à la littérature, chaque expérience singulière rejoint et se nourrit de la richesse et de l'infinie diversité de l'expérience humaine dans sa totalité et son universalité. Et les textes que j’ai lus et engrangés ont effacé une part d'obscurité qui était en moi ou autour de moi.
Quant aux trois femmes écrivains qu’Emna Belhaj Yahia a choisi de présenter comme figurant parmi ses « muses », il s'agit de Nathalie Sarraute dans « Entre la vie et la mort », de Marguerite Yourcenar dans « L’œuvre au noir » et d’Annie Ernaux dans « Les années »