«Leur Algérie» est un film documentaire, à la fois intimiste et collectif. Lina Soualem, sa réalisatrice, y raconte l’histoire d’un déracinement en puisant dans celle de ses grands-parents. Edifiant et émouvant, le film se situe dans le temps et est actuellement dans les salles en Tunisie après une sortie en France, en Algérie, et prochainement en Belgique. Entretien.
«Leur Algérie» est le titre révélateur de votre film. A qui s’adresse-il ?
Je n’ai pas vraiment pensé «à qui s’adresser». Puisque c’est une histoire invisibilisée, je pensais au contexte dans lequel je vivais, c’est-à-dire en France. J’ai pris en compte le fait que ce n’est pas juste une histoire intime mais qu’elle soit surtout collective. Ce n’est pas que l’histoire singulière des Algériens, c’est aussi celle des déracinés, des exilés. Je sentais que le film pouvait toucher au-delà du contexte franco-algérien. Le film avait une portée plus large, bien en dehors de ce contexte.
A quel moment avez-vous pris la décision de faire de cette histoire un film ?
Au moment où j’ai appris que mes grands-parents se séparaient. J’avais envie de filmer ma grand-mère, simplement, sans être dans l’urgence d’en faire un film ou de raconter. Au moment de la séparation, j’ai pris conscience du silence qui existait autour de sa vie partagée avec mon grand-père et j’avais cette crainte de les perdre tous les deux sans qu’ils puissent me transmettre leur mémoire.
C’est à la fois une histoire familiale, qui raconte celle de deux pays et d’une époque. Est-ce que ce film a émané d’un besoin personnel de raconter l’histoire de vos grands-parents et aviez-vous d’emblée conscience de sa portée universelle ?
Cette portée, je la voyais dès le départ. Même si je passais par l’histoire singulière de mes grands-parents qui se séparent après 72 ans de mariage, on se dit que c’est rare et original. Mais, en même temps, leur parcours racontait celui de nombreux immigrés algériens, nord-africains et de déracinés. Pour moi c’était important de transmettre leur histoire puisqu’ils font partie de cette génération qui ne sait pas raconter, à qui on n’a pas tendu le micro, qu’on voit quotidiennement mais qu’on n’écoute pas et qu’on stigmatise. J’ai donc imbriqué l’intime et le collectif, l’intime et le politique. J’ai été consciente du fait qu’il y a de nombreuses personnes de ma génération qui travaillaient sur ce sujet-là, des écrivaines, réalisatrices et autres que je côtoyais… Je sentais que ce n’était pas que mon histoire et je tenais à ajouter un côté individuel pour enrichir ce collectif qui se construit différemment.
Comment vos grands-parents ont réagi quand vous leur avez proposé l’idée de réaliser un film ?
Je ne leur ai rien proposé. (rires) Tout s’est passé d’une manière très naturelle, spontanée. Ma grand-mère me disait que tant que je passais du temps avec elle, il n’y avait pas de soucis à ce que je la filme. Mon grand-père n’était pas du tout dans le rejet de la caméra. Il ne faisait pas réellement attention. Petit à petit, à force d’insister et de lui expliquer, il m’écoutait mais ne répondait pas. Par moments, il évoquait des souvenirs, des anecdotes, des bribes d’histoires. Il fallait être dans son rythme et prendre le temps de l’observer, de l’écouter, de lui laisser le temps pour que la mémoire se réactive.
Comment avez-vous puisé dans vos sources ? Vos archives étaient-elles à la portée ?
Pour les images d’archives des années 90, c’est mon père qui les avait. Toutes les photos que j’ai, c’était des prises ou des photos d’identité que mes grands-parents avaient gardées. Mon grand-père faisait inconsciemment un travail d’archivage et mon père conservait ses traces de mémoire. Ce que j’ai dû chercher, ce sont les traces d’archives historiques que j’ai trouvées en France. Comme c’était les militaires qui filmaient à l’époque, les images étaient récupérées par «Gaumont actualité» ou autres : c’était des reportages de propagande sur les bienfaits de la colonisation. D’ailleurs, quand on prend les mêmes images et qu’on enlève la voix off et le montage, on voit une réalité autre. L’armée française avait donc la possibilité d’accéder à beaucoup d’archives, pas faciles d’accès et chers à utiliser.
Peut-on dire que votre film a une portée anthropologique ?
Je ne sais pas. (rire). Chacun a son interprétation ! Selon les grilles de lecture, les gens voient plusieurs choses : on me disait qu’il fallait prendre un angle et que j’avais beaucoup de matières, trop de sujets. J’ai essayé de faire des liens entre l’histoire d’un couple, d’une transmission, d’un exil et d’un aspect de la vie ouvrière en France. (La mémoire ouvrière n’est pas mise en avant). Ça peut être aussi l’histoire de l’émancipation d’une femme qui décide de vivre la fin de sa vie toute seule. C’est important que chacun puisse s’identifier dans ce film différemment. Pour moi, il est important de donner de la complexité à ces parcours de vie parce que ce sont des gens stigmatisés : on parle, par exemple, des exilés comme d’une masse homogène. C’est une manière de lutter contre la stigmatisation.
«Leur Algérie» est bien l’histoire d’un déracinement ?
Un déracinement à plusieurs niveaux : l’arrachement à la terre, aux parents (mes grands-parents se sont mariés très tôt), et l’arrachement des enfants à la mère et au père, très tôt aussi. Ce passage brutal à l’âge adulte est aussi un déracinement. Quand je vois les photos de ma grand-mère à 17 ans, elle ne les fait pas. Elle avait ce truc enfantin qu’elle a gardé en elle. Ce qui fait sa force c’est cette insouciance qu’elle a su garder. Pour mon grand-père, il y a une forme de dépossession, de manque de mémoire, dans le pays dans lequel il a vécu plus de temps, c’est-à-dire en France. Je tenais à capturer leur mémoire à tous les deux pour laisser une trace de ces vies.
Comment «Leur Algérie» se situe-il par rapport à l’actualité?
J’ai commencé à filmer en 2017. Il sort en plein débat, trois années après. Le film est au cœur de la volonté apparente du gouvernement de discuter d’enjeux mémoriels, et à la fois, il est au cœur de toute la xénophobie, de la campagne présidentielle, etc. On se dit donc que c’est bien, parce que les gens peuvent s’y intéresser plus, mais c’est dommage à la fois parce que ça entre dans les discours binaires et stigmatisés. Mais c’est important qu’on puisse raconter notre histoire, qu’on puisse la faire exister. Beaucoup ont si bien reçu le film. De nos jours, dans des débats publics, des retours en arrière et des remises en question des impacts de la colonisation se font souvent, mais ce n’est pas ainsi qu’on pourra avancer. Quand j’étais en Algérie pour la sortie du film, il y avait quelques tensions entre la France et l’Algérie : le public algérien était attentif et très ému. L’histoire de «Leur Algérie» est très commune. Il y a eu toute une réflexion collective, une extériorisation d’émotions enfouies, et le départ de ma grand-mère en Algérie, après 15 ans d’absence a recréé des liens. On a écouté différentes expériences de départs et de retours, difficiles, éprouvantes. On est parti aussi à la rencontre de lycéens qui vivaient en Algérie : ils ont réalisé un court-métrage qui s’appelle «Nost-Algéria» : ces jeunes vivent en Algérie, et ont fait un court-métrage sur une Algérie quittée : ils avaient cette nostalgie de partir alors qu’ils sont toujours là-bas. Cette peur de la perte de la terre est commune à tous les pays ayant vécu la colonisation et l’oppression. C’est une peur qui se transmet de génération en génération, génératrice de nostalgie très forte, dans une réalité très dure politiquement.