Les tunisiens n’ont jamais autant été associés au terrorisme ! Tandis que les médias étrangers s’acharnent à dresser divers portraits d’individus terroristes « d’origine tunisienne » en étalant leurs frasques et en esquissant leur folie meurtrière, l’AFTM (Association des Femmes Tunisiennes Mathématiciennes), active depuis plus d’un an, prouve que la nation tunisienne regorge aussi de génies qui ont marqué l’histoire, depuis bien avant l’indépendance, jusqu’à nos jours. Dans une société en pleine mutation comme la notre, des tunisiens brillants, créatifs et ambitieux réussissent pleinement à l'échelle locale et internationale dans de nombreux domaines, y compris celui des mathématiques.
L’AFTM a été fondée le 12 juin 2015 par un groupe de jeunes mathématiciennes-enseignantes issues de nombreuses universités du pays et présidée par Dr Saïma Khenissy, maître de Conférences en mathématiques. Ensemble, elles ont eu pour principal objectif de valoriser la recherche en mathématique et elles n’y sont pas allées de mains mortes…
Lors de leur premier meeting, qui remonte à quelques mois, l’AFTM a mis en place trois prix mathématiques annuels et internationaux : prix « AFTM de la meilleure thèse de Doctorat en mathématiques pour les femmes tunisiennes », prix « AFTM de la meilleure thèse de doctorat en mathématiques appliquées pour les femmes tunisiennes » et le prix « Fatma Moalla » pour la vulgarisation mathématique. Le tout, afin de pousser les jeunes chercheurs tunisiens, d’un coté, à se surpasser et, d’un autre à les initier toujours plus à la compétitivité scientifique.
Parallèlement avec l’émergence de cette association, le nom d’une dame a resurgit : il s’agit de « Fatma Moalla », la toute première femme tunisienne de l’histoire à avoir obtenu son agrégation en mathématiques en France, en 1961 et son Doctorat d’Etat en mathématiques toujours en France, en 1965. Cette pionnière mène actuellement une paisible retraite entourée des ses trois enfants et de ses petits enfants. Par le biais de contacts, nous avons tenu à la rencontrer en exclusivité. D’une discrétion remarquable qui va de pair avec sa gentillesse et son sens de la convivialité et après moult négociations, elle a finalement accepté de revenir sur son parcours exceptionnel donnant ainsi l’exemple et redonnant espoir en ces temps difficile. Entretien bref mais intense avec une dame hors du commun !
Mme Moalla, vous, qui êtes issue du lycée de la rue du Pacha, vous avez surement connu de près ces femmes tunisiennes qui ont marqué l’enseignement tunisien, comme Mme Mongia mabrouk, première docteure en littérature arabe et Mademoiselle Zoubeida Amira, la toute première directrice tunisienne à avoir tenu les rennes d’un lycée en Tunisie juste après l’indépendance. Accéder au domaine du savoir à cette époque là était un privilège et n’a pas dû être facile. Comment tout a commencé ? Pouvez – vous nous donner un aperçu sur votre enfance ?
C’était une époque complètement différente de ce temps-ci ! Et personnellement, j’en garde un excellent souvenir. J’ai eu une enfance heureuse et une adolescence épanouie. Mes 5 sœurs et moi avions vécues à Tunis. Nous avons vu le jour à Tunis également, à part ma sœur ainée qui est née à Sfax. Et mon père était le tout premier sfaxien à avoir émigré à Tunis, avec mon oncle maternel et Mr Taïeb Miladi. A cette époque, il y avait également l’émigration intérieure. Mon père a continué à faire à Tunis le même métier qu’il faisait à Sfax, à savoir libraire. Il s’est installé à rue Sidi ben Arous et a connu des générations de zitouniens et sadikiens qui fréquentaient sa librairie. C’était une figure connue des souks de la médina, érudit, éclairé, qui aimait les livres et la lecture et qui nous a transmis intact cet amour. Quant à nous, en ce temps là, on sortait très peu et on gardait souvent le foyer familial. Mais je garderai toujours un souvenir merveilleux de mon enfance dans la maison familiale du Bardo, souvent au jardin, avec ma mère, si douce, si éclairée, si ouverte, si bonne, et avec mes sœurs et mon jeune neveu. De mon enfance, je garderai aussi le souvenir que notre plus grande joie, mes sœurs et moi, c’était d’aller dans l’arrière – boutique de mon père, pour y pratiquer notre sport favori : la lecture ! Que de livres ont été dévorés !
Et c’est comme ça, que vous avez baigné très tôt dans le milieu des études, juste avant l’indépendance, entre 1945 et 1956. Une enfance où vous avez été initiée à l’enseignement …
C'est-à-dire, que mes sœurs et moi avions la bosse de l’enseignement. On est devenues toutes enseignantes à Tunis. Mais les plus jeunes ont fait de l’interprétariat aussi.
Au lycée, votre formation était plutôt scientifique ou littéraire ?
J’ai fait mes études secondaires au lycée de la rue du Pacha, qui dispensait un enseignement sadikien, c'est-à-dire qu’au bout de la première partie du baccalauréat (le baccalauréat était auparavant, divisé en deux parties, et était obtenu au bout de deux ans), on présentait le « diplôme de fin d’études du collège Sadiki », qui donne une excellente formation, tout à fait bilingue. D’ailleurs, durant tout le secondaire, j’adorais pratiquement toutes les matières, qu’elles soient enseignées en arabe, ou en français, ou même en anglais. Mais au bout de la première partie, on devait quitter le lycée de la rue du Pacha, parce qu’il ne dispensait plus d’enseignement, qui était donné jusqu’à la première partie du bac seulement, première partie obtenue en 1956, ainsi que le « diplôme de fin d’études du collège Sadiki ». Mais alors, au bout de la première partie, deux problèmes se posaient à moi : je devais quitter, « mon adorable lycée », avec d’excellents professeurs dans le temps, et il fallait surtout choisir une des trois filières de l’époque : Mathématiques ou sciences expérimentales, ou philosophie. J’ai mis du temps à choisir. Finalement, j’ai opté pour les maths.
Et pourquoi spécialement les mathématiques ?
Avec du recul, je crois que la raison est que les mathématiques correspondaient plus à mon caractère : j’adore la rigueur, la précision, l’honnêteté. J’ai la haine de la tricherie. Et c’est cela les mathématiques ! Cette science exacte et dure, où il faut être précis. Ainsi, chaque mot a son importance dans une définition mathématique : on n’a pas le droit d’enlever, d’ajouter ou de changer un mot. Les mathématiques exigent la clarté, la limpidité même. On se rappelle toujours, en mathématiques, la phrase célèbre de la Bruyère : « Ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement, et les mots pour l’exprimer viennent aisément »… En mathématiques, on apprend à devenir juste en traitant tous les cas qui se présentent de façon égale, et on apprend à devenir humble et à s’éloigner de la vanité humaine en mesurant ses limites devant la difficulté des problèmes à résoudre. En mathématiques, on a envie de s’écrier : Gloire à l’honnêteté, gloire à la clarté, gloire au traitement propre des problèmes ! A bas les amalgames, à bas l’obscurantisme, à bas la fourberie ! Et c’est pour cela que j’ai choisi les maths. Cependant, quoique les maths contribuent à faire d’une personne, une bonne personne, elles n’y arrivent pas toujours : il existe des matheux qui, malheureusement, ne sont que des despotes et des … prétentieux. Pour moi, entre autres, c’est qu’ils n’ont pas fait suffisamment de mathématiques. J’ai plongé, sans regret, dans l’univers des mathématiques au lycée Carnot, l’année de la seconde partie du baccalauréat, et que j’ai obtenue en 1957.
Un bac que vous avez décroché pour la première partie en 1956, l’année de l’indépendance, une date symbolique …
Tout à fait ! C’était une année, où il y avait un très grand élan patriotique. On accédait à l’indépendance ! Par la suite, tout se construisait : écoles, lycées, universités, hôpitaux …
Ensuite, le supérieur vous a ouvert ses portes …
Oui, en intégrant, « l’Institut des Hautes études » situé à la rue de Rome. Un établissement universitaire qui relevait d’Alger, et Alger relevait de Paris. J’ai eu ma licence en Mathématiques, au bout de trois ans en juin 1960. Après, je voulais continuer mes études, mais je ne pouvais plus le faire à Tunis parce que l’enseignement des mathématiques à Tunis s’arrêtait au niveau de la licence. Par correspondance avec Paris, j’ai pu préparer un diplôme de géométrie supérieure que j’ai eu en octobre 1960. A ce stade, pour continuer, je devais impérativement quitter Tunis. Et là, il fallait avoir le consentement de mon père, et il fallait avoir une bourse. Heureusement, le président Bourguiba et Mahmoud Messadi étaient éclairés et encourageaient l’instruction aussi bien des garçons que des filles. C’est pour cela que j’ai obtenu une bourse. Quant à mon père, qui était d’un milieu très conservateur, il a accepté d’envoyer sa fille à l’étranger pour qu’elle puisse terminer ses études. Notons, qu’il y avait à cette époque, beaucoup de parents « soi-disant » modernes, qui empêchaient leurs filles de partir à l’étranger pour étudier. C’est d’ailleurs en hommage à mon père que j’ai accepté qu’on associe son nom au prix lancé par l’AFTM. Pour que le nom de mon père « Mohamed Moalla » perdure dans le temps. Mon père a toujours voulu que les filles soient instruites. Mon père et ma mère ne voulaient pas qu’on rompe nos études pour le mariage… Comme ils étaient en avance sur leur époque !
Et une fois à Paris ?
Une fois à Paris, en un an, j’ai préparé le CAPES et l’agrégation que j’ai décrochés en 1961. D’ailleurs, j’ai passé l’oral de l’agrégation durant les trois jours de bombardement de Bizerte, une autre date post – indépendance marquante. Et j’étais profondément affligée, atterrée par cette guerre. Etant quelqu’un d’extrêmement pacifiste, je ne comprendrai jamais la guerre. Et J’étais horrifiée, attristée par le nombre terrible de morts dans cette guerre. C’était triste ! J’étais profondément malheureuse à cause de mes compatriotes morts, et qu’il ne fallait pas envoyer à la mort…
Et c’est à ce moment là, ou vous avez été la toute première dame à avoir obtenu son agrégation en mathématiques. Une fois de retour en Tunisie, on suppose que vous avez été reçue en grande pompe ?
Oui, c'est-à-dire que tout le monde était content, en particulier dans ma famille, aussi bien maternelle que paternelle. Là, je me suis rendue compte alors combien le peuple tunisien aimait les études, vu que cette glorification des études était unanime… Mais j’ai été aussi reçue en grande pompe par les officiels : par le président Habib Bourguiba, par le ministre Mahmoud Messadi, par des organismes nationaux. Pourquoi ? Il se trouve que dans la population féminine et masculine de la Tunisie, la toute première personne qui a eu son agrégation en mathématiques était une fille, avant les garçons. J’étais donc la première mais il faut bien une première à tout ! Donc aussi, « l’Union Nationale des Femmes Tunisiennes », qui était très importante, a exploité cela, avec beaucoup de fracas. Et j’espère qu’on s’arrêtera un jour à faire autant de tapage, en grande partie pour un simple hasard chronologique... Et immédiatement, j’étais nommée par Messadi, qui m’avait donné un demi – service au secondaire et un demi-service au supérieur dans le but d’avoir une expérience pédagogique variée, selon lui. Aussi en 1961 – 62, j’ai enseigné dans mon ancien lycée de la rue du Pacha, et, simultanément, j’étais assistante à la faculté des sciences de Tunis, dans un local situé à la « place de la monnaie », ou j’ai enseigné à des étudiants parfois plus âgés que moi… A ce propos, pour les « curieux », ma date de naissance est : le 14 janvier 1939 ! Bref, c’était le bon vieux temps où on n’attendait pas des années pour être nommé dans la fonction publique, et où les postulants acceptaient de bon cœur ce qu’on leur proposait : je m’étais acquittée de cette tache du mieux que je pouvais.
Etait –ce l’ultime étape de votre parcours ?
Non, justement, quelque chose me manquait : je voulais absolument continuer mes études jusqu’au bout. Autrement dit, décrocher ma thèse et faire encore des maths. Effectivement, j’ai soutenu ma thèse de doctorat d’état en 1965, à Paris. Ce doctorat, était le tout premier parmi les femmes, et peut être bien parmi les hommes. J’étais après cela, directement nommée à la Faculté des Sciences de Tunis, au campus universitaire. Là où, j’ai enseigné jusqu’à la retraite, sans jamais le quitter, sans jamais cumuler un autre emploi… J’y ai formé des générations de mathématiciens, et certains, ont pris la relève.
Et pour finir, avez – vous des recommandations ou des conseils à donner aux étudiants d’aujourd’hui ?
Oui : en premier lieu, je recommande d’être sérieux, c’est – à dire de faire son métier d’étudiant du mieux que l’on peut. Il faut étudier dans les moindres détails les cours, et surtout consulter le plus d’ouvrages possibles se rapportant aux cours, car les cours ne suffisent pas. Loin de là ! Vive la lecture !… Bref, travailler le plus, c’est ce qui compte. Par suite, il faut impérativement éviter les grèves, sinon, bonjour ignorance ! Bonjour formation incomplète, parfois même formation inexistante, mais doublée de prétention … ! Bonjour, Ô étudiants, coquilles vides dans le meilleur des cas et bourrées de méchanceté dans d’autres, et que l’on espère très minoritaires… A quoi peut – on s’attendre de la part d’étudiants qui n’ont fait que des grèves durant leur scolarité ! Et qui n’ont jamais fait un raisonnement direct correct, une réciproque correcte, un raisonnement par l’absurde correct … etc ? Sont – ils dignes du qualificatif « étudiant » ? Plus tard, ces étudiants là non seulement, sont incapables de dépister les fautes, mais malheureusement sont capables de faire beaucoup de mal. Ainsi, un étudiant qui se fait exploser pour tuer 100 personnes, est une personne qui est, ni plus ni moins, 101 fois assassin. Que de méchanceté ! Les mathématiciens ont bien imaginé la croissance exponentielle, qui est une croissance vertigineuse, mais cette croissance est incapable de mesurer la méchanceté d’un tel acte ! Elle n’y arrive pas ! Par contre, un étudiant qui se fait éliminer, ou qui accepte d’être éliminé, pour sauver la vie de 100 personnes. – On peut imaginer par exemple, d’horribles accidents de mines où une personne se trouve coincée en travers dans un lieu horriblement étroit, au point d’empêcher, que l’on accède à 100 mineurs coincés derrière- Eh bien, c’est celui là que l’on salue et qui mérite le nom de martyr. Comme on l’a souvent dit, c’est l’intention qui compte. Aussi ne trichez pas ! Ne confondez pas les cas ! Et les vrais mathématiques ne permettent pas ces amalgames.
Avez – vous d’autres commentaires ?
Oui, bien sûr ! Ainsi, à propos de votre introduction et de la première question que vous m’avez posée, j’aurais deux remarques à faire : dans l’introduction, vous parlez de génie. Il ne s’agit pas de moi, bien sûr… Si je l’étais, j’aurais eu la médaille Field ou du moins, une médaille … dix fois moins importante. Non, j’ai seulement été sérieuse. J’ai tout le temps était sérieuse dans tout ce que j’ai entrepris. J’ai également aimé mon métier et après tout, c’est un bonheur que de faire le métier que l’on aime. Je garde un excellent souvenir d’étudiants brillants, ou simplement travailleurs, ou bons et un excellent souvenir de collègues avec qui j’ai travaillé, souvent d’ailleurs dans le cadre d’équipes féminines remarquables… Et j’espère avoir été une bonne enseignante. Quant à « ma réputation », elle est due en grande partie à une simple coïncidence dans le temps et à la chronologie des événements… la deuxième remarque est à propos, de la première question que vous m’avez posée où vous parliez de madame Mongia Mabrouk et de Mademoiselle Zoubeida Amira. Je salue votre amour pour vos aïeux, et j‘espère qu’un jour aussi, mes petits enfants comme vous, se rappelleront avec amour de moi… Effectivement, j’ai bien connu Mademoiselle Zoubeida Amira, c’était la directrice de mon lycée de la rue du Pacha. Quelle bonne directrice ! Et quel bon professeur ! Puisque parallèlement, elle enseignait aussi l’histoire arabe. J’adorais son cours… A mon ancienne directrice et professeure, à mon père, à ma mère à ma sœur ainée, aux défunts de ma famille paternelle et de ma famille maternelle, à Bourguiba, à Messadi, à Sghaier Ouled Ahmed… Je dirais à tous : je ne vous ai pas oubliés. Vous avez fait de moi ce que je suis aujourd’hui. Je ressens pour vous tant de gratitude. Paix à vos âmes ! (Certains se demandent peut – être : que fait le poète défunt Sghaier Ouled Ahmed dans cette liste de défunts ? Eh bien, c’est que j’adresse à sa mémoire, tous mes remerciements pour avoir exprimé, si simplement, dans un vers de sa poésie, ce que j’ai toujours ressenti : l’amour du pays. Son vers de poésie m’a aidé à surmonter les déboires de ces derniers temps…). Quant à moi, vivante jusqu’à ce jour, je me dis : « Hamdoullah » et je clamerai jusqu’à la dernière minute : A bas le terrorisme, à bas l’obscurantisme, à bas les amalgames, à bas la fourberie ! Vive le travail, vive la clarté, vive le travail, vive les mathématiques et, en tout premier lieu : Vive la Tunisie !