«Borj Erroumi», dernier long métrage du réalisateur Moncef Dhouib est en préparation. Cette œuvre, réalisée pour la sauvegarde de la mémoire collective et pour l’histoire, verra le jour au cinéma bien avant d’être déclinée en feuilleton. Ce film est un huis clos carcéral qui revient sur le vécu d’anciens militants et militantes des années 70 faisant partie intégrante d’une génération post-Indépendante qui a rêvé et qui l’a payé chèrement. «Borj Erroumi» est le récit au cinéma d’un rêve, celui d’une génération réprimée. Entretien avec Moncef Dhouib qui lève le voile sur les dessous d’un tournage, prévu en juin 2021.
Vous préparez un retour attendu au cinéma intitulé «Borj Erroumi». Une 2e version de cette fiction tirée de faits réels et historiques verra probablement le jour à la télévision. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce grand projet ?
En effet, «Borj Erroumi», c’est d’abord un long métrage tiré du livre d’Ezzedine Hazgui : un récit de prison. Ezzedine Hazgui est un ancien prisonnier de gauche, emprisonné dans les années 70 et qui a relaté, comme ses autres camarades de gauche, cette période. Comme Fathi Ben Haj Yahia a écrit «La gamelle et le couffin», «Cristal» de Gilbert Naccache et plein d’autres. J’ai eu un coup de cœur pour le livre d’Ezzedine Hazgui «Les lunettes de ma mère». Je l’ai trouvé très proche de moi : c’était la période où je vivais à Sfax et c’est quelque chose qui m’a interpellé. Une période riche en culture, en politique, en dissidents, et où la jeunesse de 68 se posait plein de questions, tout juste après l’Indépendance. Des interrogations fondamentales : allons-nous nous arrêter là ? Allons-nous adorer le «Zaim» et rester dans le culte de la personnalité ? Allons-nous vers une démocratie ? A-t-on acquis des valeurs universelles ? Un rêve autrefois, aussitôt «tué dans l’œuf» à travers une répression du parti unique et de son président. Autant de gens qui ont rêvé d’un avenir meilleur et de valeurs universelles, de justice, d’égalité se sont vu retirer ce rêve-là. Torture et persécutions ont lieu. Un tribunal a été formé spécialement pour réprimer toute cette jeunesse post-Indépendance. Certains ont enduré jusqu’à 10 ou 14 années de prison. Je pars de cette période d’incarcération à «Borj erroumi», qui est restée pour moi comme le symbole de la violence de l’Etat. Ezzedine Hazgui égrène dans son livre les 5 ou 6 ans passés derrière les barreaux. Un récit qui m’a interpellé et je tiens à en faire un huis clos avec des flash-back sur l’univers dans lequel ils ont évolué.
Votre film sera donc un huis clos carcéral ?
Au départ, il a été pensé ainsi. Mais il va falloir inclure et parler du drame vécu par leurs familles qui ont souffert : les visites avec le couffin, les déchirements, les va-et-vient, les informations échangées… Toute une ceinture féminine n’était pas négligeable : elle a vu le jour spontanément dans ce contexte là et le film ne pouvait pas l’ignorer. Donc, ça va être un huis clos carcéral et qui traite aussi de la ceinture de sûreté qui a eu autour.
Est-ce largement tiré de faits réels ?
Bien sûr. Ce sont des récits qui se recoupent. On ne sera pas dans le documentaire. Des personnages ressembleront à des individus qui ont réellement existé, à des modèles même, mais ce sont quand même des personnages de fiction.
Comment se sont passées la documentation et la recherche autour de cette période critique de l’histoire de la Tunisie ?
Il y a eu énormément de recherches. D’abord, parce que moi, j’étais en plein dedans : c’est même mon époque un peu. J’avais 18 ans. J’étais proche de ce mouvement et… qui n’était pas de gauche dans les années 70 ? Les ciné-clubs, le théâtre, la culture… Quand on dit «faits réels», les événements sont vérifiables et incontestables mais les personnages ont une teinte : ils sont réalistes. On ne peut ne pas penser à un Gilbert Naccache quand on découvre dans le film, en prison, un personnage qui s’appelle Serge, par exemple. Il y a des personnages qui renvoient à d’autres. On est tout de même parti dans la fiction parce qu’elle offre une liberté d’adaptation de faits.
Puisque vous l’avez vécue, quelle est votre perception personnelle de cette époque ?
C’est une époque magnifique. Exceptionnelle. C’est dix ans après l’Indépendance. L’expérience était coopérative : il y avait des questionnements, les interrogations d’une jeunesse en effervescence qui se cherchait, qui rêvait d’un monde juste, équitable, libre. C’est comme maintenant. Comme ce que vit la jeunesse actuelle post-révolutionnaire. Une jeunesse qui est dans la rue et qui scande : et maintenant qu’est-ce qu’on fait ? Dans l’époque du film, il y a eu un désenchantement : on est rapidement tombé dans le culte de la personnalité unique, du parti unique avec beaucoup plus de resserrement des libertés. Très loin des attentes de la jeunesse, qui s’attendait à bien plus : un multipartisme, plus de libertés, un président qui laisse sa place à un autre… Une génération qui rêvait de valeurs universelles qui sont prônées jusqu’à aujourd’hui. Beaucoup de similitudes sont à souligner entre passé et présent. Ce sont des valeurs héritées. C’est une jeunesse rêveuse qui a aspiré à un meilleur avenir pour son pays mais qui a été réprimée violemment. Les survivants de nos jours sont là : ils transmettent leurs récits de vie tel un enseignement pour la génération actuelle et savent ce que c’est qu’exprimer une idée, et se retrouver emprisonné pour vivre sous la pression, la censure politique, se sacrifier pour une lutte, pour une patrie, pour un pays et y mourir et y être enterré comme Gilbert Naccache récemment. Cette persévérance et ce combat sont indissociables de la jeunesse des années 70.
Vous portez un regard personnel bienveillant, positif sur cette génération et cette époque-là. Quel sera alors votre apport à votre œuvre qui traite tout de même d’une époque dure, difficile et violente ?
Mon idée c’est de mettre en valeur le «Rêve» sans jugement, sans parti pris, sans lancer un réquisitoire contre l’ancien régime. Mettre en scène des rêveurs qui précèdent les révolutions, qui bâtissent des idées, des valeurs pour lesquelles ils se battront. Je ré-esquisse cette génération rêveuse. Il y a eu toujours de par l’histoire du monde et des civilisations, des rêves qui précèdent et suivent un tournant historique précis. Je compare donc ces rêveurs, mes personnages à des explorateurs qui ont tenté et payé… parce que tout rêveur paye. Même Icare a payé dans la chute d’Icare. (rire) Des personnages habités par ces deux idées-là. Ces gens ont rêvé de leur pays en mieux et l’ont payé chèrement. Je juge ceux que j’ai connus personnellement étant de la 3e génération. De nos jours encore des jeunes payent un lourd tribut parce qu’ils ont rêvé. Un rêve qui agit comme du charbon ardent pour chaque jeunesse. Dans mon film, je ne traiterai pas de l’échec d’une jeunesse, mais de son rêve.
Un film que vous avez pensé également en feuilleton. Où en êtes-vous de sa version télévisuelle ?
De cette quantité énorme d’informations que j’ai pu avoir pendant la documentation et la recherche, le long métrage était devenu étroit pour tout relater de cette époque-là et de toutes ces expériences. Un format inspiré de Netflix : personnellement, je découvre et je trouve que c’est l’avenir du cinéma et des œuvres. Si on ne se projette pas, on est «hors circuit». Il faut être dans l’air du temps. Le format série de nos jours surpasse souvent le cinéma de loin. Une plateforme comme Netflix peut faire office de fenêtre sur le monde si votre œuvre s’y trouve. J’ai donc présenté un scénario de «Borj Erroumi» à la télévision nationale qui a été accepté à ma grande surprise. Mais notre chaîne est un ancien organisme doté d’une administration kafkaïenne et d’une lourdeur bureaucratique d’un autre temps et pourtant il y a des gens formidables là-bas, qui sont pétillants, qui travaillent dur, qui veulent aller de l’avant, qui sont enthousiastes, qui se donnent à fond. Je les ai connus personnellement et humainement, mais derrière eux, il y a une machine qui les tire vers l’arrière. Une machine qui ralentit le travail. D’autres difficultés risquent de se pointer probablement si le politique s’en mêle mais ce qui m’irrite le plus aussi ce sont les annonceurs. Nous sommes en effet cantonné dans ce mois sacré de Ramadan où on produit le plus de fictions : brick et feuilletons et donc de publicités d’aliments essentiellement. Ils s’emmêlent et c’est loufoque et glauque je trouve. Cette génération des années 70 est riche en enseignements : le contenu est très riche. Plusieurs annonceurs par exemple d’aliments ne s’intéresseront pas à un sujet historique aussi sérieux et n’y mettront pas de l’argent… Le financement aura du mal à avoir lieu. Le système est très lourd. La machine qui a le paquet les annonceurs de la bouffe qui ont aujourd’hui leur mot à dire sur ce qui doit se faire ou pas. Ils agissent comme des censeurs. Je ne nie pas la possibilité qu’il y ait des interventions pour dire que le feuilleton est de gauche ou autre… L’équipe du film a-t-elle toute la latitude pour mener ce projet à bout face à autant de difficultés ? On attend d’autant plus qu’on a finalement ajourné cette version pour l’année prochaine. Les annonceurs décident aussi de la passer pendant Ramadan et pas en dehors sauf si on a le financement nécessaire autonome pour parvenir à tout faire autrement ou quand la télévision tunisienne, ce bien public pourra avoir son propre financement et un quota sur la culture. Le film est une donnée de base. Il y a eu donc un développement en feuilleton parallèlement en 15 épisodes, s’il se fait dans de bonnes conditions, il verra le jour sinon, on aura toujours le film qui commencera à être tourné au mois de juin.
Autre point fort que le film met en valeur, c’est la lutte féminine qui est plus que jamais d’actualité. Comment cet axe-là a-t-il été traité ?
Les langues dernièrement se sont déliées. Mes lectures ont été très consistantes. Riches. Les gens commençaient à écrire auparavant déjà. Une libération de la parole est remarquée jusqu’à maintenant. Seulement, avant c’est plus les hommes qui prenaient la parole et qui étaient beaucoup plus visibles. Des militantes, il y en avait mais elles n’ont pas parlé suffisamment jusqu’à la parution de «Bnet Essyessa» dans lequel Zayneb Farhat a rassemblé les récits de plusieurs militantes qui ont gardé le silence pendant longtemps et elles avaient leurs raisons. Dans plusieurs lectures, un élément manquait : celui des femmes. Le mouvement de gauche avant était sexiste et misogyne, pourtant dans le discours il prônait la liberté de la femme mais dans la pratique c’était autre chose. Je comprends la déception de ces militantes qui se sont engagées elles-mêmes et qui avaient frontalement aussi bien le tortionnaire que le camarade et ça, ça fait mal. Quelques années plus tard, elles commencent à parler. J’ai donc inclus dans le récit du film ce qui manquait aux livres. Certains donc parlaient de leurs mères, de leurs amoureuses… il y avait cette dualité toujours mais les hommes ne parlaient pas assez de ces femmes qui portaient les couffins pendant des années chaque semaine en sillonnant la Tunisie juste pour amener la bouffe à leurs enfants. Des femmes ne partageaient pas forcément les mêmes opinions avec les détenus mais qui le faisaient : elles étaient face à leurs proches spontanément, leurs fils ou partenaires injustement détenus. On n’en parle pas assez… alors que c’est une ceinture essentielle qui a cassé l’isolement des prisonniers dans «Borj Erroumi». Elles faisaient discrètement entrer messages, coupures de journaux… Elles recevaient des informations de l’intérieur pour les faire distribuer dehors. Quand les prisonniers faisaient des grèves de la faim sans que personne ne s’en rende compte, elles en parlaient y compris aux journalistes libres. Elles ont brisé les murs et allégé les conditions de détention et c’est devenu une véritable force. Sans ces femmes, ces hommes militants seraient morts dans l’oubli. D’où la portée féministe du film parce que le mouvement féministe est né de là comme elles le disent dans le livre «Bnet Essyessa». L’essence même du combat féministe a vu le jour dans des conditions extrêmes face à des tortionnaires. Je me suis référé beaucoup à ces vécus, devenus des récits et que je connaissais avant leur parution. Des personnes courageuses que j’ai connues personnellement auparavant. Il faut faire attention à ce qu’elles ne soient pas oubliées dans le film comme dans les récits écrits.
Va-t-il y avoir une immersion carcérale filmée dans une véritable prison ?
Je suis en contact avec des directions de prison. Un travail de collaboration est en marche. L’institution carcérale de nos jours est consciente qu’il faut bouger. Des visites se font. Les JCC sont impliquées aussi. Des prisons sont neuves d’autres sont archaïques encore. Je peux juger l’institution de la télévision tunisienne mais pas l’institution carcérale. Quelques institutions carcérales admettent ces blessures du passé. Nous allons tourner dans une prison fermée pas dans une prison en fonction. Mais la documentation m’a été facilitée. L’accès aussi pour le repérage. Pour la mémoire, nous ferons en sorte en tant qu’artiste de montrer ce qu’est devenue la prison par rapport à ce qu’elle était. «Borj Erroumi» est un hôtel 5 étoiles actuellement. Ce n’est plus ce que c’était. On ne peut plus y tourner. L’esprit de ce système répressif par contre existe toujours dans l’inconscient. C’est comme une culture héritée qui revient. Il y a l’esprit dans le bâti ou dans la manière ou dans la qualité de service qui se ressent. Quand on lit les livres anciens, les deux conditions de détention sont incomparables. Personnellement, je dois savoir si je peux tourner dans un lieu précis ou pas. Le 9-Avril a été détruit aussi. La recherche se poursuit mais je dois dire qu’en ce qui concerne la documentation ou la recherche, j’ai toujours eu ce que je voulais sans entraves.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le casting de «Borj Erroumi» ?
Les acteurs sont toutes et tous nouveaux. La plupart viennent du théâtre, des ateliers, des écoles… Les prisonniers de l’époque avaient 22 ou 26 ans. Je me suis bien amusé à faire le casting. Même si le feuilleton est décalé, ils sont toujours là pour le film. Filmer une chambre à 16 prisonniers : on parle de ces 16 prisonniers. Nous répétons chaque semaine. Il y a la cheffe opérateur Lilia Sallemi, Saoussen Baba en assistante. Une grande place à la nouvelle génération est accordée. J’en suis fier. Lamine Nahdi fera partie du casting, Beyram Ben Kilani, Ali Jaziri. J’ai fait quelques clins d’œil à de véritables militants, comme son père Fadhel Jaziri.