L’initiative lancée par la troupe des "Vives Voix" en collaboration avec la librairie Milles feuilles à la Marsa, bat son plein et attire toujours autant les férues de la littérature. Après un premier rendez – vous réussi avec Sonia Chamkhi, place à Rabâa ben Achour-Abdelkéfi, universitaire et romancière de renom. Son intérêt pour ces rencontres, l’a grandement poussé à accepter volontiers, l’invitation « des Vives Voix ». Devant un parterre d’invités, elle revient sur ces deux écrits : son premier récit-témoignage « Borj Louzir » et son dernier roman « Gandhi avait raison », paru en 2016. Au fur à mesure, l’auteure s’est prêtée au « question – réponse » de la modératrice, Maryvonne Radix, également membre de la troupe organisatrice. Elle revient sur ses deux romans, sa passion pour l’écriture, ses influences littéraires et répond pour finir, à la fameuse question récurrente «Les femmes qui écrivent sont – elles dangereuses ? ».
Comment vous est venue l’idée d’écrire Borj Louzir ?
Ce n’est pas mon idée. Je n’avais jamais pensé écrire ce type de texte. J’écrivais des poèmes que je ne conservais même pas. Mes camarades de fac en ont quelques uns. C’est ma sœur aînée, Héla, la narratrice Aïcha dans Borj Louzir, qui m’a piégée. Nous étions très amies et complices, mais nous ne posions pas le même regard sur notre famille. La divergence de nos points de vue nous amusait. Elle m’a suggéré de composer un récit à deux mains sur les personnes qui ont marqué notre enfance. Mais elle était espiègle et je ne sais pas comment elle s’est arrangée pour que je devienne l’auteur unique de ce récit. Borj Louzir n’était au départ qu’un projet ludique, dont la lecture était destinée à la famille et rien qu’à elle. Il n’était pas question de le publier. Mais la disparition des dernières figures de la Zitouna et l’émergence des islamistes m’a poussé à apporter mon témoignage sur un monde que j’ai connu et que mes propres enfants ne peuvent même pas imaginer.
Comment es-tu entrée dans la vie d’Aïcha, votre sœur ainée et narratrice de Borj Louzir ?
C’est elle qui m’a ouvert la porte de sa propre vie. Elle vivait un moment historique exceptionnel ; l’indépendance de la Tunisie et l’émancipation des femmes. Elle était expansive et éprouvait une irrésistible envie de raconter là ses sœurs et à ses frères le monde qu’elle découvrait. Elle nous parlait de tout, de ses lectures, de ses amours, des films qu’elle aimait, de la musique en vogue à cette époque, elle nous lisait même son journal intime ! Je n’ai pas eu beaucoup de mal à faire son portrait. Mais, il y a sans doute une intimité profonde qui m’échappe et qui lui échappait peut-être.
Et concernant "Gandhi avait raison", votre dernier roman paru en 2016. Quelles sont les motivations qui vous ont poussé à écrire ce roman ?
D’abord l’envie de raconter et d’écrire. Puis, le désir de rendre un climat social, une ambiance qui s’est perdue. Je n’ai pas cherché pourtant à faire un travail de recherche historique, même si j’ai dû faire un vrai travail de documentation. Ce qui m’intéressait et m’intéresse, c’est de recréer une atmosphère, un laps de temps, la guerre mondiale en Tunisie et la révolte estudiantine en 1968. En Tunisie, ces deux moments particuliers, qui ont bouleversé les mœurs, n’ont pas transformé la société en profondeur. Nous autres soixante-huitards par exemple, avions cru que nous avions fait la révolution culturelle ; nous sommes bien obligés de reconnaître aujourd’hui que notre mouvement était circonscrit dans l’espace universitaire et qu’il était si fragile que la déferlante islamiste l’a pour ainsi dire effacé. Il reste quelques septuagénaires pour témoigner de ce qu’a été cette époque, je suis un des témoins de cette fascinante époque, je l’ai racontée.
L’objectif de ces rencontres, c’est de permettre à l’auteure – invitée d’évoquer ses influences littéraires, face à son public. Parlons – en !
Je ne pense pas avoir subi l’influence particulière d’une écrivaine ou d’un écrivain. Je lisais partout et tout le temps et suis bien incapable aujourd’hui d’établir un bilan, un classement, une hiérarchie entre les auteurs qui m’ont influencée. Ils m’ont influencée malgré moi, sans que je m’en rende compte. Ils ont alimenté mon imagination et ont modifié le regard que je portais sur ma société. Je peux cependant, affirmer que le personnage de Colette me fascinait. J’aimais sa capacité à transgresser les tabous moraux, sociaux et sexuels, à se libérer de ceux qui lui barraient le chemin, à exprimer sa quête de l’amour et sa sensualité. Colette s’est libérée par l’écriture et si elle a puisé dans l’expérience vécue et surtout dans son enfance, dans l’Yonne les ressources de son œuvre, l’écriture l’a reconstituée. Le dialogue avec soi qui fait le style épuré, moderne, sans fioritures de Colette, je l’ai retrouvé avec le même bonheur dans Alexis ou le traité du vain combat de Marguerite Yourcenar. Dans sa préface à ce petit roman, elle écrit : « Par sa discrétion même, [le] langage décanté m’a semblé convenir particulièrement à la lenteur pensive et scrupuleuse d’Alexis, à son patient effort pour se délivrer maille par maille, d’un geste qui dénoue plutôt qu’il ne rompt, du filet d’incertitudes et de contraintes dans lesquelles il se trouve engagé, dans sa pudeur où il entre du respect pour la sensualité elle-même, à son ferme propos de concilier sans bassesse l’esprit et la chair. » C’est dans ce style classique et dans la langue « dépouillée, presque abstraite » que Colette et Marguerite Yourcenar ont levé le silence imposé par l’éducation, la morale, la religion et les mœurs et les mensonges du langage. Ce style simple, narratif, parce qu’il bannit la brutalité du langage obscène qui cache souvent la banalité de la pensée et parce qu’il épouse les profondeurs et les fluctuations de l’être, m’a séduite et a, peut-être d’une certaine façon, orienté mon choix d’écriture. S’il m’est difficile d’évaluer véritablement l’influence des écrivaines françaises sur ma propre écriture, je peux dire, sans risquer de me tromper que leur entrée dans le milieu religieux auquel j’appartiens a modifié mes idées, ma sensibilité, ma perception du monde et des choses. La double culture est une richesse extraordinaire mais elle est douloureuse, elle déstabilise et dérange et c’est, à mon sens la raison pour laquelle elle est rejetée aujourd’hui avec autant de force.
Et pour finir, d’après vous, « les femmes qui écrivent sont-elles dangereuses ? »
Cette question amène nécessairement d’autres interrogations. Pour qui et pourquoi les écrivaines seraient-elles dangereuses ? Si l’on entend par danger, l’écart par rapport aux normes, leur subversion et la peur qu’il engendre, tout acte d’écriture féminine, parce qu’il se saisit d’une parole confisquée, est subversif. L’éducation des femmes reposait et repose encore, en Tunisie, sur la retenue, la pudeur et le respect de l’ordre établi. Leur rôle, dans la société, est de fonder une famille et de transmettre les valeurs dont elles sont elles-mêmes les héritières. Les femmes qui écrivent élèvent la voix, brisent tant le silence qui fonde leur éducation, que la chaîne de transmission qui perpétue la tradition et les valeurs de la société. La place qu’occupe la femme dans le discours islamiste, par exemple, révèle bien que c’est sur l’enfermement des femmes dans l’espace privé que repose la survie de la société traditionnelle. La conquête de la parole confisquée, dans une société patriarcale et traditionnaliste, est un acte subversif, c’est un acte de liberté qui permet aux femmes de se saisir de l’espace public, l’espace des hommes, et de pénétrer dans un monde qui leur était interdit, par exemple le monde de l’intime et du non-dit. Les femmes qui écrivent sont perçues comme dangereuses parce que leur entrée dans le monde masculin fait scandale. Ainsi plus que les textes qu’elles produisent, c’est leur comportement ou simplement leur ambition d’entrée dans le milieu des lettres qui est stigmatisée. Les femmes qui écrivent ne sont pas condamnées pour incapacité littéraire puisqu’elles ont donné leurs preuves, elles sont condamnées pour des raisons d’ordre social. Jean-Yves Mollier écrit à ce propos: « Concurrente déloyale pour les uns, bas-bleu pour les autres, la femme qui entend vivre de sa plume provoque des réactions caractéristiques d’un refus ou d’un rejet massif. » Toute écriture féminine n’est pourtant pas nécessairement subversive et dangereuse, et de nombreux textes de femmes sont conformistes et visent à maintenir la pérennité d’un ordre social. Ainsi ; si les femmes qui écrivent sont considérées comme dangereuse, c’est parce qu’elles se sont libérées par et pour l’écriture. L’acte d’écrire, c’est cet acte de liberté qui fait scandale et brise les tabous ; et si l’on craint l’écriture féminine, c’est moins pour ce qu’elle peut comporter de subversif, que parce qu’elle libère son auteur. Cette liberté acquise par l’écriture, je l’ai découverte dans l’œuvre de Colette et peut-être -je n’en suis pas sûre-, est-ce parce qu’enfant j’ai lu La Maison de Claudine que j’ai écrit un jour mes souvenirs d’enfance.