«Harga 2» s’inscrit en partie dans la continuité de ce qui a été montré l’année dernière, mais cette suite rime surtout avec «changements » et «bouleversements». Dans cet entretien, Lassâad Oueslati met en lumière les dessous de ce deuxième succès consécutif sur le petit écran.
La 2e saison de «Harga» est-elle une continuité ou un changement ?
C’est à 100% un changement. Je pense que c’est un challenge avant tout, celui de faire oublier la 1ère saison et d’entamer de nouvelles histoires, de nouveaux cycles.
«L’autre rive», l’intitulé de cette 2e partie fait donc référence à un changement qui va de pair avec l’émergence de nouveaux axes et le développement d’autres. Pouvez-vous nous les rappeler ?
«Harga 2» a été pensé depuis le début ou depuis l’achèvement de la première partie. «L’autre rive» devait être raconté afin de mettre en lumière l’après-«Harga», l’après-traversée de la mer et l’arrivée en Italie. L’avenir des survivants, et des échappés du «Centro». Leur vécu et leur réalité en tant que voyageurs clandestins, et les suites de divers parcours.
Quelles étaient les conditions du tournage ? Y a-t-il eu d’autres challenges et d’autres difficultés à contourner pendant la 2e saison ?
Pendant la 1re saison, il y a eu interruption de tournage à un moment, et sa reprise était bénéfique finalement. On a eu l’autorisation d’entamer le tournage de la 2e saison à 4 mois de Ramadan. La difficulté était donc d’ampleur. Le projet de la 2e partie était beaucoup plus difficile à concrétiser : rien qu’en déplaçant toute une équipe à Palerme, les problèmes de paperasses en particulier avec l’Italie, la logistique qui va avec, la gestion de l’argent, les coûts élevés… D’autant plus que j’ai insisté pour qu’on filme en Italie parce que quelques décors n’allaient pas en Tunisie. Et pour donner de l’impact à la série et de la véracité, il fallait tourner en Italie. L’écriture était autre aussi, totalement différente de la première saison.
Les prisons, le tribunal, la décharge, les rues… Autant de décors qui existent dans les deux rives de la Méditerranée, en Italie et en Tunisie. Comment s’est fait le choix de ces lieux particuliers ?
Les décors dans l’autre rive, en Italie étaient clairs et pensés d’emblée. L’extérieur et les espaces sont étroitement liés aux vécus des personnages. Ceux de la première saison ont eu leurs espaces respectifs. Pareil pour la 2e saison, qui raconte des personnages présents dans des espaces ouverts. En Tunisie, le personnage de «Naama» est central. J’ai été inspiré par le sujet des «Barbécha» et il fallait l’intégrer dans l’histoire en situant «Naama» dans la décharge de «Borj Chekir». L’urgence de raconter la vie dans le «Msabb», cet endroit si particulier, si dur, s’est directement posée. Il fallait également raconter la prison, qui accueillait de nombreux migrants et voyageurs clandestins retenus dans des conditions atroces. Dans quelques fermes en Italie, des horreurs s’y passent. Il fallait aussi reconstituer la vie dans une ferme, lieu où sont détenues de jeunes femmes clandestines et pas que des femmes : des enfants, des jeunes migrants et des gens de tout bord …
Comment s’est passé le tournage dans cette immense décharge, celle de «Borj Chekir» ?
C’est important de remercier le ministère de l’Environnement, qui nous a donné son accord afin d’effectuer le tournage sur place. Un lieu fermé et gardé, y compris par ses «Barbécha», ses employés. Des gens discrets, qui travaillent dans cette décharge, mais qui restent méfiants. L’odeur était asphyxiante à notre arrivée. On aurait pu le reconstituer ailleurs, pour le bien de l’équipe. Tout ce qu’on a pu voir était vrai et je tenais à filmer ces conditions sans artifices. On s’y est adapté pendant presque une semaine malgré les conditions très dures. Des conditions qui ont fini par nous atteindre : on ne pouvait filmer et faire le nécessaire, sans filmer toutes ces personnes, instruites, d’un certain niveau, qui fouillent tout au long de la journée dans ce «Msabb». Des personnes discrètes, souriantes, de bonne humeur souvent, mais pudiques. Elles vivent en collectivité et en symbiose ensemble. C’est un exemple du vivre-ensemble et de solidarité.
Le tournage en Italie a-t-il été à la portée ?
Un tournage préparé d’avance. Avec des repérages déjà faits, et le soutien de Hedi Krysène. Ce que je retiens c’est la solidarité des Italiens et des Tunisiens résidents là-bas et qui connaissaient déjà la série. Je salue aussi la solidarité et le soutien de l’ambassadeur de Tunisie en Italie, Moez Sinaoui. L’obtention du visa était impossible sans le soutien de la télévision tunisienne et l’intervention de l’ambassade et de Faouzi Mrabet. Malek Ben Saâd, le personnage principal des événements écrits à Palerme a eu beaucoup de mal à avoir le visa. S’il ne partait pas, c’était problématique. On a retardé d’une semaine le départ, et au final, il l’a eu à la dernière minute. C’était serré. Pendant le tournage et grâce à l’équipe soudée, on a pu filmer dans des endroits exceptionnels, comme en prison ou dans des lieux en plein air avec le drone. On nous a sous-estimés au départ, et on a dû montrer aux Italiens un sens du professionnalisme exemplaire et un niveau de travail respectable. C’est le plus important.
Il y a une phrase qui a été dite pendant la série « Les Tunisiens ont mauvaise réputation en Italie ». Est-ce que c’est vrai?
Pas que les Tunisiens et pas tout le monde. C’est un regard forcément rabaissant lancé à l’encontre des voyageurs clandestins. Leur nombre a beaucoup augmenté ces dernières années. Leur présence est devenue encombrante pour les autorités italiennes. «Harga» valorise l’image du voyageur tunisien et africain. L’intrigue autour du parcours de «Fares», incarné par Malek Ben Saâd est révélatrice : lui avoir tendu un piège et l’avoir taxé de terroriste est une manière, parmi d’autres, d’enlaidir la situation des migrants. Beaucoup profitent des voyageurs clandestins : ces derniers subissent énormément d’injustices. Les sans-papiers souffrent, encaissent et subissent faute d’alternatives.
Pouvez-vous nous en dire plus sur l’écriture nouvelle qui caractérise cette 2e saison ?
Il fallait modifier l’écriture dans un élan de changement : avec Imed Eddine Hakim, on inventait des intrigues, qu’on montrait directement au départ, et qu’on racontait après, à l’envers, plus longuement sur de nombreux épisodes. Une manière d’expliquer aux spectateurs comment tel ou tel personnage a pu se retrouver dans une situation délicate et complexe comme celle que vit «Naama» dans l’interrogatoire. Une manière de retenir l’attention du spectateur. Le parallèle caractérise aussi l’écriture de la 2e saison : Il y a le parcours de «Kayla» en Tunisie et celui de «Fares» en Italie. Les deux évoluent en même temps, les deux subissent rejets et difficultés insurmontables dans les deux pays et dans les deux cas, il y a beaucoup de similitudes. On a raconté les parcours de «Lamine» et «Naama», dans les deux rives. Toute la série repose sur des croisements inattendus entre personnages venus de toutes parts, et plus on avance dans le temps plus les croisements se font.
La 2e saison a connu un changement important au niveau des personnages, et elle a connu de nouvelles recrues…
Quand on a ouvert de nouveaux axes, les décors de «Naama», ont par exemple changé et on a fait appel à des personnages nouveaux, comme celui de «Zina», interprété par Mouna Nourredine. «Lamine», pour Ahmed Hafiane, «Chadia» pour Nadia Boussetta, «Saber» pour Hedi Krysène. Sans oublier Fathi Akkari, Oumayma Maherzi, Amina Bdiri… Une pléiade de personnages qui ont été écrits afin d’évoquer de nouvelles problématiques liées à la migration clandestine, comme les travailleurs du sexe, le mariage de la Tunisienne avec un étranger. Il ne faut pas oublier que beaucoup de migrants traversent la mer, galèrent pour gagner leur vie, et ces mêmes migrants font nourrir leurs familles en Tunisie. Ils parviennent à le faire à distance en envoyant de l’argent au bled : ces derniers ne construisent rien pour eux-mêmes et vivent uniquement pour nourrir leurs familles à distance. C’est comme s’ils se sacrifiaient.
Tes personnages sont diversifiés et très inclusifs…
Comme les personnages à déficience mentale, souffrant de bégaiement ou de maladies auto-immunes. Il faut couper avec la 1ère saison et toutes ces vies filmées se croisent dans un seul aspect : celui de la souffrance liée à cette volonté de partir. Tout est subtilement traité dans le but de mettre en lumière ces existences et ces profils et de les voir autrement, avec un regard autre, si on les croise dans la vraie vie. Koussai Allegui, a été repéré par Rahma Jalel, la responsable du casting. Je l’ai apprécié et choisi bien avant de le voir. J’ai cru en lui. Lui et Malek Ben Saâd sont des jeunes très prometteurs, disciplinés, doués. Les avoir dirigés était exceptionnel. Le handicap du bégaiement chez Koussai a été puisé en s’inspirant de son frère dans la vraie vie. Un très bon avenir attend ces jeunes talents. Malek Ben Saâd a des réflexes et un savoir-faire que de grands acteurs n’ont pas. Une carrière florissante à l’étranger l’attend à mes côtés. (rire)
Des comédiens et grands artistes de théâtre, comme Fathi Akkari, Riadh Hamdi, Mhadheb Rmili participent-ils à l’élaboration du scénario ?
Non. La puissance des dialogues, on la doit à Imed Eddine Hakim, le scénariste. Mais avec des noms aussi connus, il y a des discussions, des échanges autour du texte, de certaines techniques. Pour Riadh Hamdi, le travail s’est fait davantage au niveau de l’accent. Je donne une marge à la modification des dialogues à temps et j’évite l’improvisation. Il y a une touche de Mhadheb Remili dans son monologue au tribunal aussi. Akkari a ajouté du sien. Il y a une toute légère intervention de la part des acteurs dans les dialogues, mais qui reste subtile et minime.
Les Arjoun, Nour et Selim tiennent les ficelles de la musique de cette 2e partie. Pourquoi ce choix ?
Selim, je le suivais depuis longtemps. Le changement devait se faire au niveau de la musique aussi. Pour cette 2e saison, j’ai pensé à lui. C’était évident. Quand j’ai écouté son répertoire, il correspondait à la saison. Il est dynamique, très productif. Il avait déjà «Trab», la chanson du générique, sortie bien avant «Harga 2». Sa musique a donné une portée autre à la saison. C’était une découverte. Je suis reconnaissant. Le Soundtrack de «Harga 2» est disponible sur I-Tunes.
Par quoi se caractérise «votre travail en équipe» ?
Notre équipe a entamé un travail sur de bonnes bases en manipulant un «Mood Board», par exemple, qui est un montage de différents éléments graphiques qui compile toutes les sources d’inspiration d’une personne, qui peaufine les idées créatrices et les éclairent : palette de couleurs et inspirations liées aux personnages, aux lieux, aux costumes… tout passe au crible par moi-même, en équipe et dans le détail près. Tout se fait à l’avance. Je salue au passage Rabii Masseoudi, Randa Khedher, Ahmed Ben Kridis, Nahla Smati, etc : nous nous connaissons assez, fort heureusement, pour savoir comment travailler en collectivité et ce que nous voulons transmettre et réaliser. Je suis reconnaissant au producteur Ridha Slama pour son implication, et sans qui, ce tournage n’aurait pu se passer dans de telles conditions.
Avez-vous des anecdotes drôles à nous raconter ?
On nous a retenus en Italie. On ne pouvait pas rentrer avant les transferts de sommes d’argent. Et on a dû improviser sur des lieux publics pour filmer, toujours à Palerme. On se présentait comme étant des étudiants désireux de réaliser un film de fin d’études et on nous croyait. Dans la décharge, le défi c’était de ne pas filmer les gens qui travaillaient là-bas et qui étaient très nombreux.
«Harga 2» en chiffres ?
140 comédiens, plus de 25 personnages principaux, 78 jours de tournage, 70 lieux : décors et sous-décors. Deux pays. Sans compter le désert, la mer, le Sud, la capitale, les régions côtières. Plus de 80 personnes dans l’équipe technique. On a dû s’adapter à une coupure de tournage liée à une infection à la Covid et à une fatigue extrême.
Vos projets à venir ?
J’entame un tournage conséquent à l’étranger sur une très bonne période. Les années prochaines, je compte travailler davantage sous d’autres cieux. Une occasion de prendre de la distance par rapport à la production ramadanesque de feuilletons en Tunisie.
Que pensez-vous de l’émergence des plateformes de visionnage en ligne ?
A encourager. Evidemment. Le piratage doit être banni. Et on aimerait voir des plateformes qui produisent leurs créations et qui ne fonctionneront pas uniquement comme étant une vitrine ou un support. Les plateformes sont une alternative à un changement dans le paysage audiovisuel et qui doit se faire à la racine.
Aperçu enfant, dans des courts-métrages de Lotfi Achour et de Moufida Fedhila, élève studieux et passionné du ballon rond, Ahmed Berhouma, 16 ans, voue une passion inégalée pour le théâtre et pour le cinéma. A l’affiche actuellement de « Ghodwa », le premier film réalisé par Dhafer el Abidine, le jeune acteur fait ses preuves dans un rôle tout aussi important que celui du père tourmenté et fragile, incarné aussi par Dhafer. Rencontre avec un jeune talent.
Le grand public vous a connu depuis un mois dans le premier long-métrage « Ghodwa » de Dhafer El Abidine, lui-même acteur. Vous incarnez son fils à l’écran. Vous êtes tous les deux en tête d’affiche et vous formez un tandem solide père / fils, résistant face aux épreuves. Mais qui est Ahmed Berhouma ?
J’ai 16 ans, élève dans un lycée, en 2e année, grand passionné de Théâtre depuis tout petit et amoureux du 7e art. A 8 ans, j’ai fait mes premiers pas dans le film court « Père » de Lotfi Achour, ensuite dans « Aya » de Moufida Fedhila, à 10 ans. J’ai entamé une formation en théâtre avec Mme Fatma Felhi à El Teatro, depuis l’âge de 12 ans. La passion a commencé à s’entretenir concrètement depuis. J’ai fait quelques publicités aussi et je suis chanceux d’avoir été retenu pour jouer dans « Ghodwa » avec et aux côtés de Dhafer El Abidine. Les retours sont excellents. Le film passe actuellement un peu partout : Il a été présenté au Cairo International film Festival, au Red Sea, en France, et en Tunisie. Les encouragements me stimulent et me font plaisir ! « Ghodwa » cartonne, mon personnage a plu et c’est l’essentiel.
Comment avez-vous été repéré ?
Le directeur du casting, Houssem Slouli, m’avait connu sur le tournage de « Aya » auparavant et m’a appelé pour le casting de « Ghodwa » sans me dire que le réalisateur était Dhafer El Abidine. Je l’avais découvert sur place pendant le casting. On s’est vu à plusieurs reprises : il y a eu de la concurrence pendant le casting. L’esprit de compétition régnait. Maintenant, ce qui m’importe, c’est d’avoir bien joué le rôle. Le tournage a eu lieu pendant un mois à Lafayette-Tunis, sans compter la période des répétitions. C’est là aussi où j’ai connu ma camarade de classe à l’écran, avec qui j’ai répété et tourné.
Cela vous a-t-il intimidé ou fait peur de jouer aux côtés de Dhafer El Abidine ?
Beaucoup ! Évidemment. Le challenge était énorme, de taille. C’est ma première fois dans un long : tout ce que j’avais fait auparavant, c’était des courts. J’ai su aussi au fur et à mesure que Dhafer allait jouer (rire). L’engagement s’était amplifié.
En quoi votre expérience dans « Ghodwa » était–t-elle différente de ce que vous avez déjà accompli ?
Tout ! Rôle principal, relation père/fils tumultueuse, premier long… Dans ce film, c’est l’enfant qui prend soin de son père. La relation est loin d’être clémente, ou calme : ce sont des hauts et des bas avec des scènes plus intenses que d’autres, et dans lesquelles l’émotionnel primait. Le jeu sincère et juste est essentiel. Ne surtout pas être dans la sophistication. Un savoir qui n’est pas aisé et facile à maîtriser. Pour rappel, le film passe actuellement dans les salles et le public pourra le voir pendant le Ramadan.
Avec les médias et face au public, n’avez-vous pas eu peur, en tant qu’acteur jeune en tête d’affiche, de vous faire éclipser par la présence de Dhafer El Abidine ?
Quand on me retient pour jouer à côté d’une star mondiale comme Dhafer El Abidine, je ne peux pas m’attendre à être beaucoup plus visible que je ne l’ai été depuis la sortie du film : je viens de débuter dans le domaine. On ne me connaît pas assez. L’important, pour moi, était qu’on apprécie mon rôle, mon personnage, mon jeu. Le public a tout juste commencé à me reconnaître. Son accueil était extraordinaire, surtout en Egypte et en Arabie saoudite. En Tunisie, les avis étaient plus critiques et l’accueil était plaisant dans les régions. On m’a beaucoup soutenu pendant le tournage : bien encadré. J’ai été bien chaperonné en particulier par Najla Ben Abdallah que je remercie beaucoup, sans oublier Bahri Rahali, les autres acteurs, ainsi que toute l’équipe.
Pour vous, entre faire du cinéma et du théâtre, y a-t-il une différence ?
Dans le théâtre, on est entièrement face au public. Il y a une maîtrise de soi plus importante à acquérir et il faut être davantage présent. Dans le cinéma, on est vu sur grand écran, après des journées de répétitions, d’essais ratés ou réussis… C’est plus à la portée. Je tiens à remercier Mme Fatma Felhi pour tout ce qu’elle fait pour nous dans ses cours de théâtre. Je ne reste pas fermé à la télévision. C’est même très tentant. J’ai eu une proposition de film en Egypte. Ce domaine est prenant, mais la priorité est aux études.
Quelles sont vos références parmi les acteurs mondiaux et tunisiens ?
Dans le cinéma mondial, Leonardo Dicaprio et Brad Pitt. En Tunisie, c’est Fethi Haddaoui et Kamel Touati.
L’immersion s’est faite chez lui : une adresse à l’abri des regards, de l’extérieur ordinaire, mais qui fait office d’atelier, galerie et lieu de création pour Mehdi Benedetto, artiste spécialiste en mosaïque et sculpteur. C’est ici même qu’il accueille toutes celles et ceux désireux de découvrir son art.
Nous traversons un verger pour accéder dans l’antre de l’artiste, décoré par de nombreux objets conservés, comme des huîtres, des pierres semi-précieuses, des souvenirs divers, dénichés lors de ses sorties en mer ou dans la montagne. Quelques créations sont conçues à la main. Il faut savoir qu’ailleurs de chez lui, l’unique thébaïde de l’artiste reste la nature.
Les artisans sur place, maniant la pierre, construisent des œuvres et font des reproductions d’œuvres connues. Des vasques imposantes faites avec de la pierre très spéciales sont exposées. Des œuvres conçues grâce à des techniques mélangées rendent le résultat final très fin. Le marbre reste très présent et visible dans toutes les créations de Mehdi Alexandre Benedetto : des œuvres à l’allure imposante, très attractives : tables, vasques, miroirs, poutres, qui trouveront probablement leur place dans des constructions somptueuses. Son salon est couvert d’œuvres exposées, dont une qui vient de voir le jour après 8 mois de travail acharné et de concentration: la pièce contient 16.000 pierres minuscules. Mehdi Benedetto est une valeur sûre à l’étranger : souvent, il a été désigné pour décorer les vitrines d’Hermès et a livré à cette marque mondiale de maroquinerie, de prêt à porter, de parfums, de mode et de joallerie de nombreuses commandes, en travaillant en étroite collaboration avec feu Leila Menchari, décoratrice d’Hermès, et ce, depuis plus d’une dizaine d’années.
La conception de ses créations, suggérant socles et consoles, entre autres, les rend puissantes et uniques. Benedetto profite de ses évasions et de ses moments de communion avec la nature, dans les sites forestiers, montagneux ou sous-marins, pour y puiser la matière nécessaire à son inspiration et à son travail distingué. Il a longtemps baigné dans diverses cultures, issues de ses origines et influencées par ses voyages. Initié à la sculpture depuis son plus jeune âge, il entretiendra sa fascination pour la pierre très tôt. Il a été diplômé de l’Ecole d’art et de décoration de Tunis, et c’est en enchaînant les expériences qu’il nourrira son savoir-faire. Il accumulera, ensuite, les petits projets personnels : sa participation en tant que décorateur sur des plateaux de tournage de cinéma et au théâtre l’enrichira… Début des années 2000, il se fera un nom en faisant partie des trois meilleurs artistes artisans tunisiens. Il écumera les expositions personnelles et collectives en Tunisie et en Europe : la galerie Sema, Viaduc des Arts à Paris, la fondation Luciano Benetton, Hermès le connaîtront… Benedetto a également participé dans l’exposition collective « Turbulence » et dans l’édition d’un prestigieux concours d’art contemporain le « GemlucArt ». Passionnés d’arts ou collectionneurs peuvent se rendre à son atelier situé à Gammarth supérieur pour découvrir son univers.
«Leur Algérie» est un film documentaire, à la fois intimiste et collectif. Lina Soualem, sa réalisatrice, y raconte l’histoire d’un déracinement en puisant dans celle de ses grands-parents. Edifiant et émouvant, le film se situe dans le temps et est actuellement dans les salles en Tunisie après une sortie en France, en Algérie, et prochainement en Belgique. Entretien.
«Leur Algérie» est le titre révélateur de votre film. A qui s’adresse-il ?
Je n’ai pas vraiment pensé «à qui s’adresser». Puisque c’est une histoire invisibilisée, je pensais au contexte dans lequel je vivais, c’est-à-dire en France. J’ai pris en compte le fait que ce n’est pas juste une histoire intime mais qu’elle soit surtout collective. Ce n’est pas que l’histoire singulière des Algériens, c’est aussi celle des déracinés, des exilés. Je sentais que le film pouvait toucher au-delà du contexte franco-algérien. Le film avait une portée plus large, bien en dehors de ce contexte.
A quel moment avez-vous pris la décision de faire de cette histoire un film ?
Au moment où j’ai appris que mes grands-parents se séparaient. J’avais envie de filmer ma grand-mère, simplement, sans être dans l’urgence d’en faire un film ou de raconter. Au moment de la séparation, j’ai pris conscience du silence qui existait autour de sa vie partagée avec mon grand-père et j’avais cette crainte de les perdre tous les deux sans qu’ils puissent me transmettre leur mémoire.
C’est à la fois une histoire familiale, qui raconte celle de deux pays et d’une époque. Est-ce que ce film a émané d’un besoin personnel de raconter l’histoire de vos grands-parents et aviez-vous d’emblée conscience de sa portée universelle ?
Cette portée, je la voyais dès le départ. Même si je passais par l’histoire singulière de mes grands-parents qui se séparent après 72 ans de mariage, on se dit que c’est rare et original. Mais, en même temps, leur parcours racontait celui de nombreux immigrés algériens, nord-africains et de déracinés. Pour moi c’était important de transmettre leur histoire puisqu’ils font partie de cette génération qui ne sait pas raconter, à qui on n’a pas tendu le micro, qu’on voit quotidiennement mais qu’on n’écoute pas et qu’on stigmatise. J’ai donc imbriqué l’intime et le collectif, l’intime et le politique. J’ai été consciente du fait qu’il y a de nombreuses personnes de ma génération qui travaillaient sur ce sujet-là, des écrivaines, réalisatrices et autres que je côtoyais… Je sentais que ce n’était pas que mon histoire et je tenais à ajouter un côté individuel pour enrichir ce collectif qui se construit différemment.
Comment vos grands-parents ont réagi quand vous leur avez proposé l’idée de réaliser un film ?
Je ne leur ai rien proposé. (rires) Tout s’est passé d’une manière très naturelle, spontanée. Ma grand-mère me disait que tant que je passais du temps avec elle, il n’y avait pas de soucis à ce que je la filme. Mon grand-père n’était pas du tout dans le rejet de la caméra. Il ne faisait pas réellement attention. Petit à petit, à force d’insister et de lui expliquer, il m’écoutait mais ne répondait pas. Par moments, il évoquait des souvenirs, des anecdotes, des bribes d’histoires. Il fallait être dans son rythme et prendre le temps de l’observer, de l’écouter, de lui laisser le temps pour que la mémoire se réactive.
Comment avez-vous puisé dans vos sources ? Vos archives étaient-elles à la portée ?
Pour les images d’archives des années 90, c’est mon père qui les avait. Toutes les photos que j’ai, c’était des prises ou des photos d’identité que mes grands-parents avaient gardées. Mon grand-père faisait inconsciemment un travail d’archivage et mon père conservait ses traces de mémoire. Ce que j’ai dû chercher, ce sont les traces d’archives historiques que j’ai trouvées en France. Comme c’était les militaires qui filmaient à l’époque, les images étaient récupérées par «Gaumont actualité» ou autres : c’était des reportages de propagande sur les bienfaits de la colonisation. D’ailleurs, quand on prend les mêmes images et qu’on enlève la voix off et le montage, on voit une réalité autre. L’armée française avait donc la possibilité d’accéder à beaucoup d’archives, pas faciles d’accès et chers à utiliser.
Peut-on dire que votre film a une portée anthropologique ?
Je ne sais pas. (rire). Chacun a son interprétation ! Selon les grilles de lecture, les gens voient plusieurs choses : on me disait qu’il fallait prendre un angle et que j’avais beaucoup de matières, trop de sujets. J’ai essayé de faire des liens entre l’histoire d’un couple, d’une transmission, d’un exil et d’un aspect de la vie ouvrière en France. (La mémoire ouvrière n’est pas mise en avant). Ça peut être aussi l’histoire de l’émancipation d’une femme qui décide de vivre la fin de sa vie toute seule. C’est important que chacun puisse s’identifier dans ce film différemment. Pour moi, il est important de donner de la complexité à ces parcours de vie parce que ce sont des gens stigmatisés : on parle, par exemple, des exilés comme d’une masse homogène. C’est une manière de lutter contre la stigmatisation.
«Leur Algérie» est bien l’histoire d’un déracinement ?
Un déracinement à plusieurs niveaux : l’arrachement à la terre, aux parents (mes grands-parents se sont mariés très tôt), et l’arrachement des enfants à la mère et au père, très tôt aussi. Ce passage brutal à l’âge adulte est aussi un déracinement. Quand je vois les photos de ma grand-mère à 17 ans, elle ne les fait pas. Elle avait ce truc enfantin qu’elle a gardé en elle. Ce qui fait sa force c’est cette insouciance qu’elle a su garder. Pour mon grand-père, il y a une forme de dépossession, de manque de mémoire, dans le pays dans lequel il a vécu plus de temps, c’est-à-dire en France. Je tenais à capturer leur mémoire à tous les deux pour laisser une trace de ces vies.
Comment «Leur Algérie» se situe-il par rapport à l’actualité?
J’ai commencé à filmer en 2017. Il sort en plein débat, trois années après. Le film est au cœur de la volonté apparente du gouvernement de discuter d’enjeux mémoriels, et à la fois, il est au cœur de toute la xénophobie, de la campagne présidentielle, etc. On se dit donc que c’est bien, parce que les gens peuvent s’y intéresser plus, mais c’est dommage à la fois parce que ça entre dans les discours binaires et stigmatisés. Mais c’est important qu’on puisse raconter notre histoire, qu’on puisse la faire exister. Beaucoup ont si bien reçu le film. De nos jours, dans des débats publics, des retours en arrière et des remises en question des impacts de la colonisation se font souvent, mais ce n’est pas ainsi qu’on pourra avancer. Quand j’étais en Algérie pour la sortie du film, il y avait quelques tensions entre la France et l’Algérie : le public algérien était attentif et très ému. L’histoire de «Leur Algérie» est très commune. Il y a eu toute une réflexion collective, une extériorisation d’émotions enfouies, et le départ de ma grand-mère en Algérie, après 15 ans d’absence a recréé des liens. On a écouté différentes expériences de départs et de retours, difficiles, éprouvantes. On est parti aussi à la rencontre de lycéens qui vivaient en Algérie : ils ont réalisé un court-métrage qui s’appelle «Nost-Algéria» : ces jeunes vivent en Algérie, et ont fait un court-métrage sur une Algérie quittée : ils avaient cette nostalgie de partir alors qu’ils sont toujours là-bas. Cette peur de la perte de la terre est commune à tous les pays ayant vécu la colonisation et l’oppression. C’est une peur qui se transmet de génération en génération, génératrice de nostalgie très forte, dans une réalité très dure politiquement.
«Black & White Circus», le dernier spectacle de Nawel Skandrani, fusionne diverses disciplines artistiques sur scène afin d’exprimer les travers d’une époque actuelle vacillante. L’artiste au propos engagé et assumé nous en dit plus sur cette dernière création universelle.
Vous avez titré votre dernier spectacle «Black & White Circus». Un titre qui n’évoque pas forcément la danse. D’où a émergé ce titre ?
Je ne me rappelle pas (rire). L’idée du spectacle a émergé en 2016. Je l’avais pensé comme un solo. Du solo, c’est passé au résultat final. Le solo d’une circassienne noire, initialement interprétée par Malek Zouaidi. Il fallait parler de ce monde que les gens ont envie de voir en noir ou en blanc. La vision d’un monde catégorisé, sectaire, divisé. Du noir et du blanc, on arrive à la couleur introduite dans le spectacle, petit à petit, d’où le titre.
Vous avez opté pour une forme pluridisciplinaire. Est-ce que c’est une manière pour vous d’explorer une nouvelle piste en déclarant l’abolition des frontières dans les arts scéniques ?
Ce n’est pas nouveau pour moi. J’ai commencé à travailler sur des formes multidisciplinaires depuis une vingtaine d’années déjà. J’ai toujours aimé mélanger les arts, et ce, de plus en plus dans mes spectacles. Tout cela s’est ressenti et s’est développé au fil du temps et du travail : du mapping, aux visuels, aux vidéos, en passant par le théâtre, le texte. Il y a même eu de la musique live, comme Jawhar Basti dans «Re-existence». Pour revenir à votre propos, je ne sais pas si ça a été décidé de faire «une déclaration» frontalement. Oui, je n’aime pas les frontières, oui, j’ai combattu les chapelles et les frontières de tout ordre : de races, de religions et autres… Je n’ai jamais aussi compris les batailles entre les styles. Emettre autant de limites entre les genres ou les styles relève de l’ignorance, de la peur de l’inconnu. Je suis une conteuse, j’aime raconter des histoires en faisant appel à d’autres formes artistiques. Je viens du ballet classique qui rappelle des histoires.
En parlant de contes et d’histoires, le fil conducteur dans «Black & White Circus», c’est bien «Antar et Abla». Pourquoi cette référence ?
Ce n’est pas un fil conducteur. «Antar & Abla» est un prétexte. Le fil conducteur pour moi, c’est de parler de l’intolérance envers les minorités : ici, j’ai choisi de parler des Noirs et de la communauté LGBTQI++, mais aussi d’évoquer, par extension, les saltimbanques, ou les troubadours que nous sommes, nous les artistes. Des minorités aussi mises de côté. Des communautés d’artistes toujours autant confrontées aux problèmes de la langue, de la race, du genre, de la nationalité, de la religion, de la couleur de la peau… «Antar & Abla» est un prétexte pour pouvoir parler, à travers cette histoire, des problèmes liés aux minorités. Une histoire vieille de 14 siècles et toujours d’actualité. Pour d’autres raisons de nos jours, ces différends persistent pour des raisons ethniques, religieuses, politiques… Le choix du métier d’artiste est encore considéré comme un signe de «tare sociale», encore de nos jours. Et je fais partie de cette minorité d’artistes-danseurs.
Il y a un hommage au cinéma muet également…
Tout à fait. Quand j’ai fait appel à Ghalia La Croix pour faire ce film «de commande», on a évoqué énormément de classiques de cinéma, y compris muet. Ça donne un aspect cocasse avec «Antar & Abla» et, en même temps, tragique. Le spectacle est tragi-comique. On aborde des problèmes de société en suspension, pas réglés, de fond… et si on n’arrive pas à régler le vivre-ensemble, on n’arrivera à rien et on n’avancera pas. C’est donc une occasion de rendre hommage aux grands du cinéma muet.
On ne reste pas indifférents face à autant de disciplines fusionnées : les installations visuelles, les arts du cirque et de la danse, les figures acrobatiques, les effets sonores, la création des masques et des costumes… N’avez-vous pas eu peur de perdre votre propos initial en fusionnant autant de disciplines ?
Peur, non. J’aime les challenges. «Black & White Circus», je ne l’ai pas vécu comme un défi, c’était plutôt une envie. Je ne travaille que quand j’en ai envie. J’y vais à mon rythme sur des périodes espacées. Il a été conçu ainsi au fur à mesure. Les choses se sont mises petit à petit, spontanément. Elles n’étaient pas confuses, elles étaient faites au feeling. La recette d’un spectacle ? Je n’y crois pas beaucoup. Chacun et chacune a sa manière de travailler. Je travaille même sans recette : je peux changer les dosages, les ingrédients, j’ose en n’ayant pas peur de me tromper. Ou sinon, qu’est-ce que c’est ennuyeux ! En tant que créateur, ma vie, c’est de créer tout. Je n’ai pas peur de me perdre. Et actuellement, le spectacle appartient au public. Le public, qui, pour moi, est un concept flou. Je dirais plutôt «rencontrer les nombreux publics». Un public multiple, divers, riche… Si je ne peux pas faire les choses en m’amusant et avec le plaisir, autant ne pas les faire. Même traiter des choses graves, on peut en parler avec de la beauté. On vit dans un monde qui est en train de tourner le dos à la beauté, il ne faut pas l’oublier.
Comment percevez-vous l’univers de la danse actuellement en Tunisie ?
Un monde vague, en effet. A Tunis, je suis considérée comme la doyenne. Concernant la situation de la danse, et par rapport à l’évolution qui a eu lieu ces dernières années, il faut que la jeune génération prenne conscience que ça a évolué. Le mot «danse» n’existait pas de mon époque. C’était le néant. Depuis, il y a eu le ballet national, le ballet de l’Opéra de Tunis, l’aide à la création, mais ça reste insuffisant et il reste beaucoup de travail encore à faire. Une chose me préoccupe en revanche : l’inexistence de la formation académique de la danse. C’est problématique. Il n’y a pas d’institutions de danse académique. On a un ballet, mais pas d’école, et c’est préoccupant. Il n’y a pas réellement de danseurs formés d’une manière académique en Tunisie. Des essais, il y en a eu, mais ce n’est pas suffisant. J’ai toujours dit que j’étais danseuse, avant toute chose. C’est le plus important. Il ne faut pas avoir honte de le dire. Je trouve aussi qu’en termes d’imaginaire, il y a eu, pendant très longtemps, un diktat : celui de prendre un seul modèle, une certaine forme de danse contemporaine française des années 80, et qui est devenue une référence esthétique comme si le reste n’avait pas le droit d’exister. Ça a plombé le domaine de la danse, en général. Ça a impacté les générations de danseurs sur le long terme et, par conséquent, il y a une très grande ignorance de l’art de la Danse. D’où l’utilisation de concepts qu’ils ne connaissent pas. Il y a un grand problème d’éducation et de références. Il faut avoir plus de connaissances, et avec Internet, il faut être curieux, s’ouvrir sur tout et se former. La danse est en panne d’imaginaire et de choses nouvelles.
Malgré les acquis et les avancées réalisées ces derniers temps, le flou persiste pourtant concernant le statut de l’artiste…
Je fais partie de la commission consultative sur le statut de l’artiste. Nous avons travaillé pendant un an sur une nouvelle loi. Ça a été difficile de trouver un consensus pour y trouver son compte, et un accord. Le projet de loi est prêt, et ses amendements aussi. L’ancienne loi a été bloquée, du temps de Chiraz Latiri. Le texte est prêt actuellement. On a été entendu. La loi devait passer au vote en juillet 2021, et puis, il n’y a plus eu de Parlement. On a pensé aux indemnités de chômage, de la sécurité… Un travail élaboré a bien été établi. On nous a élus, et non pas nommés pour l’accomplir. On a fait un travail de fond, en attendant d’y revenir quand on aura un Parlement.
Comment Nawel Skandrani se définit-elle de nos jours ?
Comme elle était avant. J’ai toujours gardé cette capacité de rêver et de m’émerveiller, tout en étant en colère et triste de voir les dérives causées par l’Homme. Je n’ai jamais perdu ce côté militant. Je combats avec ce que j’ai : mon art. La danse, comme toute chose dans la vie, c’est beaucoup de travail et il faut travailler.
« Papillon d’or » d’Abdelhamid Bouchnak est actuellement en salle. Alliant drame social et fantaisie, ce film continue à conquérir son public. Mohamed Souissi, dans son premier grand rôle, a endossé celui de Moez : flic perturbé, violent, doux, incompris, parfois drôle, le personnage s’avère complexe, mi- attachant, mi- repoussant. Dans cet entretien, l’acteur naissant nous en parle davantage.
D’ingénieur-son à acteur. Le public vous découvre totalement pour la première fois sur grand écran dans « Papillon d’Or », le 2e long métrage d’Abdelhamid Bouchnak, dans le rôle de Moez, le flic. Comment cette aventure trépidante a-t-elle commencé ?
On ne m’a pas fait « casté » pour le film. On se connaissait déjà depuis longtemps à « El Teatro », depuis 2008, environ… J’y travaillais à la longue et Abdelhamid était parti et revenu du Canada… On a repris contact pour un rôle dans « Hadhoukom », sa série. J’ai campé le rôle d’un portier. Ce fut une belle expérience. Depuis, Abdelhamid m’avait fait savoir qu’il se pourrait qu’il fasse appel à moi à nouveau pour un autre rôle. « Papillon d’or » était écrit déjà, depuis 2006. Des années après, il me rappelle pour le rôle du flic. J’ai été excité, très curieux de connaître la suite. On en a parlé, il m’a posé des questions sur ma maîtrise des émotions, les piques émotionnelles, et voulait en savoir plus sur ma personnalité … bien avant que je ne lise le scénario. Il m’a fait confiance. Je me devais d’être à la hauteur. Abdelhamid croyait en moi. A la lecture du scénario, j’ai été choqué.(rire) En faisant connaissance avec Moez, mon personnage, je me suis dit : ce film va changer ma vie. Et c’est ce que je vis actuellement …
Moez est un rôle difficile, complexe, sensible et violent. Comment vous êtes- vous préparé à l’endosser ?
Un personnage très difficile. Emotionnellement, je ne me suis pas beaucoup préparé. Je me suis fié à mon instinct en tentant d’être spontané, en m’inspirant de la réalité, en approchant des flics, des policiers, des bons et des ripoux… en approchant différents profils, j’apprenais. Ensuite, j’ai également visité des amis non-voyants. J’ai posé une question récurrente à ceux et celles qui sont nées non-voyants, et leur disais : « De quoi rêvez-vous la nuit quand vous dormez ? ». Je me demandais : puisqu’ils/ elles n’ont jamais perçu le monde qui les entoure, j’ai été curieux de savoir comment leur subconscient prenait forme : les couleurs, les formes, le ciel, la mer, la terre, etc. Les réponses étaient très différentes. Toute personne rêvait à sa manière : certains avaient des sens beaucoup plus développés que d’autres… Il y en a qui n’ont pas eu de réponses à formuler, et d’autres qui ne rêvaient pas du tout.
Moez c’est le flic brute, c’est également le non-voyant, et c’est le fils désaimé de son père. Alterner autant d’axes ne vous a-t-il pas perturbé ?
Je m’en sortais en posant plein de questions et en faisant de la recherche. En prenant contact, tout en me référant aux attentes d’Abdelhamid Bouchnak. Quand on est face à Fathi Haddaoui, dans le rôle du père, je suis dans le partage tout le temps : dans le off, dans les loges, dans les coulisses… je faisais attention à ses expressions, sa gestuelle… Je me suis focalisé sur Fathi longuement. C’est un grand acteur. Je me devais d’être à la hauteur et d’être précis dans mon jeu, spontané. Moez est un rôle à plusieurs facettes : sociopathe, doux, violent, entretenant une relation aiguë avec son père… C’était un dosage difficile à faire.
Vous avez partagé, en grande partie, l’écran avec le grand acteur Fethi Haddaoui, et le petit Rayen Dhaouadi…
Dans le contact, il y a eu des points communs avec les deux : ils me stimulaient et m’inspiraient différemment. Un très bon partage a eu lieu avec Rayen. Un acteur qui n’a pas besoin de s’exprimer pour tout dire. Une alchimie a parfaitement eu lieu avec le petit.
Vous avez assisté à la projection du film en prison face à un corps sécuritaire et des détenus. Comment la séance s’est-elle déroulée ?
C’était époustouflant. J’ai été subjugué par les détenus à la prison du Kef. J’ai eu un accueil extraordinaire, symbolique, enrichissant. Le personnage de Moez avait fait bonne impression sur tout le monde. Les policiers ont beaucoup aimé Moez aussi. Des interventions très édifiantes de détenus-spectateurs en prison m’avaient marqué.
Etait-ce facile de vous dissocier du personnage du flic, après le tournage ?
Ça allait… Je m’en suis débarrassé, doucement mais sûrement. (rires)
Peut-on dire de « Papillon d’or » que c’est un film tout public ?
Aux enfants, je dirais, pas moins de 12 ans, tout de même… parce que le film contient quelques scènes violentes. En revanche, quand ils grandiront, ils pourront le revoir. Ce film n’a pas d’époque : il est atemporel. Il se regarde comme un rêve. Il a un aspect fantaisiste.
« Papillon d’or » vous a-t-il ouvert les portes du cinéma ?
Le cinéma est désormais une addiction. Je ne pourrai plus m’arrêter. (rires) C’est la magie du cinéma. Celle de se retrouver face à la caméra. Je reste ouvert au théâtre et à la magie de la scène aussi. Je manierai les instruments, les acquis et les techniques autrement …
Quels sont vos projets d’avenir ?
Je ferai partie de la prochaine saison de « Ken ya Makenech ».
Retenu en compétition officielle «Longs métrages fictions» lors de la 32e édition des Journées cinématographiques de Carthage, le premier long-métrage de Khadar Ayderus Ahmed est un hymne à la vie et une célébration de l’humain. Le film somalien, tourné à Djibouti, est le grand lauréat au Fespaco de 2021 et a raflé une distinction lors de la Semaine de la critique à Cannes. Cette coproduction afro-européenne a remporté le prix de la meilleure interprétation masculine attribuée à Omar Abdi, interprète du «Fossoyeur», lors des dernières JCC.
« La femme du fossoyeur » est profondément humaniste. Il raconte une fiction se déroulant dans un quotidien brut. D’où tire-t-il son réalisme ?
Dix ans plus tôt, le fils de mon frère est décédé. A travers ce contexte morbide, j’ai pu découvrir le déroulement des obsèques islamiques à effectuer. A des fins organisationnelles, on a dû appeler l’imam, l’hôpital et le cimetière. Tout le processus s’est déroulé en tout et pour tout pendant une seule période. Et le jour même de l’enterrement, j’ai pu rencontrer les fossoyeurs en face de l’hôpital où était décédé mon neveu. Des fossoyeurs qui étaient là matin et soir à guetter le décès de quelqu’un pour faire le nécessaire. C’est le fait de valider autant d’étapes, d’obtenir le certificat de décès, la paperasse, les rituels, concorder avec l’imam, le cimetière, l’hôpital… Tout ce processus déroutant qui m’avait imprégné. La mort est une thématique très présente dans le film.
Le film rompt avec quelques stéréotypes concernant le rapport « homme-femme » et de la place importante de la femme dans la société subsaharienne…
Je me suis directement inspiré des femmes fortes qui ont marqué ma famille et la société dans laquelle j’ai grandi. Elles géraient tout : l’aspect social, dirigeaient des foyers, accomplissaient toutes les tâches et elles étaient sur tous les fronts. « La femme est le cou, l’homme est la tête » : elles étaient fortes, résistantes… Même si le système rabaisse la femme et qu’elle passe le plus souvent derrière l’homme dans l’inconscient collectif, pour moi, c’est archifaux. L’émancipation, on le voit dans le rôle de Nassra, la femme du fossoyeur, sa mère qui prenait des décisions radicales et la femme-médecin aussi… Nassra, sa femme mourante donnait de la force à son mari pour résister. L’éloge de la figure féminine était omniprésent dans le récit.
Le film a un aspect documentaire qu’il tire, notamment, des décors et des lieux où il a été tourné. Qu’avez-vous à nous dire sur cette remarque qui revient souvent chez quelques spectateurs ?
Djibouti, le pays dans lequel a été tourné le film, est comme un personnage. Je voulais montrer la réalité des choses, des lieux sans artifices. L’Occident, quand il raconte l’Afrique, il le fait d’une manière biaisée en se focalisant souvent sur un seul aspect. Je tenais à montrer plusieurs facettes de cette société sans modification aucune. Si les spectateurs conçoivent mon film comme un documentaire, c’est tant mieux.
« La femme du fossoyeur » continue à recevoir plusieurs distinctions dans des festivals africains, notamment, dans le dernier FESPACO où vous avez raflé l’Étalon d’Or. Qu’est-ce qui distingue votre film des autres productions africaines en lice, d’après vous ?
Il faut demander aux jurys divers. Ils ont trouvé le film courageux, humain, émotionnel et surtout universel. Le film est africain, mais il s’adresse à tout le monde et chaque peuple peut s’y identifier. Je tiens à dire que le public tunisien est éveillé, curieux, distingué. J’ai adoré son engagement. J’ai beaucoup apprécié ma participation aux JCC, et je reviendrai sans doute.
(Traduit de l’anglais au français par Hiba Boujnah)
Les grands oubliés de cette crise, ce sont bien les artistes. Tout un secteur est à l’arrêt face au silence assourdissant de l’Etat. Divers festivals, dont principalement ceux de Carthage et de Hammamet, étaient la planche de salut pendant l’été pour de nombreux artistes tunisiens programmés, pourtant ils ont tous rimé avec suspension, report et annulation. Le problème n’est pas la crise sanitaire, il remonte même à bien loin …
Leïla Toubel, comédienne : «Nous vivons un changement global à la racine en Tunisie. Je considère que l’annulation de tous les festivals cette année ne peut pas sortir du contexte général et spécifiquement politique : cette politique qui laisse les artistes pour compte. Il y a une sorte de non-considération de l’artiste. Pourquoi ? Parce que dès le début de la crise sanitaire, le secteur de l’art et de la culture était le premier à subir de plein fouet ce revers et à mettre les clés sous le paillasson. Les premières manifestations ont été annulées depuis mars 2020. Ensuite, il y a eu résistance et maintien de quelques manifestations puis, rebelote… On ne peut pas parler aujourd’hui de l’annonce de l’annulation du festival de Carthage et de Hammamet sans évoquer une politique qui a essayé par tous les moyens de massacrer et de détruire ce secteur artistique depuis déjà longtemps.
Au bout de 10 ans, le covid-19 a été le cadeau tombé du ciel pour anéantir complètement ce secteur, qui reste important, vital aux yeux de toutes celles et ceux qui croient en la culture. Ce qui me dérange aussi et ce que je crie haut et fort, c’est que ces jours-ci, on ose encore poser cette question : que va faire l’artiste aujourd’hui ? La résistance des artistes n’est pas occasionnelle ou contextuelle, nous avons toujours été en première ligne de mire… et nous ne réagissons pas à la demande. Nous sommes loin d‘être simplement réactifs. J’ai envie de dire à beaucoup : le problème, ce n’est pas uniquement l’annulation des festivals. Dire cela, c’est vraiment se voiler la face.
Le secteur est, en effet, paralysé depuis 2011, et il est toujours aussi figé pendant la crise sanitaire. Comment peut-on oublier la prise d’assaut du cinéma Africa en 2012 ? Comment peut-on oublier les artistes persécutés d’El Abdalia ? L’agression des artistes de théâtre sur l’avenue Habib Bourguiba ? Feu Najib Khalfallah qui a subi une grande pression et même une agression physique pour changer l’intitulé de son spectacle ? On ne peut parler d’une simple annulation alors qu’il y a toute une machine à l’arrêt depuis au moins une décennie. Résultat de la politique de Ben Ali. Nous sommes éloignés et écartés. Sur le terrain, je tiens à préciser que la santé des spectateurs passe avant tout.
La première de «Yakouta» était attendue au festival de Carthage. Ce n’était pas rien. C’est très dur. Je suis blessée, écorchée. Aucune politique ni accompagnement n’a eu lieu pendant la crise sanitaire. L’artiste est citoyen. Aucune vision politique ou économique n’a été présentée. On n’est pas là pour divertir comme l’a dit Mechichi. L’art est un métier. Ma colère est incommensurable face à ce silence est ce mépris. On n’a plus le droit de « bricoler » et s’il y a une révolution socioéconomique en marche, elle est forcément culturelle aussi. Les artistes ont toujours été sur le front aujourd’hui et auparavant. Notre résistance ne date pas de maintenant. On prend et on façonne dans l’art … On ne sensibilise pas. Les gens sont déjà conscients. Il y a une nécessité de repenser le contexte.
Les cafés / restos sont ouverts, pas nous… alors que nous faisons toujours attention au protocole. On nous écarte clairement. L’émergence des nouvelles technologies va de soi : c’est une volonté citoyenne et l’art et la citoyenneté sont indissociables. Je remercie le festival de Carthage pour cette initiative du Live Streaming : c’est courageux de leur part de proposer l’alternative du digital, même si cela a été également annulé, parce qu’ils sont connaisseurs de la situation des artistes en ce moment. C’est un geste généreux et humain. Je suis reconnaissante. Le théâtre est ma vie et c’est la vie de plein d’artistes– citoyens. Tenons bon ! »
Ramzi Jbabeli, entrepreneur culturel et fondateur du Sicca Jazz : «Un festival comme le Sicca Jazz est spécial : il a une ampleur et un impact économique et social direct. Les gens sont recrutés, les commerces sont vivifiés, et le tourisme intérieur marche : toute la ville subit les aléas directs de l’annulation de ce festival. Le problème est que je suis soutenu par le ministère de la Culture : cependant, le silence radio des autorités est affligeant. Il y a une crise de communication institutionnelle énorme. On est pourtant partenaires. Je souligne l’absence de politique culturelle et évènementielle : le désert. Le soutien se fait au nom de la décentralisation, c’est tout. Quand j’ai reporté le festival à deux jours près, les autorités m’ont envoyé valser me demandant d’improviser seul. On est sans appui et ça continue au rythme des reports. Et on rebondit encore une fois pour exploiter les sites archéologiques, historiques de la région, et les anciennes mines.
Nous organiserons des concerts live et nous éclairerons les sites les plus connus via la musique et le digital. (Altibhuros, table de Jugurtha …). Nous le ferons pour mettre en valeur ces sites et qui nous servira à créer une plateforme d’archivage afin d’attirer des visiteurs. L’attractivité de la région du Kef et son élaboration restent de mise et notre objectif primaire. On enregistra 8 concerts qui s’appelleront le «Live Factory». Nous voudrions faire de ce festival un festival immobile. Nous y reviendrons !
Mohamed Ben Said–Producteur : «On est perplexes face au report des festivals. Ça a été converti au digital comme c’est le cas du festival de Carthage et de Hammamet. Après, il y a eu annulation complète du digital. Dans le monde entier, ça a été adopté pourtant… Divers artistes ont espéré le maintenir. 80% des festivals sont programmés pendant l’été. En tant qu’artiste ou producteur, 50% du chiffre d’affaires se fait pendant l’été. L’annulation est annoncée et on ne nous dit rien au retour… pas d’indemnisations ni d’alternatives. Rien.
Pour le festival de Dougga, par exemple, on a pris la décision de le faire en digital depuis décembre. Des idées étaient exploitables. La programmation promettait… C’était intéressant. On a misé sur les artistes qui avaient un à deux albums à présenter aussi. Et puis quand on parle de festivals, il n y a pas que Hammamet et Carthage, il y a trop de manifestations et de nombreux festivals nationaux. Que deviennent-ils ? Pour Dougga, un dossier pour une version digitalisée a été déposé depuis 3 mois, aucune réponse… Silence radio. Une aide a été promise, l’année dernière… toujours rien. Ça traine ! Le covid19 a tout dénoncé… Il a montré l’absence de planification et de stratégies et ce vide se sentait davantage pendant la crise. Pour les autorités, un festival n’a qu’une programmation à présenter. Alors que c’est un mécanisme en entier qu’il faut repenser. Pour la production, on survit grâce à des fonds. On a pu avoir de l’argent de l’Afrique du Sud, aucun millime de l’Etat tunisien. On est très réglementé pourtant… Qu’a à dire l’Etat pour la culture et les arts ? Nous voudrions le savoir. S’il y a toujours une politique culturelle caduque, l’avenir restera flou et incertain».
Khawla El Hadef, metteure en scène : «Depuis le début de la pandémie, tout semble désordonné, déstructuré. Face à cette crise, il n’y a pas eu une attitude constructive et rationnelle. L’absence de stratégie claire a provoqué le report et l’annulation des manifestations et des festivals. On a eu une saison culturelle presque vide. Il n’y avait pas de continuité, pas de tournée. Si le ministère ne défend pas le projet culturel et le secteur, face au revers que nous avons subi de plein fouet, qui va le faire ? Il n’y avait pas d’écoute, de réactivité, encore moins auprès des conseils scientifiques pour s’adapter à la crise sanitaire. On s’est approprié le digital, récemment, pour faire valider la session du festival du théâtre tunisien mais foncièrement on était contre. Face à l’absence d’alternatives, on ne pouvait pas faire autrement.
Rien ne vaut ce contact direct avec le public, d’être sur scène, dans une salle ou dans un espace précis. Imaginer les artistes performer dans des espaces vides, c’est frustrant à la longue. Je fais partie du comité des JTC, et on n’a pas encore parlé du format qu’il faut adopter. En cas de crise, que faire ? Je suis personnellement contre le digital…, mais c’est quoi l’alternative!
Ceux qui détiennent les rênes restent indifférents, ce qui signifie qu’il n y a pas de projet. Je commence à croire que le secteur ne va pas changer. Excusez mon pessimisme mais on est à l’arrêt. La gestion est catastrophique. On a fait le plein à Hammamet en 2020 avec des conditions sanitaires efficaces … il ne fallait pas annuler complètement cette année. Tout est ouvert : restaurants, cafés, plages … pourquoi pas nous ? Je suis méfiante vis-à-vis des responsables : il y a eu manifestations, grèves, marches, protestations…, mais rien de concret. Le secteur était déjà très fragilisé, le covid-19 a tout dévoilé. Ce qui se passe est une résultante d’une situation générale déjà très précaire. Tout ne peut changer à la racine aussi rapidement. Il y a eu un cumul que nous subissons depuis des décennies. On est face à une réalité peu reluisante… De très nombreux ministres ont défilé, rien n’a été modifié, ou changé en bien… S’il y a un problème de communication au niveau des institutions, c’est parce qu’il n y a pas de projets et que nous manquons de structure, face à un nivellement vers le bas de plus en plus affligeant, qui ne pousse pas l’artiste à l’échelle individuelle à avancer, à se surpasser, à créer ici et à aller de l’avant».
Lassaâd Ben Abdallah– Dramaturge, comédien, metteur en scène : « Est-ce que nous avons su répondre par des solutions à une crise aussi exceptionnelle ? On aurait pu réfléchir à des solutions alternatives pour une situation exceptionnelle… et à une situation exceptionnelle, il faut des mesures exceptionnelles.
Le digital a montré ses limites. On parle des arts vivants et de la présence, pas des arts de l’absence. Le digital n’a de valeur que de témoignages et d’archivage même quand c’est du live. Les plateformes du cinéma ont activé une certaine dynamique et ça a duré pendant le confinement. C’est différent pour l’art vivant. Est-ce que c’est la solution ? Est ce qu’on s’est posé les bonnes questions, trouver de bonnes alternatives ? Et la crise persiste… ici et ailleurs. Il faut poser les vraies questions et leur donner de réponses. Il faut s’interroger pour arriver à un juste milieu qui est de faire travailler les artistes. Il y a des jauges à étudier aussi, actuellement. A 30% d’appui, c’est peu. Il n y a pas de réflexions de base. Et c’est problématique.
En pleine pandémie, qui surprend tout le monde et qui dure, il faut trouver de nouvelles stratégies. Je fais partie de ce secteur, et je suis actant. La question qu’il faut se poser ça sera autour des renouvellements des politiques culturelles qui ne sont plus nationales mais locales et qui ne se sont pas faites. Les politiques culturelles remontent à l’époque de feu Chedli Klibi. Ensuite, on a plâtré sur des années, sans visions concrètes renouvelées. Même en Occident, il y a eu une secousse … Il a fallu des efforts monstrueux pour subvenir aux besoins des artistes. Mais avec des moyens limités comme les nôtres, que peut-on faire sans se victimiser ? Que pouvonsnous faire des budgets des festivals de l’année dernière et de cette année ? Comment peuton les utiliser face à l’arrêt des festivals ? En travaillant avec un protocole sanitaire strict, les questions se posent aussi, d’un point de vue logistique qu’il faut réussir. Est-ce qu’il fallait arrêter les manifestations ou les festivals en guise de solution ? A-t-on épuisé toutes nos ressources autour de cette réflexion ou avons-nous opté pour la solution de facilité ? Une facilité à prendre avec des pincettes car nous sommes le secteur qui a été le plus endommagé par cette pandémie. Pourquoi nous ? Des initiatives peuvent se créer pourtant … Les jeunes, pendant cette crise, n’étaient pas correctement scolarisés, des clubs artistiques réduits auraient pu voir le jour autour d’activités diverses, mais rien … On aurait pu joindre plusieurs bouts, au lieu de tout fermer».
La dernière exposition en date de Belhassen Handous, photographe, documentariste et artiste visuel, se poursuit jusqu’au 13 novembre 2021 à Central Tunis. L’occasion pour les visiteurs de (re)vivre cette déambulation vertigineuse dans le temps et dans l’espace. « La syncope du mérou » relate une parcelle de l’histoire de La Goulette, celle d’« El Bratel », où a, jadis, vécu l’auteur de ce chantier d’ampleur, mené méticuleusement à terme. A travers une série de photographies, de vidéos, d’enregistrements visuels et sonores, d’images personnelles et de documents, nous apprenons beaucoup et prenons en compte la recherche titanesque élaborée sur 8 ans autour de la conservation de la mémoire collective et individuelle.
« La syncope du mérou » est le titre de votre dernière exposition en date. Métaphore marquante, intrigante, qui interpelle. D’où a émergé une telle appellation et comment ce travail a pu aboutir après 8 ans de recherche ?
C’est le titre d’un travail pluridisciplinaire que j’ai entrepris sur 8 ans avec des arrêts, des allers, des retours, des avis, des partages… Il s’agit d’un travail intime. Cela a émané d’un traumatisme personnel, dû à la perte de cette maison dans laquelle j’ai grandi. « La syncope du mérou » est une appellation qui a finalement été retenue au lieu de « Machrou Halk El Oued » (Projet de La Goulette). Un jour, j’ai aperçu deux poissons mérous suspendus dans un restaurant à La Goulette. Cela m’a inspiré parce que la « Syncope » est un mot polysémique, qui signifie « l’arrêt », qui se réfère à la condition, au rythme, à un retour aux sources et le mérou est l’un des poissons les plus prisés à La Goulette. Une espèce protégée et qui fait partie des traditions. Comme je travaille sur cette ville, je trouve que cela donne beaucoup de sens. Ce travail n’était pas gai : je suis parti d’une envie de filmer cette ville, qui a été une chose très dure. J’étais parti de l’idée de filmer tous les jours, sans arrêt, en voyant La Goulette qui chante, qui danse, qui vit… Ensuite, j’ai viré vers les chantiers, les ruines … Et je m’étais lancé à la recherche d’histoires enfouies, de traces, d’images, spécialement de cette maison-là, celle de mon enfance, ce qu’elle était avant d’être rasée. Chaque fois que je passais devant elle, je la voyais comme un repère perdu. Ce lieu était une interpellation. C’est devenu de l’asphalte actuellement, et l’asphalte détruit tout : c’est symbolique. Chercher dans les lieux, être archéologue, j’y suis attaché. Le processus était pénible. J’ai mis beaucoup de temps à comprendre, à cerner le lieu, l’espace, la mémoire…
« La syncope du mérou » est un travail minutieux à portée anthropologique, qui pourrait servir d’archivage. Peut-on le considérer ainsi ?
Peut-être. Je laisse la liberté à chacune et chacun de se faire sa propre idée. De l’interpréter comme elle/il veut. Je ne suis pas dans cette obsession de contrôle, celle de ce que je veux montrer, notamment à travers la photo et la vidéo. Il y a une intime connexion entre documents, histoire, images et souvenirs. C’est un peu la base de ce travail. Mais pas que … « La syncope du mérou » est une déambulation aussi. Un regard sur la vie avec ce qu’elle porte de nostalgique : revoir des gens qui vivent à La Goulette ou qui y ont vécu avant. Un regard qui conserve la mémoire collective d’une partie de notre pays.
Qu’est-ce que la mémoire collective, selon vous ?
C’est indéfinissable, insaisissable. Cela peut être une note musicale, des odeurs, des espaces, des objets… C’est, en tout cas, très personnel, différent d’une personne à une autre, multiple, rare…
Y a-t-il une différence entre la mémoire collective et individuelle ?
Bien sûr. Le collectif influence le personnel, notre identité, notre mémoire. On est influencé par le personnel, à travers des traumatismes qu’on porte… Ce n’est pas aisé à déchiffrer, à porter. Toute personne le vit différemment. C’est propre à chacun. C’est le rôle des arts, surtout des arts plastiques et du cinéma de définir un point de vue, lever le voile sur des idées, poser des regards imposants qu’on peut ou ne peut pas avoir…
« La syncope du mérou » a une dimension personnelle, et pourtant, tout le travail parle et touche à la collectivité, à tout le monde …
Parce qu’on n’est pas la seule famille qui a vécu ce drame à La Goulette. Il y a aussi une délicatesse dans la prise et le choix des images. C’est ainsi que j’ai trouvé le moyen de raconter des histoires différentes à travers des images qui ne sont pas artistiques, qui sont prises sans prétention, un autre type d’images. Ce sont des images qui ne parlent pas spécialement aux gens à travers leur technicité, mais plutôt par les mouvements qui y sont captés, les lumières, l’exposition… Cela tend vers l’art et ça peut créer des mouvements intéressants. Après, c’est aux personnes réceptrices de les recevoir avec chacun son background, sa sensibilité. Il y a une autre thématique qui me reste chère : c’est ce qu’on a hérité de ceux et celles qui nous ont précédés, en termes de réflexions, de la pratique de la photographie, de l’expression. Notre art n’est pas en phase avec un art contemporain, occidental. On raconte notre propre histoire à travers les mailles et la mosaïque de notre propre identité. On peut, soit faire de la photographie qui attire tout le monde expressément, soit trouver un autre moyen de raconter un récit. Mon film « Hecho en casa » et cette exposition émanent d’un traumatisme et d’un point de vue personnel. « La syncope du mérou » est la démolition d’un foyer dans lequel j’ai grandi autrefois. A un moment de ma vie, je reviens de l’étranger, et je ne trouve rien : c’est comme une perte de repère, comme perdre sa Mecque.
Sont-ce ces liens qui unissent la mémoire individuelle et la collective ?
C’est notre continuité aux choses qui nous rend intéressés par des aspects de la mémoire collective. La mémoire collective, c’est comme la science : elle change, elle évolue et prend d’autres formes. Elle s’efface aussi.
Selon vous, comment le sociétal et le politique influencent-ils la mémoire ?
Ils l’impactent à la racine. Je nourris un intérêt spécifique au régime de Ben Ali. Cela m’intéresse qu’on en parle. L’appartenance ou la tendance politique d’un individu exprimée à travers son travail reste importante pour moi. Que dire ? Quoi raconter ? C’est important certes, mais ce n’est pas le seul aspect qui m’intéresse. Il y a le questionnement des médiums autour de la forme : c’est d’ailleurs ce qu’on peut voir dans « La syncope du mérou ». Avoir un point de vue politique exprimé tout haut est essentiel. Subir des régimes autoritaires divers et leurs aléas et pouvoir le raconter, c’est aussi crucial. Ayant vécu sous le régime de Ben Ali, avec du recul, c’est toujours bien de repenser aux libertés bafouées et à la répression subie pendant 23 ans de règne. Ce vécu collectif sous Ben Ali forge l’identité. Le 7 novembre, le manque de libertés… On vivait à un rythme lent, après la révolution on vit différemment. Les séquelles d’une politique défaillante se font toujours sentir à travers les générations qui suivent. Je pense qu’il y a un devoir collectif de mémoire, de dénonciation et de thérapie globale sociétale, qui n’est pas encore mis en place.
Cette collecte de données autour de ce quartier « El Bratel », raconté dans « La syncope du mérou », a eu lieu de quelle manière ?
J’ai fait des interviews, des rencontres. C’était un travail laborieux, mais sur lequel je ne pouvais pas avoir un regard continu, dans le temps. Les interruptions, qui ont eu lieu sur 8 ans, pouvaient être bénéfiques et pouvaient être aussi nocives. Autant d’arrêts dans le temps ont donné lieu à différentes séries. C’était un très grand travail. J’ai pioché dans des données personnelles, des photos de familles, des VHS… Je tenais à extraire de ma mémoire quelque chose qui est presque devenu inexistant. La perte de cette demeure est comme se perdre : il y a un lien très intime qui m’unit à cet endroit et qui a expliqué mon intérêt persistant pour ce travail.
Les Tunisiens ont un rapport très distordu avec leur patrimoine et leur histoire. C’est dû à quoi, d’après vous ?
Les deux régimes politiques précédents avaient une image, et une version de l’Etat unique à imposer : ils ont procédé à une institutionnalisation de nombreuses causes. Ce qui a façonné un peuple unique. Toute forme d’investissement du public dans des causes précises était éteinte. Seule la voix de l’État était élevée. Tout le reste devient de la lèche. Sur le temps, c’est très dur pour un peuple de se détacher de ce conditionnement. Il faut une volonté collective pour s’affranchir, se détacher d’autant de séquelles. Je suis dans le rejet de toute forme de conservation étatique, systématique, héritée… Il y a de nouvelles formes de consciences qui émergent de nos jours, heureusement…
« Hecho en casa » est votre film documentaire : il est unique dans son genre, distingué. Il a été remis en ligne récemment…
A l’époque, je vivais en Espagne, bien avant 2010. J’avais eu un portable avec une caméra et j’ai commencé à filmer sans arrêt ma vie entre Tunis et ailleurs. Pour le monter, j’ai fait appel à Ismail Louati. On a pu procéder à une autre réécriture. J’ai pu filmer la révolution dans son image la plus brute, et la plus authentique, sans artifices. Tous les autres films étaient montés, filmés, montrés différemment. Les causes les plus importantes pour notre mémoire collective sont quand on les filme au moment où elles se déroulent. On montre des faits sans proposer de solutions. C’est comme cela qu’on s’adresse aux gens. « Hecho en casa » est un film très politique, un va-et-vient entre le social, le personnel et le très personnel.