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Imed Eddine Al Hakim, scénariste  : «On a évité l’autocensure et opté pour la critique, en toute liberté»
ENTRETIENS5 / 18 / 2021

Imed Eddine Al Hakim, scénariste : «On a évité l’autocensure et opté pour la critique, en toute liberté»

Après «Ambulance» et «El Maestro», «El Harga» de Lassaâd Oueslati est sans doute l’ultime distinction en date de son scénariste Imed Eddine Al Hakim. Les deux travaillent en étroite collaboration depuis quelques années. A travers son écriture, Imed Eddine a secoué le public tunisien en levant le voile sur la migration clandestine, ce fléau social ravageur. Rencontre.


Comment vous vous êtes retrouvé à tisser un scénario autour de la migration clandestine ?


L’idée a émergé juste après la fin de l’aventure «El Maestro». Le sujet a été évoqué avec Lassaâd Oueslati, le réalisateur. Une 2e saison d’«El Maestro» n’était pas envisageable. On s’est dit qu’il fallait plutôt traiter d’un autre phénomène social d’envergure comme celui de la «Migration clandestine». Un phénomène qui n’a pas été traité auparavant, en profondeur à la télévision. Et c’est ce qu’on s’était fixé de faire : traiter de cette thématique à la racine. Les gens entendent parler vaguement de ce phénomène, notamment dans les infos. On s’est dit pourquoi ne pas en faire un traitement artistique à travers lequel on pourrait tout filmer : la barque, les différents profils des migrants, ce qui les a poussés à le faire, se jeter en mer, filmer en haute mer tout le cauchemar, le calvaire, le processus et opter pour des personnages inspirés de la réalité pour que les téléspectateurs s’y retrouvent, tout en évitant l’aspect technique, les statistiques, l’aspect méthodique qui englobent «El Harga». On entretient la tragédie autour, le drame, les histoires pour capter l’attention. D’où l’empathie, la sympathie et la haine ou le rejet qu’on peut éprouver envers les personnages. L’aspect analytique n’était pas à l’ordre du jour : ça pouvait ne pas intéresser les téléspectateurs. L’écriture de «Harga» est nouvelle, innovatrice et est inspirée d’une réalité nouvelle : la différence entre la fiction et la réalité reste très légère.


Comment définirez-vous cette écriture nouvelle ?


C’est cette réalité qu’on peut fusionner avec la fiction : le docu-fiction à la télé. Le feuilleton rassemble les deux, même au niveau de l’image. En Tunisie, c’est une première. Des extraits pourront servir pour des enquêtes, pour des cours, pour de la recherche et de l’archivage autour de la migration. Les personnages sont plus vrais que nature.


«Harga» peut sensibiliser sans pour autant proposer des solutions. Etait-ce voulu ?


Une création artistique n’a pas comme mission ou objectifs de trouver des solutions et d’en proposer. C’est le rôle de tout le monde y compris du public de trouver des solutions. On se doit de mettre en lumière une création porteuse d’une cause, d’une manière différente, attractive, propre à nous. De telle sorte que quand les gens regardent la série, ils peuvent se sentir concernés et impliqués. Ce n’est pas à nous d’échafauder des solutions à la migration. Relater les faits, faire un état des lieux détaillés, parler de ce fléau, c’est notre mission. Le patriotisme, l’appartenance, la déchéance des citoyens, le chômage, la misère, la hiérarchie, la corruption, l’absence de l’Etat et j’en passe… De la matière à présenter, on en avait et on l’a traité d’une manière limpide, sans artifices, directe, ce qui a touché le public en profondeur. Une réalité qu’on sent dans les personnages, dans les décors, les lieux, dans ses détails… C’est ce qui a permis aux gens de s’identifier, de s’y retrouver. Le maquillage chez les personnages se voit à peine. L’allure, les expressions, les habits sont plus vrais que vrais et c’est proche de la réalité. La réalité rime avec tous ces détails.


Avez-vous préféré ne pas creuser davantage dans certains aspects liés à ce thème sensible ?


On a évité l’autocensure et opté pour la critique, en toute liberté. Les aspects qu’on a évités de mettre en avant sont liés aux textes de loi relatifs aux centres de détention et à la migration. Des textes qui changent en permanence. On a préféré y faire allusion sans détailler. Le téléspectateur n’approuve pas les chiffres, les lois et les données techniques : on a voulu relater. Ce phénomène date de décennies et il y a avait déjà beaucoup à dire.


Concernant le scénario, l’avez-vous à un moment improvisé/modifié ?


Ce texte ou ce scénario n’est pas un texte saint : on croit au changement et il peut changer selon les décors, les visions du réalisateur, selon les circonstances. Des ajouts peuvent se faire dans le dialogue, les répliques, les prises, que personnellement, je trouve mieux. Le savoir-faire chez l’équipe technique et l’instinct de Lassaâd Oueslati ont fait la réussite du travail. Les changements qui ont eu lieu devaient se faire, étaient adéquats et ont eu lieu avec l’accord du réalisateur.


Vous comptiez partir tourner en Italie, avant la pandémie…


Tout un acte allait se faire là-bas avec Ahmed Hafiane. Un acte qui a dû être supprimé et remplacé par un autre qui doit se faire en Tunisie. La tâche était très dure. Le travail a été écrit pendant le tournage, souvent au fur à mesure. Les scènes qui ont été tournées comme s’ils étaient en Italie sont réussies. Mention spéciale à Nahla Smati qui a travaillé dur sur le décor. Le téléspectateur a le sens de l’observation de nos jours. La partie du «Centro» devait être tournée Italie. Tout a été fait ici.


Qu’est-ce qui a changé pour le scénariste que vous êtes entre «El Harga» et «El Maestro», réalisé en 2019 ?


J’ai cette conscience qu’après chaque travail, je dois m’améliorer et travailler plus sur mon écriture. «El Maestro» est le tout premier feuilleton que j’ai écrit. «El Harga», je n’y suis pas satisfait à 100% également. On s’évalue après chaque travail. Il est réussi et c’est tant mieux mais, la prochaine fois, il faut mettre la barre plus haut. Dans «El Maestro», tout s’est déroulé dans des décors fermés, dans «El Harga», j’avais plus d’espace. Je m’informe sur les créations étrangères, afin de m’améliorer et d’affiner davantage mon écriture. C’est mon but ultime.


Vos deux derniers scénarios écrits étaient d’ordre dramatique. Vous avez travaillé également sur une comédie «L’ambulance», toujours avec Lassaâd Oueslati. Y a-t-il une différence entre les deux genres? Êtes-vous plus à l’aise dans la comédie ou dans le drame ?


Ma première expérience était dans la comédie. Je me vois dans les deux. Faire rire les gens à travers une situation qui fait rire est un bon exercice. Et dans «Ambulance», c’était le cas. Même si je m’étais plus penché vers le drame dernièrement, j’aime beaucoup cette comédie qui filme une prise de position et met en scène des acteurs ou comédiens qui ne sont pas spécialistes en la matière. C’est enrichissant de les voir dans différents créneaux. La comédie ne s’arrête pas que sur des comédiens précis de nos jours…


Etes-vous plus à l’aise en tant que scénariste à la télévision ou au cinéma ?


A la télévision. Dans une série, je peux m’exprimer plus librement et le format des séries a évolué de nos jours. Elles touchent plus les gens. Dans le cinéma, il y a beaucoup plus de problèmes notamment liés aux subventions et aux financements. Je veux travailler des films qui me plaisent sans qu’on m’impose une vision autre, propre à d’autres. Je n’approuve pas le cinéma commercial. Je veux un cinéma qui soit porteur de l’identité de mon pays sans ingérences locales ou étrangères. Je veux évoquer à mon aise les problèmes liés à notre nation, au pays. Je prends l’exemple du cinéma iranien et japonais qui reste typique et porteur des valeurs et des maux de ces nations. Écrire pour le cinéma ou la télé, c’est la même chose. Et dans «Harga», on s’exprime beaucoup à travers l’image, avec moins de dialogues comme au cinéma.


Si vous deviez commenter le paysage audiovisuel actuel, que diriez-vous ?


Réaliser «El Harga», El Maestro», et même «Nouba» était une bataille menée contre la médiocrité. L’objectif est de disséquer les problèmes sociaux, de les dénoncer et de raconter les maux des gens à travers l’art. Aujourd’hui, des productions médiocres ont vu le jour. Et c’est grave. On n’est pas dans un esprit compétitif et on ne dépend pas de la pub forcément. «El Watania» fournit un budget qu’un producteur exécutif s’approprie pour créer. On n’a juste plus besoin de voir autant de navets et de travail d’un niveau aussi bas. Les générations actuelles et futures ne méritent pas cela. Subir autant de violence physique et verbale non justifiée sur nos écrans est aberrant. On est libre de nous exprimer, pourquoi ne pas le faire à bon escient ? Où est la Haica ? Il y a des pratiques qui doivent cesser et des lois qui doivent être appliquées avec rigueur. Cette soif de sensationnalisme et de buzz doit cesser. Et vive les médias publics qui modèrent finalement le contenu. Il y a une différence entre divertissement, recherche de l’audimat à tout prix et qualité de l’œuvre.

Imed Eddine Al Hakim, scénariste : «On a évité l’autocensure et opté pour la critique, en toute liberté»
Yasmine Bouabid, Actrice : «Je me rends compte de l’importance d’être polyglotte en 2021»
ENTRETIENS5 / 6 / 2021

Yasmine Bouabid, Actrice : «Je me rends compte de l’importance d’être polyglotte en 2021»

Yasmine Bouabid a crevé le petit écran tunisien dans deux rôles aux antipodes l’un de l’autre. Elle interprète Mariem, jeune fille naïve, éperdument amoureuse et issue d’un milieu rural dans «Ouled el Ghoul» qui fait face aux difficultés de la vie estudiantine et sociale dans un Tunis impitoyable, tandis que «Waad» reste intrépide et engagée jusqu’au bout de son épopée dans cette odyssée télévisée nommée «Harga». L’artiste montante est à l’image de cette génération prometteuse d’acteurs en devenir et nous le fait bien savoir.


Vous êtes sans doute la révélation de 2021 pour les Tunisiens : vous campez simultanément deux rôles remarquables dans deux productions ramadanesques. Pouvez-vous nous donner un aperçu de votre parcours bien avant «Harga» et «Ouled el Ghoul» ? Comment avez-vous attrapé ce virus de l’acting ?


J’ai commencé ma carrière en 2014, mais je rêvais de devenir actrice depuis mon plus jeune âge. Quand j’avais 13 ans, j’ai intégré pour la première fois un cours de théâtre, et, à l’âge de 15 ans, j’ai commencé à faire mes premiers castings. Mais j’ai vraiment décidé d’en faire un métier après un moment triste dans ma vie. Un tournant qui m’a permis de comprendre que je n’avais pas envie de vivre de regrets et qu’il fallait que je me lance dans ce que j’aimais sans trop me soucier de l’avis des autres, y compris celui de mes proches. Au début, j’ai travaillé dans le cinéma tunisien, ensuite j’ai décidé de faire une formation, en auditionnant pour une école de théâtre en Italie où j’ai fait de l’acting et de la dramaturgie. J’ai eu des expériences au théâtre, à la télé italienne et dans une série canadienne. Actuellement, je suis à Londres où je compte faire un master en acting. Pour en arriver à «Harga» et à «Ouled el Ghoul», il a fallu travailler pendant 6 ans, me préparer artistiquement mais aussi sur le plan humain, mental et physique. Le travail d’acteur n’est pas facile, ce n’est pas que le côté glamour qu’on voit et qui nous fait rêver : c’est un travail riche, exceptionnel, qui nous fait découvrir l’aspect émotif de l’être humain et qui nous permet de raconter des histoires à travers le corps et les émotions, mais c’est aussi un travail fait de rejet, de larmes et de longues attentes entre un projet et un autre. C’est pour cette raison qu’il faut travailler sur soi et trouver tous les jours un bon équilibre mental pour tenir la cadence.


Vous vous distinguez notamment grâce à un atout fort : vous êtes polyglotte à la perfection. D’où vous vient cette passion pour les langues ? Est-ce selon vous crucial pour percer ?


Ce n’est pas vraiment une passion, ce sont plutôt les circonstances de la vie qui ont fait qu’aujourd’hui je parle presque parfaitement quatre langues. La plupart des Tunisiens maîtrisent le français et l’arabe, en ce qui concerne l’italien et l’anglais je remercie ma mère. L’italien car elle est d’origine italienne, l’anglais, car, quand j’étais jeune, elle a beaucoup insisté pour que je suive des cours, et même si, à l’époque, je ne pouvais pas en voir les côtés positifs, aujourd’hui je me rends compte de l’importance d’être polyglotte en 2021. Donc oui, de mon point de vue c’est crucial pour percer car c’est ce qui fait que je peux bouger et travailler entre différents pays, mais c’est aussi crucial pour l’esprit parce que ça nous permet de nous ouvrir à n’importe quelle culture et rencontre. Dans la plupart des pays que je visite, j’arrive à communiquer avec ceux qui m’entourent, à apprendre d’eux et à ne pas rester coincée dans ma propre vision des choses.


«Waad» dans «Harga» est un rôle profondément humain, engagé et qui a sans doute nécessité une endurance physique. Quel a été le plus dur à interpréter dans ce rôle ? Avez-vous des points communs avec votre personnage ? Qu’est-ce qui vous a attiré en «Waad» ?


La première fois que j’ai rencontré Lassaâd Oueslati, ce n’était pas pour le rôle de « Waad ». J’allais interpréter la fille d’Ahmed el Hafiene, qui devait être avec nous dans la série mais qui, malheureusement à cause de la Covid, n’a pu travailler sur le projet. C’était un rôle secondaire et j’en avais déjà fait d’autres avant, donc même si j’étais très heureuse de pouvoir participer à un tel projet, j’étais assez confiante pour pouvoir m’en sortir. Sauf qu’après m’avoir connue et découvert mon expérience, Lassaad a décidé de me donner le rôle de «Waad». Et la confiance en moi que j’avais s’est transformée en peur, car je sentais une pression et je me sentais responsable de devoir bien interpréter un rôle aussi important dans une série télé. Lassaâd Oueslati a vu en moi quelque chose que moi-même je ne voyais pas à ce moment-là. Il m’a fait confiance, m’a aidée à sortir de ma zone de confort, m’a permis de faire mes preuves et de révéler à moi-même mes capacités. Je pense, donc, que le plus dur était de dépasser cette peur, et plus les jours de tournage passaient, plus je suivais mon instinct, plus je faisais confiance au réalisateur, plus de belles choses se créaient. En ce qui concerne les points communs avec ce personnage, je pense que la « Waad » que vous avez vue c’est moi : c’est une facette de ma personnalité, comme tout autre personnage que j’ai interprété jusqu’à maintenant. Je pense que si une autre actrice avait interprété « Waad », vous n’aurez pas vu le même personnage. Chaque acteur ou actrice insuffle sa propre émotion et son instinct dans la création d’un personnage, et à travers le texte et les circonstances du scénario, il / elle fait vivre une partie de lui/elle-même pour humaniser le scénario qu’il/ elle a entre les mains. C’est ce qui m’a toujours fascinée dans le métier d’acteur : pouvoir vivre plusieurs vies à la fois.


Yasmine Bouabid et Chekra Rammeh dans Ouled el Ghoul.jpg

Peut-on considérer «Harga» comme un tournant dans votre carrière ?


Je pense que oui. «Harga» m’a permis d’avoir confiance en mes capacités et m’a fait comprendre que je peux transmettre des émotions à ceux/celles qui me regardent. Je ne sais pas si ça va être un tournant dans mon parcours professionnel, mais d’un point de vue personnel, c’était une aventure qui a complètement changé le rapport que j’ai avec ce métier.


Votre rôle dans «Ouled el Ghoul» est aux antipodes de celui dans «Harga». Encore une fois, c’est votre pratique d’un accent rural tunisien qui fait écho. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre rencontre avec ce personnage ? Quel a été le plus dur pour vous à jouer dans «Ouled el Ghoul» ?


Mariem m’a aidé à fermer un cercle : pour arriver à jouer ce rôle, j’ai dû rouvrir des tiroirs de ma mémoire où j’avais caché des souvenirs de quand j’étais plus jeune. Au début, sa façon de réagir à certaines situations m’énervait, mais en même temps, je savais qu’un acteur devait toujours trouver le moyen d’être en phase avec son personnage, et c’est pour ça que j’ai commencé à voir Mariem comme une version plus jeune de moi qui n’a pas l’expérience et l’âge que j’ai et donc, elle ne va pas avoir forcément la même manière que moi d’affronter les difficultés de la vie. On voit quand même une évolution du personnage du début à la fin: l’évolution d’une jeune femme qui, face aux difficultés, apprend à réagir au lieu de rester en retrait comme elle a toujours fait. Le personnage de Mariem dans « Ouled el Ghoul » a eu un effet cathartique sur moi : je lui dois beaucoup.


Envisagez-vous de vous consacrer au théâtre, au cinéma ou autres ?


Tant que je peux m’exprimer et faire ce que j’aime, je ne veux pas me limiter à un seul moyen d’expression. Je veux suivre le mouvement, et accepter ce que la vie va m’offrir comme expériences. Mais j’aimerais beaucoup écrire un film prochainement.


Avez-vous hésité à percer à travers le petit écran en Tunisie plus tôt qu’à travers une autre discipline/art ?


Je crois beaucoup au destin et je pense que les choses se sont passées de la bonne manière jusqu’ici. On m’a posé plusieurs fois la question de pourquoi je n’ai pas eu avant l’occasion de me montrer à la télé tunisienne, et je répondais qu’il y a toujours un timing parfait pour toute chose. Qui sait ? Peut-être que je n’aurais pas pu me faire connaître dans d’autres rôles, peut-être que je n’aurais pas été prête. Je pense aussi que le «mindset» (état d’esprit) joue un rôle très important. La personne que j’étais il y a deux ans n’aurait pas pu endurer une telle exposition à l’opinion des autres et donc aux commentaires positifs comme à la critique. Les deux sont dangereux: la critique peut créer une image faussée de nous-mêmes qui ne correspond pas à la réalité mais plutôt à une perception subjective. Les commentaires positifs peuvent booster ton ego un peu trop et ne pas te permettre de te remettre en question et d’évoluer. Il faut donc être stable mentalement pour ne pas se faire influencer par ce qui se passe autour. En conclusion, je suis très contente d’avoir eu mes premiers rôles à la télé tunisienne après 6 ans. En Italie on dit «chi va piano, va sano e va lontano». (Rire)


Parallèlement, vous gérez une marque de bijouterie «Monraï Shop». D’où vous vient cette passion ?


Monraï est un autre canal que j’utilise pour exprimer ma créativité. Ceux qui me connaissent depuis toujours savent que je ne sors jamais de chez moi sans avoir mis mes accessoires. Ça me permet aussi d’avoir une stabilité financière que je n’ai pas en tant qu’actrice entamant son parcours. J’ai fait plusieurs petits boulots avant de créer ce projet, mon petit bébé. J’ai été serveuse, baby-sitter, j’ai travaillé dans l’événementiel. Sauf que j’avais vraiment envie de faire quelque chose qui me donne la possibilité d’être mon propre boss, d’être libre de travailler à n’importe quel moment de la journée et de faire des castings à côté. Monraï a aujourd’hui un peu plus d’un an, avec des hauts et des bas car quand je suis en tournage c’est difficile de s’en occuper, mais elle m’apporte beaucoup de satisfaction. Dans le futur, je prévois de lancer la marque en Europe et je veux créer une petite structure pour pouvoir déléguer une partie du boulot et me concentrer sur l’évolution du projet.


Quels sont vos prochains projets ?


Je n’aime pas en parler en général, je suis assez superstitieuse. (Rire) Ce qui est sûr c’est que je vais continuer à créer, en espérant pouvoir le faire à l’échelle internationale un jour. On se donne rendez-vous dans 5 ans pour voir où j’en serai. (Rire)

Yasmine Bouabid, Actrice : «Je me rends compte de l’importance d’être polyglotte en 2021»
L’acteur Fares Landoulsi  : « La célébrité est importante, mais l’art est infiniment plus précieux »
ENTRETIENS4 / 17 / 2021

L’acteur Fares Landoulsi : « La célébrité est importante, mais l’art est infiniment plus précieux »

Fares Landoulsi est Youssef El Ghoul dans « Ouled El Ghoul », série ramadanesque, actuellement diffusée, de Mourad Ben Cheikh. Il s’agit de son premier grand rôle sur le petit écran tunisien. Pourtant, l’acteur s’est frayé tôt un début de parcours distingué à l’international, en incarnant notamment Samir, jeune réfugié livré à lui-même dans la série « Messiah » (Messie), diffusée sur Netflix. Son prochain tournage est prévu à Londres en septembre. Rencontre.


Actuellement, vous campez le rôle de Youssef El Ghoul, de la fratrie El Ghoul dans le feuilleton tunisien « Ouled El Ghoul » de Mourad Ben Cheikh, diffusé sur Attessia TV. Que pouvez-vous nous dire sur ce premier grand rôle à la télévision tunisienne ?


La proposition m’a été faite récemment par Salem Daldoul, en qui j’ai confiance et avec qui je suis à l’aise de travailler. Je ne m’y suis pas encore essayé à la télé tunisienne auparavant. Mourad Ben Cheikh, le réalisateur, est une valeur sûre. Les deux étaient ambitieux. Mourad Ben Cheikh m’avait remarqué dans « Messiah » sur Netflix. J’ai été au Kef pour un autre tournage, je l’ai terminé et me suis engagé dans « Ouled El Ghoul ». Vertigo Prod, la production, m’a tout aussi stimulé. A la lecture du scénario, j’ai été happé. L’axe de la relation fils/père mené aux côtés de Fathi Haddaoui était très bien ficelé. J’ai, donc, été entraîné dans cet univers très riche. En termes stratégique et artistique, l’opportunité était à ne pas rater. Mais l’autre défi était d’interpréter ce rôle à la perfection : Youssef est musicien, joue de l’oud, étudiant à l’Institut supérieur de musique de Tunis. Je devais parvenir à manier cet instrument sans doublure. Une coach m’a assisté pour cela. Convaincre la prod dès le départ était un but crucial comme celui de jouer réellement le rôle du début à la fin. Les entraînements n’ont pas cessé sur un mois pour manier l’oud, mais aussi savoir faire de l’équitation. Alia Sallami — meilleure voix féminine pour moi dans le monde arabe — m’a également chaperonné. Sa voix était le fil d’Ariane qui remplaçait la maman de Youssef, mon personnage. C’était une véritable plongée dans le répertoire musical tunisien. Les premiers jours de tournage, je devais directement manier cet instrument dans des scènes : l’épreuve était celle de s’approprier cet instrument de musique. Le trac était à son comble, mais tout s’est finalement bien passé. Il y a eu une doublure de son dans quelques scènes. Sans oublier, la psychologie complexe du personnage qui a grandi dans une famille violente, rigide, une belle-mère dénuée de sentiment, un père autoritaire… Ce personnage est scindé en deux comme celui que j’ai joué dans « Messiah » et il est l’élément déclencheur de cette pluri-tragédie, basée sur les non-dits sociaux, de grands conflits, l’hypocrisie sociale, les libertés individuelles, la problématique de l’héritage, le régionalisme… Etymologiquement, le prénom Youssef renvoie au prophète : son naturel, sa sensibilité, sa beauté, le gâté, fils préféré de son père. Beaucoup de similitudes à noter.


Toujours dans l’actualité, vous avez également enchaîné avec le tournage du film « Ghodwa » de Dhafer Al Abidine, mais pas en tant qu’acteur. Pouvez-vous nous en dire davantage ?


J’en suis très heureux, effectivement. J’étais programmé dans le dernier spectacle théâtral-hommage à feue Raja Ben Ammar, et qui ne s’est pas fait finalement avec moi. Il était prévu que j’y sois en tant qu’acteur sur scène, mais une certaine rigueur devait être entretenue : « Ouled El Ghoul » s’est présenté, et « Ghodwa » a suivi. Le rythme était intensif. Dans « Ghodwa », j’y ai participé derrière la caméra : je devais faire le « making-of ». Dhafer El Abidine est un exemple à suivre : il a les qualités nécessaires. Je me suis adressé à Nomadis prod et j’ai embarqué. Ma rencontre avec Dhafer était mémorable : je devais le voir jouer, travailler sur terrain. Ce n’était pourtant pas mon modèle avant, mais ce fut une grande découverte. Il y a eu des scènes qui m’ont bouleversé : « Ghodwa » promet. J’étais donc sur le tournage et je pouvais filmer tout, j’avais carte blanche. C’était formateur. Le « making of » que je dois réaliser est d’environ 45 minutes. Le tournage est bouclé, et tout s’est bien passé.


Peut-on considérer que « Messiah », la série américaine Netflix créée par Michael Petroni, est cruciale dans votre carrière ? Que gardez-vous de cette expérience, vécue tôt à Hollywood ?


Beaucoup (rires). Je garde tout. Mon expérience dans « Messiah » m’avait appris que le champ du possible était infini, que s’ouvrir sur le monde n’est pas chose difficile. Quand j’ai été présélectionné pour les Emmy Awards, j’y ai cru et il le faut afin de pouvoir avancer. Il ne faut pas se cantonner dans un pays, un registre. La célébrité est importante, mais notre art est infiniment plus précieux. « Messiah » est une réelle formation, un voyage spirituel, celui d’une vie. Tomer Sisley, Michelle Monaghan, Mahdi Dahbi, mes partenaires, étaient en or.


Aux Etats-Unis ou en France, comment est perçu le cinéma tunisien ?


Positivement, même dans les écoles de cinéma. Spécialistes et critiques compris. Récemment, « Un fils » de Mehdi Barsaoui a cartonné. La qualité et le niveau de notre cinéma ne font pas défaut. C’est indéniable, mais financièrement, on reste limité par rapport aux autres industries cinématographiques dans le monde.


Vous avez campé des rôles complexes, variés, audacieux dans des courts métrages, comme « Omertà», « Face à la mer », « Le retour ». Des choix qui se distinguent avant d’avoir percé dans « Messiah ». Sur quels critères vous choisissez ces personnages ?


Des rôles que je n’aurais pas acceptés s’ils n’étaient pas aussi bien construits, écrits. La rencontre avec le personnage s’installe par un geste, son souvenir. Le film doit refléter un message, avoir une portée, un impact. Le profil de l’homme que j’ai interprété dans « Rajaa / Le retour » de Charlie Kouka était repoussant. Pourtant, j’ai foncé parce qu’il racontait la société. Je l’ai joué avec son refoulement et en étant un refoulé par excellence, contrairement au rôle de Yassine dans « Omertà » qui voulait s’affranchir, se libérer. Je suis attiré par les personnages qui me provoquent : qu’ils soient bons ou mauvais ou cassés, ce n’est pas important.


Est-ce que c’était un rêve d’enfant pour vous d’embrasser cette carrière d’acteur ? Comment avez-vous attrapé ce virus de l’acting ?


Très jeune, pour ne pas dire enfant. J’adorais enfiler différents habits, je jouais des rôles de femmes et d’hommes : mannequin, acteur, docteur à la maison et en solo. J’ai zappé la case « jardin d’enfants », la passion a commencé chez moi en achetant Picsou, mon magazine pour enfants préféré. Ma mère m’a inscrit à des cours de peinture, d’acting, d’activités artistiques diverses à la maison de la culture du Kram. L’univers du cinéma m’intriguait. J’étais curieux de découvrir tout. A 11 ans, j’ai fait de la figuration dans le film de Fadhel Jaziri « Thalathoun ». Une étape bouleversante à vie ! C’était ma première fois sur un set de tournage : habits, maquillage, répét … tout me faisait rêver. Ma mère voulait que j’entame une autre carrière, tout en m’encourageant à faire ce que j’aime, mais je me suis finalement consacré entièrement à cet art.


Est-ce que vous visez une carrière entièrement menée à l’étranger ou comptez-vous rester dans un « entre deux » et, donc, ouvert à des opportunités en Tunisie ?


Je suis tunisien, patriote, mais en tant qu’acteur, je reste ouvert sur le monde, universel. C’est important de rester en Tunisie et dans le monde arabe. Les langues ouvrent des portails à l’infini. Je suis en train d’en apprendre au maximum. Les langues riment avec ouverture sur le monde. De plus, tout ce qui peut être réalisé en Tunisie pourra s’exporter dans le monde entier, de nos jours.


Le statut d’artiste et spécifiquement d’acteur reste flou en Tunisie. Qu’avez-vous à dire sur cette situation en tant que jeune acteur ?


Concernant le statut d’acteur, je trouve que la création des agences d’acteurs est une priorité en Tunisie, y compris pour l’optimisation des métiers annexes liés aux tournages. C’est pour une meilleure gestion du secteur. Des agences qui garantissent les contrats des acteurs, les valorisent, les guident, les forment en quelque sorte, et lui facilitent l’accès à l’étranger. L’urgence, selon moi, est d’assurer l’ouverture de ces agences à l’échelle locale.

L’acteur Fares Landoulsi : « La célébrité est importante, mais l’art est infiniment plus précieux »
 Yahya Mahayni, acteur  : «Ce film est source de réflexions et d’interrogations»
ENTRETIENS4 / 5 / 2021

Yahya Mahayni, acteur : «Ce film est source de réflexions et d’interrogations»

Yahya Mahayni est Sam Ali ou «L’homme qui a vendu sa peau », héros d’un conte contemporain éponyme, réalisé par Kaouther Ben Henia. L’acteur connaît actuellement une ascension fulgurante : il rafle le prix Orizzonti du meilleur acteur à la 77e édition du festival de Venise, et le film est retenu pour la première fois dans l’histoire du cinéma tunisien dans la short-list des films étrangers en lice pour les Oscars 2021. Échange avec Yahya Mahayni, actuellement en Tunisie, à l’occasion de la sortie nationale du film.


Avant d’être happé par cette aventure cinématographique qu’est «L’homme qui a vendu sa peau» de Kaouther Ben Henia, actuellement dans les salles, comment tout a commencé pour vous en tant qu’acteur ?


J’ai fait un an d’une école de comédie, beaucoup de courts-métrages, des réalisations pour étudiants, du théâtre. J’ai eu un tout petit rôle aussi dans un film intitulé «Les visiteurs», une comédie. J’ai fait des projets personnels. Mais jamais un rôle dans un long-métrage comme celui-ci.


Et soudain, vous raflez le prix Orizzonti du meilleur acteur à la 77e édition du festival de Venise et vous concourrez avec toute l’équipe du festival aux Oscars 2021. Comment vivez-vous ce chamboulement ?


J’essaie de garder les pieds sur terre. Je suis reconnaissant de jouer dans un tel film. Reconnaissant à Kaouther Ben Henia d’avoir eu confiance. Reconnaissant, d’avoir joué dans une telle production et son équipe. C’est un immense travail collaboratif. C’est le fruit d’un travail d’équipe qui a concrétisé la vision précise de Kaouther. J’étais emporté par le film quand je l’ai vue pour la première fois avec tous les autres acteurs. Il existe quatre manières connues de voir et de vivre le film différemment : en découvrant le scénario, le tournage, le montage et le visionnage final.


Comment s’est fait le premier contact avec Kaouther Ben Henia ?


Ce qui s’est passé, c’est qu’elle a contacté Zina Al Halak, la comédienne syrienne, qui a de bons contacts dans le milieu. Des photos de moi ont été présentées. Ensuite, avec Kaouther, on est passé à des essais de tournage avec des indications de jeu et qui se sont passés notamment chez moi avec l’actrice Lea Deane, ma partenaire dans le film, pour voir s’il y a alchimie entre nous deux pendant deux heures. Le choix s’est fait après … Travailler avec Kaouther était intimidant au départ : je ne connaissais pas son travail. J’ai découvert l’envergure de ce qu’elle a fait de «Pot de colle» à «Pastèques du Cheikh » en passant par «Le Challat de Tunis» jusqu’à «La belle et la meute». «Pot De colle», son premier long-métrage était incroyable. Ses films sont une diversité de projets et c’est un peu difficile d’identifier son univers. L’occasion de travailler avec elle était singulière : il fallait bien la saisir, faire de mon mieux pour mener à bout mon travail. Certes, elle est très exigeante, mais elle reste très à l’écoute et nous a mis à l’aise.

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Monica Bellucci a partagé l’écran avec vous. Comment s’est passée votre collaboration ?


C’était, certes, intimidant aussi, lors de la première rencontre parce que c’est … Monica, quoi !! (Rires). Elle est très humble, très professionnelle. Il y a eu des surprises pendant le tournage. Au niveau personnel et professionnel, il y a eu entente. Avec elle, comme avec les autres acteurs. Il n’y avait pas d’ego.


Sam Ali, votre personnage, comment le définiriez-vous et était-ce difficile de l’interpréter ?


Il est impulsif, sensible, enfantin, naïf aussi. Il a plusieurs facettes et est égoïste par rapport à la femme qu’il aime : Abir. Je le jugeais par moments en disant qu’il était chiant, égoïste, à la limite misogyne. Mais ensuite, on se dit, l’amour, c’est ce qu’il provoque de manière générale. On ne s’arrête que sur une seule personne, ça devient à la limite obsessionnel, passionnel. Et Sam Ali était courageux aussi. Je stressais sur quelques scènes mais il fallait avoir du plaisir à l’interpréter. C’était éprouvant par moments, mais il fallait cesser de juger mon personnage et d’aller de l’avant.


Y a-t-il une scène qui a été particulièrement dure à tourner ?


Je dirai la scène où il entre en prison après le faux attentat. Il était difficile à cause du lieu de tournage : une vraie prison restreinte où il fallait tourner dans un laps de temps précis. Il regagne sa liberté en intégrant sa prison. Il y a eu libération à ce moment-là. La scène où il découvre sa mère dans «un autre état» s’est bien passée par contre, contrairement à ce qu’on pourrait croire.


Il y a eu une scène particulièrement mouvementée qui rappelle «The Square», Ruben Ostlund (Palme d’or à Cannes en 2018). Que pouvez-vous nous en dire ?


Beaucoup ont fait ce parallèle. Les figurants sur cette scène étaient magnifiques, à l’aise. Ils étaient géniaux. C’était une scène puissante où on se demande qui est à vendre : l’œuvre d’art ou l’humain ? Le personnage était à bout de force, dérouté, dans une impasse. Une scène clé, un tournant. Une scène qui a retenu l’attention du public.

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«L’homme qui a vendu sa peau» traite de différentes thématiques : le regard blanc sur les pays du Sud, l’art contemporain, le statut de l’humain, du réfugié, de l’artiste, l’inexistence des limites dans l’art. En tant que syrien vivant en Europe, le film a dû vous parler personnellement …


C’est comme les préjugés qu’on peut avoir sur les terroristes. Je pense que les médias se focalisent sur le pire de ce qui se passe dans le monde. Je n’ai jamais été réfugié ou quitté un pays pour des raisons économiques. Je n’ai donc pas la légitimité d’en parler. Cependant, demander des visas, passer par la paperasse… Même en tant que canadien, il faut un visa Schengen pour entrer en Europe. C’est plus facile pour moi évidemment de l’avoir, que pour le personnage de Sam Ali. En tant que syrien, au moment où les choses ont commencé à barder, même pour partir étudier, beaucoup ont été refusés pour des raisons qui remettaient en doute leur parcours «académique» et pour des raisons diverses. Chacun a ses raisons pour immigrer. On se pose la question dans le film : est-ce que c’est ça la liberté ? C’est une définition relative. Quant au regard blanc sur le Sud, cette question transcende parce qu’au final, c’est la contradiction personnelle de chaque être humain. Les obstacles de Sam Ali auxquels, il fait face, ce ne sont pas que des obstacles liés au fait d’être «du Sud». C’est lié au point de vue de sa mère sur lui, de son ami, de Soraya, de son relationnel… Chacun a ses préjugés sur Sam Ali. Les questions liées aux généralisations transcendent : prendre des décisions aussi radicales est lié au vécu personnel où chacun possède ses propres contradictions et où chacun a une part de préjugés envers autrui et une certaine part d’hypocrisie aussi.


«L’homme qui a vendu sa peau » s’adresse à l’Humain avec un grand «H». Êtes-vous d’accord avec cette réflexion ?


Totalement. Au final, je comprends que dans le synopsis, ils en parlent comme l’histoire d’un réfugié, mais le pacte qu’a conclu Sam Ali est un acte faustien : cet homme fait une exception à ses valeurs pour atteindre ses objectifs. Tout le monde fait ça à des degrés différents sauf que le cas de Sam Ali est extrême. Il est contraint de se mettre en public pendant des heures moyennant de l’argent. Mais à quel prix ? Il devient objet, sans valeur, c’est devenu un tableau. J’espère que les spectateurs pourront s’identifier dans les questions évoquées dans le film d’un point de vue phénoménologique. Sa bien-aimée dans le film fait aussi des concessions et ses valeurs sont mises à rude épreuve. J’espère qu’ils pourront s’identifier dans les situations dans lesquelles ils peuvent se retrouver. A travers le 7e art, c’est possible d’évoquer différentes interrogations et de ne pas être méthodique. Ce que j’aime dans ce film, c’est que, certes, Kaouther fait parler ses personnages dans des termes assez explicites. Surtout l’artiste. Mais elle n’essaie pas de communiquer un message prépondérant : elle communique des contradictions, une certaine forme d’hypocrisie sans dire que c’est bien ou que c’est mal. Le héros du film lui-même est hypocrite. Le film n’est pas rempli que de messages, mais il est source de réflexions et d’interrogations.


Prochainement, les Oscars. Quel est votre ressenti ?


Le film s’est défendu lui-même. Sa nomination dans la short-list est énorme. J’espère qu’il gagnera. Ce qui distingue le film de Kouather, c’est son originalité. On ne sait pas où le caser. Vivement.

Yahya Mahayni, acteur : «Ce film est source de réflexions et d’interrogations»
Nancy Huston, auteure et artiste : « Multiple-s » est dénué de discours politique véhément »
ENTRETIENS4 / 2 / 2021

Nancy Huston, auteure et artiste : « Multiple-s » est dénué de discours politique véhément »

Nancy Huston, autrice célèbre dans le monde s’est joint à « Multiple-s », le spectacle de Salia Sanou, aux côtés de Babx et Germaine Acogny. Elle revient dans le cadre de cet échange sur le message universel et humain prôné par ce spectacle programmé par l’Institut Français de Tunisie à la cité de la Culture.


Vous êtes auteure de renommé internationale pourtant votre univers a fusionné avec celui de Germaine Acogny, Babx et Salia Sanou dans le spectacle « Multiple-s ». Racontez-nous la genèse de cette collaboration ?


Il y’a 7 ans environ, Salia m’avait demandé si j’accepterais qu’un de mes textes-hommage à Samuel Beckett figure dans un spectacle qu’il avait préparé et qui s’appelle « Désir d’Horizon ». C’est un spectacle qu’il avait développé avec les réfugiés maliens dans le nord ouest du Burkina Faso. C’est un spectacle qui a beaucoup tourné. Un de mes textes écrit à cette époque là, avait une résonnance avec les thèmes de l’exil, de la migration forcée, de la perte d’identité et de la violence. On s’est donc entendu Salia et moi. 3 ans plus tard, il m’a proposé de danser avec lui sur scène. J’ai accepté directement. Ensuite, j’ai découvert ses projets y compris ce triple duo. Dans chaque duo dans « Multiple-s », on est dans la transmission d’un savoir. Babx s’est chargé de la musique. Germaine Acogny de la chorégraphie. Il y’a eu un échange riche entre nous et fascinant et qui a mis en exergue nos identités multiples d’où le titre, sans grand discours politique, et un contenu léger avec une touche d’humour. « Multiple-s » est dénué de discours politique véhément. Il est profond. Nos relations se sont approfondies. On est très heureux de conquérir la scène à nouveau après le confinement.

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Si on devait résumer le message prôné dans « Multiple(s) », que nous diriez-vous ?


L’idée générale étant qu’on n’est pas rien. Il n’y’a pas d’être humain générique : on appartient à une culture forcément mais tout n’est pas décidé : On peut modifier échanger écouter apprendre se déplacer s’enrichir. Il y’a un dialogue de sourd qui se fait vers la fin entre l’homme blanc et l’autre. Où le dialogue n’est pas audible. La planète devient folle : deux visions qui s’entrechoquent : la sagesse de l’être humain vivant entre la nature, les plantes, et l’autre qui va vers le progrès, l’évolution. Le tout avec un fond musical particulièrement attrayant.


Quel est ce lien qui unit votre spectacle à la Tunisie ?


La Tunisie, je ne connais pas assez. Mais en même temps, j’y étais plusieurs fois et j’ai circulé dans ses rues, ses marchés, ses musées. Les différents évènements qui ont contribué à la Tunisie d’aujourd’hui s’y sont mélangés au fil du temps avec des facteurs qui ont fait de la Tunisie un pays aux multiples cultures, identités, facettes. La rencontre avec les étudiants en lettres de la faculté de la Manouba était enrichissante et édifiante.


Nancy Huston, auteure et artiste : « Multiple-s » est dénué de discours politique véhément »
Germaine Acogny, chorégraphe  : « Ce dialogue entre les générations est nécessaire»
ENTRETIENS4 / 2 / 2021

Germaine Acogny, chorégraphe : « Ce dialogue entre les générations est nécessaire»

Le triptyque chorégraphique « Multiple-s » du Burkinabé Salia Sanou avec l’autrice Nancy Huston, Babx et Germaine Acogny et un hymne scénique à la paix et aux identités humaines et culturelles. Programmé le 2 avril 2021, à la cité de la Culture, le spectacle est une invitation à l’ouverture au partage entre nations et cultures. Germaine Acogny, une des artistes principales dans le spectacle nous en parle.


Que pouvez-vous nous dire sur « Multiple-s » et sur ce travail chorégraphique programmé en Tunisie et réalisé avec Salia Sanou, Babx et Nancy Huston ?


J’étais très heureuse quand Salia Sanou m’a demandé de faire partie de ce triptyque qu’il avait l’intention de réaliser. Ça m’a ramené quelques années en arrière, en 90, quand je m’étais rendue au Burkina Faso pour faire découvrir la danse contemporaine à des jeunes gens. Sur place, le directeur de l’institut français de l’époque m’avait montré une vidéo de Salia et Seydou que j’ai trouvé extraordinaire. Je me suis dis, nous y sommes, je peux mourir maintenant ! (rire) C’était éblouissant. Et le flambeau était repris ! Après je les ai revu sur scène, je les ai encouragé à se laisser influencer ailleurs sous d’autres cieux. Je leur ai dit que c’était bien de le faire mais qu’il faut toujours revenir chez soi pour ramener ce que vous avez appris. Il faut être dans la transmission et développer chez soi pour que les traditions ne disparaissent pas : pour qu’elles évoluent, ou sinon, elles meurent. Salia et Seydou se sont séparés ensuite, prenant chacun un chemin. Salia m’avait demandé si je pouvais faire partie de « Multiple-s » et j’ai trouvé ça intéressant parce que ce dialogue entre les générations est nécessaire. Qu’avant, je conseillais à mes enfants livres, films, musiques et qu’eux-mêmes me demandaient si j’avais lu ou vu tel livre ou tel film. A travers Salia, j’ai rencontré Nancy Huston et Babx. Une belle rencontre d’échange et de multiples identités.


« Multiple-s » est composé de trois « face à face ». Pouvez-vous nous en donner un avant-goût ?


Ça commence par moi. Ensuite, par eux et ça tourne autour de la transmission apportée par Salia. Mais c’est toujours des deux cotés. C’est réciproque. On apporte, et on reçoit : Donner et recevoir. Avec Nancy Huston, c’est aussi la découverte de l’écriture, de multiples identités, de l’exil, l’imaginaire, les regards croisés des différentes cultures, tout en ne mâchant pas ses mots sur la religion, les autres cultures ou races. Et le compositeur Babx, qui nous émeut par sa poésie et son jeu fin est touchant. Salia est une lumière entre nous trois qui a transcendé nos multiples identités. Je pense qu’il n’y’a pas d’être de race pure : on a plusieurs identités corporelles. Si chacun prenait compte de ces multiples identités qui se rassemblent et se complètent, ça serait un pas. Nous serons une grande famille humaine avec une paix durable. Des conflits, y’en aura toujours mais avec des solutions. « Multiple-s » est le cheminement de Salia, sa vie, son talent musical, chorégraphique. Je ne tenais pas à m’enfermer dans une musique, mais Babx a réalisé une musique envoutante.


Si vous deviez commenter ce lien qui unit ou unirait la Tunisie à ce spectacle, que diriez- vous ?


La Tunisie est une mosaïque de Multiples identités. J’ai visité le musée du Bardo : il y avait du christianisme, du paganisme, du romain. Tellement d’identités. Le spectacle ne peut que s’adapter à la Tunisie.

Germaine Acogny, chorégraphe : « Ce dialogue entre les générations est nécessaire»
Samia Hammi, musicienne et interprète : «L’important est d’aimer ce qu’on fait afin d’aller de l’avant…»
ENTRETIENS3 / 23 / 2021

Samia Hammi, musicienne et interprète : «L’important est d’aimer ce qu’on fait afin d’aller de l’avant…»

«Je veux» de Zaz, reprise par Samia Hammi, musicienne et journaliste, est accessible en ligne. Ce cover en clip est la dernière étape réalisée en date dans la continuité d’un parcours qu’elle s’est frayé tôt. Entourée de jeunes musiciens, comme le guitariste Dhirar El Kefi, Nidhal Mokhtar au clavier basse, Aziz Bel Heni au rythme, Rami Dagguech à l’accordéon et Mohamed Amine Sboui, cette réalisation est la preuve qu’une nouvelle vague de jeunes musiciens est en train d’émerger. Rencontre avec cette artiste en devenir.


Votre dernier clip est un cover de Zaz «Je veux». Pourquoi ce choix de reprise et pas un autre ?


Un coup de cœur qui est étroitement lié à l’humeur et au moral (rire). J’adore cette chanson : elle dégage une énergie hors norme, les paroles sont stimulantes. Ce morceau donne une pêche d’enfer. La proposition d’un cover s’est faite par Maghna Production, qui a proposé de commencer par «Je veux» de Zaz. J’ai évidemment accepté. Il y a eu tournage du clip, ensuite, sous la houlette de Lamjed Guiga, réalisateur, et le producteur Hédi Jelassi, il y a eu poursuite de cette réalisation. Guitare, clavier, percussion, clarinette… tout a fusionné. L’artiste Skander Ben Abid était à Tunis et s’est joint à l’aventure également. C’était nouveau pour moi et pour les auditeurs, habitués à un autre registre arabe, tunisien… C’est bien de varier. Le prochain cover est davantage arabe : ça sera une reprise ou ma propre chanson.


Avez-vous une préférence pour un répertoire en particulier ? Comment définiriez-vous votre style musical ?


J’avais des préférences : de l’arabe avec une touche instrumentale occidentale. «El Khabia», conçu dans le cadre du projet Act Now au Centre culturel international de Hammamet en 2019, mêlait sonorités «occidentale» et «orientale». Je veux tester. Expérimenter. Je reste ouverte à tout: malouf, occidental, arabe, oriental… Je me cherche encore : j’essaie de savoir dans quel style je peux percer et m’essayer donc dans divers registres.


Vous avez été dans des projets consistants, enrichissants, et vous êtes en train de mener à bout un autre. En tant que jeune artiste montante, comment ces projets vous poussent à aller de l’avant dans un contexte critique où la scène musicale fait de la résistance ?


L’expérience d’Act Now, qui a donné vie à «El Khabia», n’était pas un début. En amont, j’avais en ma possession déjà un projet entamé avec Mohamed Amine Harbaoui, guitariste, compositeur de ses propres chansons. J’étais davantage interprète à ses côtés. En plein projet, il a dû l’interrompre parce qu’il devait passer son Bac. Mounira Mnif, ancienne directrice du Centre culturel de Hammamet et de son festival, responsable d’«Act Now» à l’époque, et tous les responsables travaillant là-bas m’ont convaincue de ne pas laisser tomber. C’est ainsi que de très jeunes musiciens se sont joints à l’aventure, comme Taïeb Farhat, Anis Mestaoui, Mahmoud Turki… J’aimais déjà beaucoup leur travail. Sans oublier Elyès El Gaidi qui m’a encouragée à concevoir «El Khabia» avec des reprises pour commencer et des idées de morceaux. Ahmed Chaker Ben Dhia y a participé aussi. «El Khabia» est un travail collectif composé d’au moins six morceaux. Chacun de nous y a ajouté son empreinte. Il a été présenté à Hammamet entièrement et aussi au Bardo. Cette expérience était un tournant pour moi, mais je dirais plus qu’il s’agit de «maturation artistique». Actuellement, je tiens à enregistrer de nouvelles chansons, et je vise une nouvelle vision artistique, être dans la continuité de ma création. Hors de question de stagner ou de reculer (rire).


Vous avez commencé enfant à chanter. Pouvez-vous nous en dire plus ?


J’ai commencé à la télé : j’avais 12 ans. L’idée d’une formation en musique s’est imposée très tôt avec le soutien de mes proches. J’ai décroché un diplôme en musique arabe au Conservatoire de Sidi Saber. J’avais participé à «Sofiane Show» sur le petit écran, pour la première fois face au public en présence de Kaouther El Bardi, Jaloul Jelassi, Abdelhamid Gayess, Ahmed Cherif, Atef Ayachi, Raouf Kouka… Des gens formidables avec qui je suis toujours en contact. C’était mémorable.


Vous êtes journaliste culturelle et musicienne. Comment arrivez-vous à concilier les deux ?


Le virus du journalisme, je l’avais attrapé en m’informant via les médias. J’ai entamé les deux, mais pour ma formation académique, j’ai opté pour un cursus en journalisme à l’Ipsi. C’était très difficile par moments de gérer les deux, mais on y arrive. L’important est d’aimer ce qu’on fait afin d’aller de l’avant malgré tout. Ce sont des défis menés passionnément, et c’est l’essentiel.

Samia Hammi, musicienne et interprète : «L’important est d’aimer ce qu’on fait afin d’aller de l’avant…»
Cyrine Gannoun, metteuse en scène : «J’interroge mon public et je m’attends à des réponses»
ENTRETIENS3 / 22 / 2021

Cyrine Gannoun, metteuse en scène : «J’interroge mon public et je m’attends à des réponses»

«Club de chant» est l’avant-dernière création scénique à El Hamra, signée Cyrine Gannoun. Le prochain cycle est programmé au public pour le 26, 27 et 28 mars 2021. Il s’agit d’une création en grande partie féminine. «Derrière le soleil» est un nouveau spectacle chorégraphique de 50 minutes dont la sortie est prévue début avril. La metteuse en scène a mis au défi ses artistes dans un contexte sanitaire et sociopolitique glissant. Rencontre.


«Club de chant» et «Derrière le Soleil» sont vos deux projets scéniques actuellement programmés à El Hamra. Comment s’est déroulé ce retour post-confinement ?

Ce retour est essentiellement celui du public. Nous, on n’a pas chômé. La salle n’a pas fermé pour les artistes et pour l’équipe du théâtre El Hamra. Après le premier confinement, on a directement repris le travail sur place. Vers la mi-mars, on avait préparé le festival Ezzedine-Gannoun, mais tout a fermé la veille de sa conférence de presse. Summum de la frustration! Les pertes financières étaient monumentales. On était catastrophé par la tournure des choses. La nature de notre travail n’est pas à exercer au pied levé en ligne… Le 1er juin, on s’était dit que le monde était en train de changer. On était optimiste après un arrêt de 3 mois. L’été était pourtant clément, côté-Covid. L’international était fermé. Le festival, on l’avait projeté pour novembre. Il fallait être autonome, il nous fallait des ressources propres à nous, locales et la meilleure des alternatives était donc les productions. On a reçu beaucoup de demandes. La création était le meilleur des choix à faire. Ainsi, quand on rouvre, on n’aura plus besoin d’occuper la salle pour des répétitions : le redémarrage se fera avec des artistes externes et la programmation des spectacles. Le travail sur «Club de chant» venait de démarrer, «Derrière le soleil» était prête… On a démarré en espérant rouvrir pour fin septembre… ce qui ne fut pas le cas. Fermeture annoncée encore et donc arrêt des préparatifs de «Derrière le soleil». On a re-subi la fermeture pour le public. On a dû subir le manque d’argent, celui des chiffres d’affaires, des manifestations à cause du manque de public. Une grande frustration a plané. Ce n’est qu’en janvier que les répétitions de «Derrière le soleil» et de «Club de chant» ont redémarré. Actuellement, on n’a toujours pas de grande visibilité : ayant fait deux productions, on est incapable de nous engager sur d’autres. Encaisser 3 mois de fermeture n’est pas comme subir un an de fermeture : le manque budgétaire s’est multiplié par quatre. Nos œuvres théâtrales ne sont pas adaptées au digital et le défi actuellement est de faire, de ces deux créations, un succès.


Le casting 100% féminin de «Club de chant» est trié sur le volet. Comment a eu lieu cette sélection et comment s’est déroulé le travail avec ces actrices ?

Faire un projet 100% féminin n’était pas une mince affaire. J’avais le choix entre aller vers des comédiennes spécialisées en théâtre ou élargir la recherche et moi j’aime les risques. Le contexte d’un club de chant est festif, théâtral, comique, exubérant. Il y avait une certaine exagération et il fallait oser et faire appel à des femmes différentes aux parcours différents, issus de différents univers. Souhir Ben Amara est issue du cinéma: c’était un challenge pour moi de travailler avec elle sur scène. J’aime beaucoup sa sensibilité. Je voulais la voir interpréter ce rôle sans tomber dans les clichés de la femme bling-bling/bimbo. Il fallait partir de son professionnalisme, de son jeu propre au cinéma et le réinterpréter sur scène avec une méthodologie de travail ancrée sur la structure anatomique du corps et le travail organique qu’on a appris dans cette maison. Souhir s’est présentée à moi comme une évidence. Basma Baazaoui est issue du théâtre : c’est une jeune comédienne, qui vient de l’école du Théâtre National. Elle est exceptionnelle d’application et de professionnalisme. Elle s’est accrochée et a tellement aimé son rôle. C’était le 5e doigt de la main et qui a sonné comme une évidence. Oumayma Maherzi n’avait pas du tout l’habitude de faire ce genre de théâtre, mais avec les outils qu’elle a, ses qualités, j’étais à l’écoute de ses points forts, on a pu faire du bon travail. Rim Hamrouni «fait partie de la maison» : on a déjà travaillé ensemble dans «Le Radeau»… et Chekra Rammeh s’est présentée à moi comme un choix évident dès le départ : c’est une comédienne-caméléon, une femme tellement professionnelle qu’elle pourrait assurer des rôles différents et d’une extrême difficulté. Le rôle de Madame Khanfir est complexe et pas cliché. Je savais que ce rôle allait être assuré avec elle. Les comédiennes se sont soutenues entre elles et se sont complétées. Outre les personnages apparents de la pièce, il y a les autres personnages invisibles qu’on cite, qu’on voit sur les photos, qu’on parle d’eux/d’elles.


Comment s’est déroulé le travail sur le texte à quatre mains avec Rym Haddad et vous ?

On a écrit le texte et la dramaturgie avec Rym Haddad. C’est 100% nous deux. C’était un plaisir de travailler dessus toutes les deux. Rym est membre fixe de l’équipe El Hamra depuis un an et demi. Sur cette rencontre artistique, on a fait déjà une résidence de groupe et individuel, en plein milieu des répétitions. On répétait donc en semaine et, les week-ends, on développait ensemble l’écriture des textes. On avait un regard différent, des visions différentes mais qui restaient complémentaires et on a joué de cette richesse. On n’a pas cherché à unifier cette position mais, parfois, on arrivait avec un texte où chacune devait défendre sa vision. On a fait en sorte que nos deux visions s’ouvrent et puissent parler à toutes les femmes, qu’elles puissent s’y identifier toutes.


«Club de chant» est presque 100% féminin : les comédiennes, la mise en scène, le texte, la création vocale, la costumière…

Mais on a des hommes aussi qui veillent très bien sur nous (rire) : le directeur technique Mohamed El Hédi Belkhir, Bastien Lagier, conception lumière, Mourad Mabkhout, régisseur général et lumière depuis 20 ans, Aziz Ben Achour qui s’occupe du plateau/ régie, Malik Sdiri au maquillage. Une équipe majoritairement féminine, en effet, mais l’équipe technique est exemplaire. Je suis reconnaissante.


Peut-on dire de «Club de chant» que c’est une satire sociale ?

C’est au spectateur de déduire ce qu’il veut. Il peut avoir la libre interprétation de ce qu’il voit. Moi, je n’aiguille pas, je ne définis pas, je ne juge pas, je ne résume pas. J’ai fait mon travail de maître-d’œuvre : celui de secouer, de questionner, de mettre en scène des réalités que j’ai perçues et qui m’ont paru pertinentes, choquantes, intrigantes, conciliantes, réconfortantes. J’ai orchestré tout ce que j’ai vu, je vis, je ressens : c’est également mon expérience de femme : mère, épouse, enfant de… collègue, sœur. J’avais envie d’exposer et je n’aime pas les choses fermées : Il faut que toute femme s’y voit. C’est au public de la voir comme une satire, une autocritique, une autodérision… Chacun la perçoit comme il veut. J’interroge et j’interpelle mon public et je m’attends à des réponses.


Le chant fait partie intégrante de la pièce. Peut-être pas assez au goût du spectateur…

Vous avez trouvé ce qui était nécessaire à la dramaturgie. Le cadre, la pièce qui montrait du début à la fin les préparatifs de la soirée : la première scène où on assiste à une répétition, toutes les scènes aussi qui ont suivi traduisaient les préparatifs et la scène finale, c’est la soirée. Au final, ce n’est pas un concert de chant, et ce n’est pas autant dans leur performance vocale, que dans leur performance d’expression ou de mots. Pendant la répétition, chacune des actrices avait un solo à faire pendant 7 mois. C’est ça les faire vivre dans un club de chant.


De «Club de chant» à «Derrière le soleil». Pouvez-vous nous en dire plus sur cette 2e création chorégraphique ?

«Derrière le soleil» est une belle petite expérience: petite par la taille mais immense par l’émotion. J’ai connu Achref Ben Haj Mbarek depuis des années dans le cadre d’une précédente coproduction d’El Hamra. J’ai vu ses qualités d’artiste, son professionnalisme et tout s’est fait naturellement. Il m’avait fait part de son envie de faire un solo et de se faire diriger par un metteur en scène et qu’on fasse ensemble ce projet. On s’était lancé, j’ai pris un grand plaisir à le ramener dans mon monde. J’ai pris plaisir à écrire des histoires et une dramaturgie autour des choses qu’il avait envie de raconter. Tout un cadre a été créé et qui peut être représentatif de la situation qu’on vit en Tunisie, Covid ou pas. Comment prendre ce soleil, cette lumière et clôturer par une note d’espoir vers la fin… Je l’ai beaucoup challengé : sur 50 min de spectacle, Achref a dansé sur une seule jambe pendant 35 min. Il était assez exceptionnel et l’interruption due au Covid n’a pas facilité les préparatifs et les répétitions. «Derrière le soleil» est prévue pour début avril.


Pendant le confinement et effet Covid oblige, les arts ont dû se plier au digital. Croyez-vous en un théâtre digitalisé ou pensez-vous que le rapport à la scène soit irremplaçable ? Est-ce une transition que nous vivons ?

Si le théâtre aurait été amené à disparaître, il aurait disparu depuis l’apparition de l’ère digitale. Ce n’est pas une ère d’ailleurs qui est apparue en ce moment, c’est l’alternative du digital en raison de la Covid. Au cinéma, le public s’adapte, il continue à aller aux salles malgré les DVD Home, et les plateformes de streaming. Si le théâtre devait disparaître, il aurait disparu depuis l’apparition même du cinéma. Je pense que le théâtre va être très affecté, mais il ne disparaîtra pas : je reste optimiste. En ce qui me concerne, je crois en l’évolution des choses et je n’y suis pas réticente. Cela étant dit, je ne peux cacher que la nature du métier théâtral tel que je l’ai appris, comment j’aime le faire, à mon sens, il ne reste pas adapté. En ce moment, avec toute modestie, je ne pourrai pas adapter ma mise en scène en streaming et je ne vois pas ma pièce diffusée autrement que devant un public, des êtres vivants, qui sont venus, de leur plein gré, vivre et voir le spectacle. Je sais, qu’actuellement, il y en a beaucoup qui se sont rapidement adaptés au digital en réalisant des versions adaptées au virtuel. Tant mieux ! Pour moi, en ce qui me concerne, ça va peut-être me prendre plus de temps. Je ne ferme pas la porte. En tant que manager, les conférences en ligne, les webinaires, les conférences, l’adaptation s’est faite, mais pour l’aspect scénique/virtuel, je suis encore sur mes gardes, je prends mon temps.



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Cyrine Gannoun, metteuse en scène : «J’interroge mon public et je m’attends à des réponses»
Zied El-Heni, journaliste  : «Notre patrimoine historique est en péril»
ENTRETIENS3 / 15 / 2021

Zied El-Heni, journaliste : «Notre patrimoine historique est en péril»

Zied El-Heni, journaliste et président de la Commission art et culture au sein du Conseil municipal de Carthage, lance un cri d’alarme face à l’absence de mesures drastiques pour faire face aux dangers qui guettent Carthage, la mémoire des Tunisiens, le patrimoine historique de la nation. Il revient sur les projets cruciaux à concrétiser et dresse un état des lieux critique. Entretien.


En tant que président de la commission art et culture de la municipalité de Carthage, vous dressez un état des lieux alarmant de notre patrimoine historique.


Carthage et sa zone jaune (zone archéologique) ont été dévastés par les constructions illégales. La municipalité de Carthage s’active pour résoudre le problème dans les plus brefs délais pour des raisons multiples et urgentes. En même temps, personnellement, j’ai fait plusieurs propositions pour y remédier en tant que président de la commission culturelle au sein du conseil municipal de Carthage et en tant que Carthaginois, attaché à ses origines, à son environnement et qui croit en un avenir meilleur pour ce site, à sa conservation et à sa valorisation durables. Ces projets peinent à se concrétiser. L’incapacité de la municipalité à agir efficacement laisse ce mal ronger les monuments, les ruines, les musées, tout le patrimoine historique de la région. Notre patrimoine historique fait face à de véritables menaces : il est en péril. Les citoyens ne voient pas de projets se concrétiser, ils s’impatientent et je leur donne raison : le danger des lobbys et des mafias guette le pays. C’est normal d’avoir peur et de douter. Cette colère se transforme souvent en dénigrement personnel, mais je ne réponds pas. Je suis en train de tout faire pour tenir mes promesses.


Des projets cruciaux pour remédier à la région sont donc en attente. Entre-temps, les problèmes s’accumulent dont celui des constructions anarchiques.


En effet ! Le problème des constructions anarchiques, d’après moi, est un problème essentiel d’Etat. Je dirais même que c’est un crime d’Etat. Je sépare entre les causes et effets. Les débordements et les dépassements sont des effets, mais les causes essentielles sont l’absence du Ppmv : Plan de protection et de mise en valeur. Je suis journaliste mais urbaniste également de formation. J’ai un DEA en droit foncier. Les deux tiers de Carthage sont archéologique : 285 hectares de Zone jaune à Carthage. Le territoire de Carthage est protégé par un décret de classement. Des spéculateurs profitent des propriétaires privés : il y a un amoncellement, un grignotage de terrain qui se fait et crée des effets dévastateurs. De nombreuses réunions ont été tenues depuis 2011 jusqu’à nos jours, avec le ministère de la Culture et de la Sauvegarde du patrimoine, dont Mohamed Zine el Abidine : des engagements, des promesses se font, mais aucune concrétisation. Tout est à l’arrêt à cause d’une signature entre deux ministres : celui de la Culture et celui de l’Equipement. Il y a un projet finalisé de M.Jalel Abdelkafi qui est constamment retardé, face à l’indifférence des autorités et en l’absence d’un Etat : il s’agit, selon moi, d’une conspiration contre Carthage. Nous attendons avec impatience le nouveau ministre de la Culture et allons mettre ainsi tout le monde face à cette réalité. Les protestations se feront sentir à l’échelle nationale et internationale et prendront de nouvelles formes.


Avez-vous fait appel à l’Institut national du patrimoine ? Est-il intervenu ?


La majeure partie du territoire archéologique est sous la responsabilité de l’INP, mais il n’a pas de moyens. Le problème des moyens s’impose toujours. Il y a un manque de fermeté dans l’exécution des arrêtés. La gouvernance est faible. Dans la poursuite de l’exécution, il y a des défaillances. L’impunité pose aussi problème : les constructions dans les zones archéologiques sont passibles de prison, rappelons-le. Vendre des terres appartenant à des zones archéologiques sans lotissement agréé est un crime aussi. Tout ça se fait de nos jours et d’une manière effrénée. Le parquet reste inactif face à autant de dépassements.


Quelle est l’implication de la police municipale ?


C’est un problème de plus à soulever, justement : l’affiliation de la police municipale. Avant 2011, cette police était sous le contrôle de la municipalité. Après, elle est devenue affiliée au ministère de l’Intérieur. Elle est composée d’un chef de poste et de deux agents maximum, qui travaillent selon des horaires administratifs et sont absents donc pendant les week-ends et les vacances. Selon moi, il faut les ré-affilier sous l’égide du président de la municipalité. Il y a une nouvelle équipe opérationnelle pour l’instant, qui effectue son travail d’une façon extraordinaire. Carthage a besoin d’une équipe mobilisée, plus grande et qui travaille 24h/24. Il faut changer la réglementation et changer cette loi en cas d’intervention.


Où réside l’urgence d’agir ?


Un début de solution réside dans la sortie du Ppmv. Grâce à ce plan, nous pourrons nous adresser à des propriétaires, détenteurs de lots de terrains. Il existe aussi ce qu’on appelle « La protection fonctionnelle » : qui est un plan de sauvegarde proposé par Azdine Bach Chaouch, spécialiste, qui a déjà opéré dans les sites d’Ankor au Cambodge. Afin de protéger un terrain archéologique, on lui donne une fonction. Quand c’est un terrain nu, il reste exposé à différentes atteintes et infractions. Avec une fonction, il est protégé. Ce type de manœuvre a été appliqué du côté de Maalga et a montré son efficacité dans la protection de terrains. Sans Ppmv, ce danger guettera toujours Carthage et effacera notre héritage historique.


D’autres projets sont en attente de concrétisation, principalement ceux liés au port punique. Pouvez-vous nous en dire plus ?


L’INP a publié un communiqué en réponse à un post que j’avais rédigé. Une décision a été mûrement réfléchie concernant le port de Carthage. On a envisagé d’y lancer un projet en collaboration avec l’INP, le ministère de la Culture, l’Anep et l’Unesco. La municipalité n’a pas les ressources nécessaires pour lancer un bureau d’études ou pour élaborer jusqu’au bout un projet, ni l’INP qui manque aussi d’argent. Etant donné que Carthage est un patrimoine mondial, l’Unesco, préoccupée par le sort de Carthage, pourra intervenir. On a l’intention de lancer un projet collaboratif. La municipalité de Carthage est parmi les plus pauvres de la République Tunisienne. Qu’est-ce qui fait la richesse d’une municipalité ? Sa zone industrielle, touristique, sa marina et son patrimoine immobilier. On n’a presque rien de tout ça ! Les trois quarts de nos terres sont une zone jaune, et il n’existe pas de villas en hauteur. Avant 2011, une convention entre l’Anep et la municipalité existait et permettait à la municipalité de bénéficier des entrées des musées et des sites archéologiques. Les pseudo-« révolutionnaires » d’après 2011 ont eu raison de ce décret en accusant la municipalité de pots-de-vin reçus de la part de Ben Ali. Le tiers des revenus de la municipalité s’est évaporé. Une subvention importante qu’on recevait de la part du Palais a disparu aussi après 2011, sous Marzouki. Nous cherchons donc à être partenaires : l’affectation du site doit être bénéficiaire à la municipalité et au ministère à parts égales. La municipalité ne touche plus un millime depuis des années sur les entrées aux sites de la ville et c’est criminel. En lançant un projet au port punique, on ne le déclassera pas et on ne vendra pas ses terrains à des promoteurs privés. On veut que ça soit un site ouvert et exploité. Un projet élaboré par des experts de l’INP et de l’Unesco éclaircira cette vision également ralentie par l’existence d’une école de police sur place et qui pourrait être déplacée. On ouvrira ainsi ce site après 14 siècles de déni de Carthage. C’est un symbole. Carthage est un symbole de souveraineté pour les Tunisiens. L’histoire a prouvé qu’elle n’appartenait à aucune autre puissance. Une civilisation qui a toujours été autonome. Carthage a crée l’union méditerranéenne : le Sud et le Nord méditerranéen doivent être unis.


La création d’un musée panoramique à Borj Boukhriss a été citée ainsi qu’une école de mosaïque. Ces deux projets sont-ils toujours d’actualité ?


Il s’est avéré que depuis 2017, Borj Boukhriss est devenu une propriété de l’INP. Ce n’est plus un terrain du ministère des Domaines de l’Etat. Je me suis adressé à Moez Achour (à la tête de la direction du Conservatoire de Carthage) qui reste ouvert à la collaboration. On tient à l’instauration de ce monument pour Carthage et on tient à ce qu’il soit panoramique : une histoire retracée avec toute la haute technologie nécessaire et dans l’air du temps. Ce projet verra le jour avec la collaboration de l’INP également dans le cadre d’un partenariat public-privé. Pour l’école de mosaïque, comme on a un cimetière chrétien à Byrsa affilié à la municipalité, on a conclu un accord avec l’évêque de Carthage, remédiant ainsi au saccage des lieux et procédant à la construction d’un caveau. Dans le cadre d’une cérémonie organisée sous la houlette du ministère des Affaires religieuses, des tombeaux seront déplacés dans ce nouveau caveau. A la place, nous construirons une piscine municipale et une école de mosaïque. Les lieux sont actuellement abandonnés, saccagés, fréquentés par de jeunes toxicos, démunis et livrés à eux-mêmes. Un danger pour la jeunesse et les habitants. Tout se déroulera sous les consignes de l’INP en respectant le Ppmv.


Sous feu Béji Caïd Essebsi, une statue d’Hannibal devait voir le jour. Où en sont les faits ?


BCE a constitué une commission rassemblant la municipalité, l’association Hannibal, les ministères de la Défense, de la Culture, du Tourisme, de l’Equipement, du Transport et des Affaires étrangères afin d’aboutir à ce projet. On avait fait appel à un sculpteur de renommée lors des réunions organisées au Palais. Malheureusement, la conception de ce spécialiste n’avait pas plu… et le projet a été abandonné petit à petit. On a deux lieux à proposer : un jardin municipal et la plage de Carthage Byrsa. Nous devons remobiliser la société civile et les institutions concernées et choisir entre deux modèles esthétiques en mettant le symbolique et l’abstrait en évidence et en célébrant une nouvelle date, celle du 22 août, date-clé d’une bataille historique, celle d’Hannibal. BCE était sensible à l’histoire, Paix à son âme. Il était à l’écoute. Je tiens à mettre ces importants projets en œuvre : au moins à les proposer … les léguant ainsi aux générations prochaines.



Zied El-Heni, journaliste : «Notre patrimoine historique est en péril»
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