Articles

Habib Kazdaghli, historien, universitaire, spécialiste de l’époque contemporaine : « Ce qui a changé, c’est qu’il y a eu des ruptures de mémoire… »
ENTRETIENS6 / 15 / 2020

Habib Kazdaghli, historien, universitaire, spécialiste de l’époque contemporaine : « Ce qui a changé, c’est qu’il y a eu des ruptures de mémoire… »

Erudit, spécialiste de l’époque contemporaine, La Presse a donné la parole au Dr Habib Kazdaghli, afin qu’il nous commente les chamboulements universels en cours vécus par de nombreuses sociétés à travers le monde. Du soulèvement du peuple américain au mouvement « Black Lives Matter », en passant par le racisme en Tunisie, la place des minorités, jusqu’au décès d’Albert Memmi, cet entretien s’avère crucial pour mieux cerner notre présent universel en effervescence.

L'entretien avec l'historien Habib Kazdaghli est disponible en vidéo ICI


Vous êtes historien, universitaire, spécialiste de l’époque contemporaine. Les Etats-Unis sont actuellement secoués par des manifestations relativement violentes dues à un énième crime racial commis par les forces de l’ordre. Comment appréhendez-vous cette situation ?

Cet acte inhumain s’est reproduit encore une fois dans le pays de la « démocratie » et des « droits humains ». Evidemment, il y a eu des luttes comme « la guerre de sécession » et des revendications de la part des Noirs qui sont citoyens américains au même titre que les autres, y compris les Blancs, qui sont venus d’Europe autrefois. Mais les deux races n’ont pas migré pour les mêmes raisons ni dans les mêmes conditions, ou contextes. Il y a eu des luttes depuis le 19e siècle, plus ou moins, rangées depuis l’indépendance des Etats-Unis. Il y a un mouvement civique très important qui a eu lieu pendant les années 60, dirigé par le pasteur Martin Luther King, et on a pensé à cette époque que son rêve allait être réalisé avec des lois, et concrètement, sauf que les lois ont peut-être été annoncées mais leur application ou la pratique ancestrale basée sur le racisme n’a clairement pas suivi : des inégalités ont persisté et légitimé la ségrégation. « I can’t Breathe », — Je n’arrive plus à respirer — concrétise mes dires : concernant cet acte regrettable, la victime est peut-être fautive, mais c’est au tribunal d’en juger et ça n’appartient pas à un policier de race blanche de mettre à exécution ce qu’il pense être le « crime » commis, si jamais il y a « acte criminel ». L’agresseur savait que sa victime était en train de mourir et a persisté, en lui refusant même le droit de respirer. C’est à la justice et au tribunal d’en juger, surtout s’il y a eu réellement délit. D’où la révolte magnifique qui n’est pas celle des Noirs seulement : il s’agit bien d’un soulèvement du peuple. Il y a eu dans toutes les sociétés du monde — contrairement aux idées reçues — des a (dé)ppréciations à l’égard de la société américaine, souvent soit adulée, soit détestée, notamment à cause de la politique des USA menée avec Israël. Il y a un peuple américain, des valeurs américaines et évidemment des rapports de force : il s’agit d’une révolte contre cet acte racial aggravé par la présidence exécrable de Trump et de sa gestion récente catastrophique du coronavirus qui a fait plus de 110.000 morts et plus de 40 millions de chômeurs. Nous pouvons critiquer la politique américaine quand on est concerné, mais dans ce cas c’est au peuple américain de décider de son sort et de changer ceux qui le gouvernent, comme il nous appartient à nous-même de le faire dans un régime démocratique.


Quelle serait l’issue de cette situation chaotique, d’après vous ?

Les Etats-Unis sont en pleine année électorale, et cela va sûrement exacerber les clivages. C’est une année très difficile, il ne faut pas se leurrer. Il y a une partie de l’opinion qui soutient le rôle de la police. Comme le racisme est le fruit d’une inégalité, il y a une partie qui considère que la police doit gérer la situation d’une manière forte. Si l’Etat ne joue pas un rôle important et n’essaye pas de recréer l’union autour de la loi et si on continue à dire que la police a tort et les autres ont raison, on ne peut voir que des excès et des éclatements. Il s’agit d’une lutte qui se fait au sein de la nation américaine. Et c’est aux Américains de la mener. Il y a des répercussions et à Tunis, j’ai moi-même participé à une marche pour soutenir ce mouvement. On peut parler d’un élan de solidarité universel.


Quelles sont les conséquences à l’échelle mondiale ?

En tout cas, l’élan de solidarité est en cours partout en Europe. C’est déjà cela ! Tous les jours, on apprend aux générations la tolérance, l’ouverture, et ces actes provoquent une prise de conscience considérable et collective. Ils remettent en cause ces valeurs universelles. Il y a encore beaucoup de choses à faire au niveau de l’application, du vivre-ensemble et de la coexistence à l’échelle mondiale.


Il y a eu donc une réaction, y compris en Tunisie, en soutien au mouvement mondial « Black Lives Matter », alors qu’ici même, le racisme bat son plein. Cette même lutte, qu’elle soit mondiale ou nationale, est-elle la même ?

Elles vont même de pair. Absolument ! La mobilisation doit être de mise partout. Notre marche à Tunis était une occasion de se réunir et de se faire entendre. Je salue d’ailleurs le travail remarquable de l’association « Mnemty », avec à sa tête mon amie Saâdia Mosbeh, initiatrice de ce mouvement. A un certain moment, il y a des ondes de choc. Une prise de conscience partout et à travers les générations anciennes ou surtout nouvelles. Il y a des réactions, attitudes et comportements qui dénotent une ignorance de nos origines, de notre histoire. On est un pays qui fait partie du continent africain après tout. On est séparé par un désert mais l’appartenance au même continent est indéniable. Un désert qui n’a jamais été une frontière, la mer aussi. On a des échanges historiques. Des traites négrières ont eu lieu en Tunisie et nous avons été les premiers à abolir l’esclavage en 1846. Une abolition juridique énoncée au niveau de la loi mais qui n’a pas été suivie : sur le plan des mentalités, beaucoup reste à faire. Pareil pour l’égalité homme/femme ou l’émancipation de la femme qui sont prises en compte certes mais d’autres combats restent à mener. Des manifestations récalcitrantes de refus dans des sociétés qui ont la peau dure, très conservatrices et ces mêmes manifestations très anciennes trouvent parfois des supports idéologiques. Des faits économiques ou une recherche d’exploitation qui font qu’aujourd’hui comme il y a des ouvriers immigrés parmi nous, on les utilise comme main-d’œuvre à bas prix mais en même temps lorsqu’il y a crise, on dira qu’ils sont responsables en premier. C’est ce qu’on appelle l’instrumentalisation, ou autrement dit le racisme. Même une faible prise de conscience est à prendre en considération et je souligne le rôle que doivent jouer l’école, les médias, la société civile pour faire évoluer les mentalités.


Pour rebondir sur les actes racistes en Tunisie, récemment des réfugiés subsahariens ont été enfermés illégalement dans un centre de détention à El Ouardia. Comment expliquez-vous ce racisme de couleur très ambiant et ordinaire en Afrique du nord ?

Historiquement, la traite négrière a beaucoup existé en Tunisie. L’abolition l’a ralentie sauf que cette abolition n’a pas été suivie. Il y a eu des divergences et des fatwas au niveau des muftis. Il fallait accompagner l’abolition pour que cette égalité entre personnes de couleurs différentes puisse être acceptée, tout comme l’égalité entre les sexes. Il s’agit de pratiques qui ne sont pas en phase. Il y a une loi en Tunisie, comme celle de 2018, clairement promulguée, mais la pratique n’a pas suivi. Cet effort, ce changement des mentalités, doit se faire à la longue, tout le temps. C’est un effort continu. Rien n’est jamais acquis.


Il y a un racisme ordinaire que subissent les minorités en général en Tunisie : religieuses, ethniques, raciales… Finalement, cette hostilité n’est pas propre au racisme basé sur la couleur de peau. Comment expliquez-vous ce rejet de la différence ?

C’est la différence. On cherche à montrer que « vous êtes différents de moi » par exemple, afin de développer un certain communautarisme, qui peut prendre une forme nationale. Les Tunisiens peuvent dire qu’ils sont tous musulmans alors que ce n’est pas le cas du tout. Le judaïsme était majoritaire autrefois ici et toutes les religions ont longtemps coexisté. Les petites communautés se rattrapent en ayant un rôle acceptable dans certains domaines pour se faire accepter par la majorité, ce qui n’est pas acceptable en soi. Il faut toujours se référer aux lois de l’Etat national et nous devons tous être égaux face à ces lois et non se référer à des codes ou des lois ou traditions communautaires.


La Tunisie a autrefois été une terre d’asile, ouverte sur la Méditerranée, l’Afrique Subsaharienne et même sur le monde. Entre un passé beaucoup plus ouvert et un présent nettement plus fermé et hostile, qu’est-ce qui a changé ?

Ce qui a changé c’est qu’il y a eu des ruptures de mémoire. Les barques et bateaux qu’on voit traverser les mers, en partant du continent africain vers l’Europe. Il n’y a pas si longtemps que cela, d’autres traversaient ces mêmes mers en sens inverse et venaient s’installer sur nos côtes. Lorsque la France s’est établie ici, il y avait 13.000 Italiens et 7.000 Maltais. Nous étions convoités comme étant un lieu pour travailler. Les mouvements se faisaient dans les deux sens. Cette rupture de mémoire, lorsqu’elle a eu lieu au moment de l’indépendance, l’état national a voulu privilégier sa propre main-d’œuvre au détriment de l’autre et, évidemment, il y a eu des ruptures, et on oublie. Il y a l’organisation de l’oubli : l’oubli s’organise. Tous ceux qui viennent de l’Afrique du nord installés en Italie ont leur propre appellation pour dire qu’ils n’ont pas eu de relations avec eux, tout comme ici, beaucoup refusent de reconnaître qu’il y a eu des relations très étroites avec les populations noires de l’Afrique subsaharienne. Plusieurs villes l’attestent. Nous sommes là pour rappeler que la Tunisie est plusieurs, elle est mosaïque et que même le plus petit fragment fait mal à l’ensemble de la mosaïque. Elle est faite de ses apports civilisationnels, religieux, dans sa diversité et même s’il y a eu des ruptures mémorielles, c’est à nous de nous rattraper. Les outils de médiation, et chacun dans son rôle peut jouer un rôle important dans la conservation de cette mémoire et de cette réalité. C’est vrai qu’on est à l’ère de l’image, mais, il faut la décrire cette image, et l’accompagner d’une critique pour valoriser sa portée. Les combats autour de la question des minorités raciales, ou celles des droits des femmes sont à conserver minutieusement pour l’Histoire.


La recherche, l’académie et l’histoire ont perdu Albert Memmi… Il y aura un colloque ou une commémoration à l’occasion de son 40e jour…

Nous organiserons en effet un hommage, une commémoration. Plusieurs intellectuels et universitaires y seront à la Bibliothèque nationale. Memmi est l’un des nôtres, un natif du pays. Il est célèbre par son ouvrage mythique « La Statue de Sel » et ses études sur le colonisateur et sur le colonisé. C’est quelqu’un qui a réfléchi sur la question du déchirement identitaire. II se définissait comme étant juif, tunisien et français et il revendiquait cette diversité culturelle. Il a concilié les trois cultures ou origines même s’il lui arrivait de privilégier l’une des origines… Il les a bien prônées. Il était centenaire et nous lui rendrons hommage à travers son dernier ouvrage « Journal de guerre » et cet hommage lui sera rendu par une association qui s’appelle « Nous tous », qui parle de la Tunisie plurielle, présidée par notre collègue Rabaâ Ben Achour. Un dernier hommage à l’un « des fils de la Tunisie » aura lieu le 26 juin 2020 à la Bibliothèque nationale.

Habib Kazdaghli, historien, universitaire, spécialiste de l’époque contemporaine : « Ce qui a changé, c’est qu’il y a eu des ruptures de mémoire… »
Sarah Hannachi : «Je fais partie de cette nouvelle vague d’artistes qui a envie que les choses changent…»
ENTRETIENS6 / 2 / 2020

Sarah Hannachi : «Je fais partie de cette nouvelle vague d’artistes qui a envie que les choses changent…»

Sarah Hannachi a incarné Sameh dans la 5e saison d’«Awled Moufida». Pour la première fois, l’actrice fait ses preuves à la télévision. Habituée à des rôles de femmes battantes dans le cinéma, ce rôle s’est présenté comme une nouvelle aventure qu’elle se devait de mener sur le petit écran. Mission accomplie !

«Awled Moufida» est ta toute première aventure télévisée. Comment s’est passée ton intégration dans cet univers, qui vient de clôturer sa 5e saison ?


J’habite entre Tunis et la France. Déjà qu’auparavant, il était prévu que je travaille avec Sami el Fehri sur «Tej el Hadhra», mais cela ne s’est pas fait pour des raisons professionnelles. L’équipe me connaît depuis et Zakaria Troudi, par la suite, qui est le directeur de casting, a proposé mon nom. Ils ont contacté mon agent. Je suis rentrée à Tunis. J’ai pris rendez-vous. Sami était confiant. Il avait une idée de mon parcours et cherchait de jeunes talents.


Qu’est-ce qui t’a le plus plu dans le rôle de «Sameh» ?


C’est un rôle qui m’a forcément attirée parce que je suis féministe. (Rire). Je voulais sortir de ma zone de confort. C’était mon objectif premier. J’ai joué énormément de rôle de femmes battantes, dures, errantes mais tenaces. Avec «Sameh», je m’apprêtais à jouer le rôle d’une jeune femme —mère célibataire plutôt sage—, qui a les pieds sur terre, endeuillée par moments, et qui se bat pour sa survie et celle de son enfant. C’est un personnage plutôt posé. C’était une occasion à saisir pour moi. Elle survit à sa manière et à son rythme dans un quartier populaire, mère-célibataire, fait face au chômage, au regard pesant de la société. Le personnage en soi est riche et pose de nombreuses problématiques. J’ai tenu à l’interpréter d’une manière nouvelle, innovante, fraîche, fine, simple et neutre. Et incarner Sameh m’a donné l’impression de marcher sur une corde raide !


Il s’agit de ton premier rôle sur le petit écran. As-tu fait exprès d’éviter auparavant la télévision ?


Peut-être oui ! J’explique : dans ma nature, j’ai toujours été attirée par l’underground, l’aspect recherché, un art nouveau, des formes artistiques peu courantes, disjonctées, par moment inaccessibles… Je recherchais autre chose que ce qu’on trouve à la télé. Même mon parcours était distingué. J’étais nourrie par des inspirations totalement autres et mon éducation artistique ne me permettait pas de me lancer dans la télévision aisément. Maintenant, avec Internet et Netflix, c’est en train de changer. Mais depuis un an, j’ai pris la décision de mener ma vie et mon parcours artistique comme je l’entends. Je suis artiste et je tiens à apporter mon empreinte. Foncer et assumer, c’est ce que je ferai désormais. Je suis «un enfant» du monde, prête à me donner à fond dans toutes les propositions qui mériteraient tout intérêt. Notre arme ultime, surtout en ce moment, en Tunisie, c’est bien l’art et je veux servir mon pays. L’art est sans visa ! Il n’a pas besoin de passeport. Là où je peux me donner à fond, j’y reste. Le secteur en Tunisie devient de plus en plus solidaire et des changements nouveaux et positifs sont en train d’avoir lieu.


"Le personnage en soi est riche et pose de nombreuses problématiques. J’ai tenu à l’interpréter d’une manière nouvelle, innovante, fraîche, fine, simple et neutre. Et incarner Sameh m’a donné l’impression de marcher sur une corde raide !"

Donc tu n’as pas eu des difficultés pour effectuer jusqu’au bout cette transition cinéma/télé ?


On ne peut pas réellement parler de transition. La télévision a beaucoup évolué et s’est surtout ouverte sur le cinéma et les nouveaux talents. La mentalité a beaucoup changé et en bien. Il y a plus de recherches et on est moins carré qu’avant. L’écriture des personnages, la manière de les filmer… Trop de choses ont changé en mieux et c’est tant mieux. (Sourire) Attirée par le rôle, je voulais essayer… même si une bonne partie du travail n’a pas été montrée, pour cause de coupures au montage et de Corona. Je n’accepterai pas tous les rôles à la télé ni au cinéma. Du coup : j’ai tendance à trier et c’est normal. Il y a des rôles qu’on ne peut pas accepter. Je fais partie de cette nouvelle vague d’artistes qui a envie que les choses changent radicalement en Tunisie. Le cinéma tunisien brille dans le monde depuis récemment. C’est sublime ! C’est bien de faire ses preuves à l’étranger mais n’oublions pas notre pays.


C’était comment de travailler avec Saoussen Jemni ?


Extraordinaire ! On ne se connaissait pas au début mais elle sait créer un lien solide entre réalisateur et acteur. Elle te met à l’aise et ne travaille pas du tout sous pression. Elle est respectueuse et je suis reconnaissante. Elle est même très soucieuse du bien-être de ses acteurs. C’était formidable de travailler avec elle et elle a beaucoup de choses à accomplir encore.


Et comment étaient tes rapports avec Nidhal Saâdi, ton partenaire principal à l’écran ?


J’ai appris à le connaître au fur à mesure. Il est davantage habitué à la télé, ce qui n’est pas mon cas. Mais une complicité s’est vite installée. Il est très correct, respectueux et te met à l’aise. Il n’est pas imbu de lui-même.


"La télévision a beaucoup évolué et s’est surtout ouverte sur le cinéma et les nouveaux talents. La mentalité a beaucoup changé et en bien."

Peux-tu nous raconter les dessous de cette scène dramatique finale ?


Je suis silencieuse d’habitude sur les plateaux de tournage. Je puise ma force dans le silence surtout quand j’ai une séquence difficile à faire. Je m’isole dans un monde qui est mien, j’active ma propre musique puisque je travaille aussi avec et je suis dans l’observation de mon partenaire. Je le scrute même en temps normal, même en dehors des scènes à tourner programmées. Je l’imagine et j’essaie de mieux le cerner. Tout ça m’aide à me concentrer. Pour cette scène-là, Saoussen nous a mis dans le bain et on en a même parlé deux mois avant de la tourner. A chaque fois, on revenait dessus jusqu’à l’instant T où il faut que tu t’appliques. (Sourire)


Tu as beaucoup baigné jusqu’ici dans un registre dramatique. Te verra-t-on prochainement dans une comédie ?


J’espère, j’en rêve. (rire) J’adore le sarcasme. Je ne suis pas attirée par la comédie au premier degré. Mais c’est un souhait ! Et j’ai très hâte de faire mes preuves.


Avec quel autre grand acteur/actrice, réalisateur/trice aimerais-tu jouer ?


Rim Riahi, je l’admire. Fathi Haddaoui, je suis clichée sur ce coup-ci mais je rêverais de travailler avec (rire). Pour les réalisateurs, j’aimerais travailler avec Alaeddine Slim, Nejib Belkadhi. Mehdi Hmili, j’ai même un film de lui attendu et qui sortira bientôt, Ismail Leamsi, ou Kaouther Ben Henia. J’ai adoré travailler avec Jilani Saâdi et Mahmoud Ben Mahmoud : ils sont géniaux et généreux.


"Je fais partie de cette nouvelle vague d’artistes qui a envie que les choses changent radicalement en Tunisie"

Est-ce que tu te serais vue dans l’univers de «Nouba» ?


Oui, pourquoi pas? C’est des amis proches. On a fait El Teatro ensemble avant. Ce n’est pas un souhait ultime mais si un rôle intéressant est proposé, je ne le raterai pas. Yasmine, Abdelhamid, Hela, Skander… ils/elles écrivaient beaucoup. Je le faisais en solo à la même époque. Je suis indépendante. Je me représente. Je me fraye mon propre chemin. J’ai été soutenue par ma mère bien après : j’ai fait mes preuves un peu partout. Elle est fière de moi et c’est l’essentiel. J’avance individuellement.


Est-ce que tu serais ouverte à la scène théâtrale ?


Absolument ! Déjà que j’en ai fait beaucoup avant avec M.Taoufik Jebali et El Teatro. S’il y a un bon projet, je suis preneuse d’autant plus que j’adore les installations.


Et pour une suite de «Awled Moufida» ?


Evidemment pour une suite qui aura le même niveau ou qui sera, je l’espère, mieux. Je reste partante.

Sarah Hannachi : «Je fais partie de cette nouvelle vague d’artistes qui a envie que les choses changent…»
Khaoula Hosni, autrice : «La trilogie était un exercice d’écriture épuisant de scènes visuelles»
ENTRETIENS5 / 29 / 2020

Khaoula Hosni, autrice : «La trilogie était un exercice d’écriture épuisant de scènes visuelles»

Au bout de 5 ans, l’écrivaine Khaoula Hosni clôt une trilogie de science fiction avec un dernier tome titré «La fosse de Marianne», publié chez Arabesques Edition. Au titre intriguant, la fin rimera avec «Dénouement». Rencontre avec sa jeune auteure.


Si tu devais donner un petit Pitch aux fans de la trilogie, qu’est-ce que tu leur dirais? Que nous réserve ce 3e tome ?


Le 3e et dernier tome de cette trilogie est le dénouement. «Le cauchemar de Bathyscaphe», le tout premier, présentait le problème. L’action a atteint son paroxysme dans «Du Vortex à l’Abysse», et maintenant, je relâche doucement. Je donne la finalité que je veux à tous mes personnages que j’adore. Chacun a la finalité qu’il mérite. Je suis content de les voir arriver à ce stade-là : je suis très satisfaite. Je précise que j’ai tissé «La fosse de Marianne» avec beaucoup de passion : j’ai même pris mon temps pour le finaliser, bien plus que les autres. Je l’ai écrit amoureusement jusqu’à la dernière lettre.


Qui est «Marianne», le personnage qui monopolise et la couverture et le 3e volet ?


«Amélie Marianne Le Brun»! Je voulais qu’on comprenne à quel point elle est différente de Sarah et de Jade, les deux autres personnages féminins de la trilogie. Sarah et elles se rejoignent sur certains points : ce n’est ni la cadette ni l’aînée de la bande. Elle est discrète, froide (dans le bon sens). Dans ce roman, elle a un but bien précis et elle voudrait l’atteindre avec énormément de détermination, en dépassant pas mal d’obstacles et en payant bien le prix (je trouve). Elle fonctionne avec un esprit scientifique même dans ses relations humaines. Elle a tout le temps besoin de base rationnelle, de logique. Et justement, j’étais curieuse de voir comment une personne constituée de la sorte pouvait survivre, ou garder le cap dans une existence qui part en lambeaux. C’était magnifique à écrire psychologiquement pour moi.


"J’ai tissé «La fosse de Marianne» avec beaucoup de passion : j’ai même pris mon temps pour le finaliser, bien plus que les autres. Je l’ai écrit amoureusement jusqu’à la dernière lettre"

Comment as-tu vécu la fin de cette trilogie ?


Etonnement, j’ai pensé que je serai bien plus heureuse que ça. (Rire). Comme j’ai passé beaucoup de temps avec ces personnages, il m’était difficile vers la fin de les laisser partir. Au début, j’étais soulagée mais avec du recul, ils me manquent. Je parle particulièrement des personnages du 3e tome. J’ai passé globalement 5 ans de ma vie avec eux/elles quand même. Ils manquent dans ma vie, dans mon quotidien… Je n’écrirai pas une autre fin et je n’enchaînerai pas avec un autre tome, mais ils me manquent. (Sourire). La fin reste exactement ce que je voulais.


Y a-t-il un personnage dont tu te sentirais particulièrement proche ?


Sarah me ressemble beaucoup. Nael aussi, je l’adore: c’est mon petit chouchou dès le départ. (Rire) La romance de Nael avec Amelia dans le 3e tome, j’ai adoré l’écrire.


Le confinement n’a rien changé pour moi. Il ne faut pas être confiné d’après moi pour lire ou ne pas lire. Lire se fait par plaisir…

Ton imaginaire SF (Science-fiction) est débordant. D’où puises-tu ton inspiration ?


Des personnages. Je n’ai aucun mérite. Ils viennent vers moi avec une certaine histoire, après je la décortique en scène d’action ou autre. C’est là où j’interviens : mon travail consiste en cela, à la décortiquer et faire en sorte que cela soit aussi intéressant pour moi que pour le lecteur. Ils viennent vers moi et je les laisse parler, se former devant moi. Je n’ai pas été auparavant attirée par la SF crue. Disons que je l’aime plus subtile, cet imaginaire-là, et mon chef-d’œuvre cinématographique suprême, c’est «le 5e élément» de Luc Besson. Une référence et une école de SF pour moi.


"L’humanité est partie trop loin dans une frénésie de consommation dont on ne voit pas le bout"

Est-ce qu’à un moment donné tu as eu une baisse d’inspiration ou as-tu peiné à finir un des 3 tomes ?


La trilogie et —le 2e tome spécialement— était un exercice d’écriture de scènes visuelles et c’était épuisant, éreintant. Pour le 3e, j’étais déjà rodée et j’ai pris le rythme. Inoubliable ! J’avais mal physiquement et mentalement. Je tenais à ce que mon imaginaire prenne forme le plus possible sur papier, d’une manière identique. C’était un gros challenge.


Ton écriture est très scénarisée, cinématographique. Envisages-tu de te lancer dans l’écriture scénaristique un jour ?


(Rire). J’y pense sérieusement. C’est probable. Je préfère ne pas en dire plus pour l’instant. J’y ai surtout pensé pendant le confinement. On verra !


"Je tenais à ce que mon imaginaire prenne forme le plus possible sur papier, d’une manière identique. C’était un gros challenge"

As-tu lu pendant le confinement ?


Le confinement n’a rien changé pour moi. Il ne faut pas être confiné d’après moi pour lire ou ne pas lire. Lire se fait par plaisir : je peux passer un bon bout de temps sans lire, comme je peux lire de nombreux livres d’une seule traite… et même en temps normal. C’est pareil. Je lis au gré de mes humeurs. J’ai surtout travaillé comme d’habitude dans la rédaction web. Mon domaine professionnel.


Quelles sont pour toi les leçons à tirer de cette pandémie du Covid-19 ?


Je fais une fixette sur l’environnement et l’écologie en général. Il faut peut-être repenser le mode de travail. Travailler à distance s’est avéré fructueux. Je ne pense pas qu’on va retenir la leçon. L’humanité est partie trop loin dans une frénésie de consommation dont on ne voit pas le bout. On est parti pour faire des conneries bien plus graves. (Rire)


Comment vois-tu le post-Corona ?


Je reste réaliste : le mode de vie global et l’économie mondiale ne vont pas changer de sitôt. En attendant le retour à notre train-train de vie quotidien… destructeur à petit feu hélas pour notre planète. Soyons responsables surtout à l’échelle individuelle.


Quels sont tes projets en cours ?


Je te donne l’exclusivité : un magnifique livre est en préparation : il rappelle «Les cendres du Phoenix». J’espère le voir paraître d’ici l’année prochaine. Je l’ai pensé pendant l’écriture de «La fosse de Marianne». Ça va se passer en Tunisie et c’est une histoire d’adultère: un thème qui m’a toujours fasciné. Je le traiterai différemment. Ce roman-là me rappelle aussi «DABDA», mon livre préféré jusqu’à maintenant.

Khaoula Hosni, autrice : «La trilogie était un exercice d’écriture épuisant de scènes visuelles»
Rabeb Srairi : «Essia est conçue pour déranger : c’est une folie, une aventure !»
ENTRETIENS5 / 20 / 2020

Rabeb Srairi : «Essia est conçue pour déranger : c’est une folie, une aventure !»

Essia est la brutalité incarnée : cette année, elle a secoué la planète «Nouba», attisant hostilité et curiosité du public. Celle qu’on adore détester dans «Nouba 2» est interprétée par Rabeb Srairi, qui joue des genres, et oscille entre comédie et drame, pendant deux ramadans successifs. L’actrice s’est effacée complètement au profit d’un personnage complexe, né pour agacer… et mettre de l’ordre dans cette frénésie «noubienne».

Comment s’est déroulée ton intégration dans l’univers de « Nouba 2» ?


On ne peut parler réellement d’intégration. Cet univers ne m’a jamais été inconnu avant. Il m’était, au contraire, très familier de par mes rapports étroits avec toute l’équipe de «Nouba» : des rapports amicaux, professionnels et même familiaux. Abdelhamid Bouchnak est un grand ami à moi : on a déja travaillé ensemble: on a un film à notre actif qui sortira prochainement. Pareil pour les autres acteurs et actrices. Intégrer l’équipe s’est fait naturellement. J’ai bien évidemment suivi de très près la première saison de « Nouba ». Et nous y voilà…


"C’était extrêmement étonnant qu’Abdelhamid me propose un rôle pareil. Je ne m’y attendais pas"

De «Dar Nana» à «Nouba» : deux registres totalement différents et deux personnages totalement distincts. Le défi a dû être sacrément plus corsé…


Et comment ! (Rire). Totalement. «Nouba 2» s’apprête à étoffer un succès déjà bien atteint. La complexité de mon personnage est aussi à prendre en considération : cette dénommée « Essia » ne me ressemble pas du tout. C’était extrêmement étonnant qu’Abdelhamid me propose un rôle pareil. Je ne m’y attendais pas. Je ne ressemble en rien à Essia, même aux yeux de mes proches, des gens du milieu avec qui j’ai travaillé, ou en me référant aux autres personnages que j’ai pu interpréter (ou que j’ai pensé un jour interpréter) : Essia déboule d’une autre galaxie…


«Essia», un personnage Ovni : comment s’est déroulée ta rencontre avec elle ?


Après plus ample discussion autour du personnage avec Abdelhamid Bouchnak, ça m’a beaucoup plu qu’il puisse voir «Essia» en moi. Il s’agit d’un changement radical par rapport à l’année dernière. Essia n’est pas un personnage simple, c’est un personnage de composition, brechtien dans son écriture. Et elle casse profondément avec les stéréotypes : le policier doit être viril, violent, mâle, ou sinon, une policière petite de taille, parfois coquette, un peu niaise… Ce n’est pas le rôle du méchant qu’on a l’habitude de voir : Essia est une composition à part, toute nouvelle. Je pense que c’est la première fois qu’on voit un rôle pareil à la télévision, qui soit aussi axé sur la question du genre : elle est masculinisée et ça m’a davantage plu. Pour moi, c’était une aventure et un challenge de l’endosser. J’adore les défis surtout en ce moment …ça m’a stressée à mort. Je suis les épisodes, tout comme les spectateurs au quotidien, tout en étant très attentive à ce que j’ai accompli… la réaction des spectateurs m’importe aussi.


"Essia n’est pas un personnage simple, c’est un personnage de composition, brechtien dans son écriture. Et elle casse profondément avec les stéréotypes"

Avec du recul, qui est Essia d’après toi ?


Essia est une brute. Et elle n’a pas choisi de l’être. Essia est une petite fille, blessée, délaissée, en manque d’amour, et qui réagit de la sorte parce qu’elle n’a jamais été aimée, donc, elle est incapable d’aimer. Elle nous reflète ce qu’on lui donne : ce genre de personne qui peut être notre miroir. Quand on lui fait du bien, elle nous le rend, quand on lui porte préjudice, elle riposte et pas qu’un peu. Malheureusement, elle a été très souvent malheureuse… Elle en a bavé depuis sa naissance. Essia n’était pas un enfant désiré. Ses parents voulaient un garçon : elle était donc rejetée, détestée. Rejetée parce que c’était une fille déjà, donc sa propre manière de se révolter contre cette société haineuse, c’est de devenir sociopathe et de devenir finalement cette loque humaine qu’on connaît. Essia telle qu’on la voit maintenant est une carapace dure qui dissimule des faiblesses, beaucoup de sensibilité, voire une hypersensibilité qui cache des blessures profondes, peut-être impossibles à combler. Bien sûr, elle n’a jamais été soutenue par personne pendant toute sa vie. Elle a grandi dans un cocon toxique et a passé sa vie à se battre avec ses propres démons. Des démons qui se sont échappés un jour et qui sont devenus son reflet aux yeux de tout le monde. Elle est démoniaque en quelque sorte.

scène du feuilleton.jpg

A la décrire ainsi, c’est normal qu’elle soit autant détestée par une large frange du public ….


Evidemment ! Essia est conçue pour déranger. C’est-à-dire … qu’au début, c’était le cas mais le public est en train de changer au gré des chamboulements vécus par le personnage. Et je peux vous dire que des changements radicaux auront lieu … clairement. Essia agace le public et dérange trop les autres personnages : c’est un élément perturbateur, par excellence, destiné à installer un certain équilibre. Des fois, on en a besoin. Elle est dérangeante, stressante, provocante… c’était les mots d’ordre de Abdelhamid. Il me disait souvent : «Elle est unique, elle ne ressemble à personne et vice versa» ! C’est pour cette raison que les spectateurs l’ont violemment rejetée. Aucune identification avec ce personnage n’est envisageable. C’est un personnage Ovni, dans sa manière d’être, son style vestimentaire, comment elle porte ses lunettes, sa gestuelle, sa mimique, ses mouvements, comment elle tord sa bouche et s’approche des gens pour les provoquer. Elle le fait exprès pour mettre sa légitimité en valeur en tant que flic, symbole du pouvoir. Elle provoque les autres qui lui rappellent constamment le fait d’être «fille» et n’est pas née «homme» : petite de taille, mince, incapable de faire quoi que ce soit, qu’elle est usée, que tout le monde profite d’elle… Elle est toujours sur ses gardes et riposte violemment pour cacher ses faiblesses. Quand il m’a présenté Essia, Abdelhamid Bouchnak m’a dit clairement que j’allais être détestée… et j’ai adoré. (Rire) C’est quelque chose de vivre ça.


"Abdelhamid Bouchnak m’a dit clairement que j’allais être détestée…"

Est-ce que cela t’a permis de faire un travail supplémentaire en tant qu’actrice pour pouvoir correctement l’interpréter ?


Carrément. Et de loin ! C’est un personnage qui m’a épuisée. Comme les tueurs à gage : un personnage prend une partie de ton âme et te rend une partie du sien. C’est ce qu’elle a fait avec moi. La période de préparation m’a terrassée, elle est «Badass» comme on dit couramment, virile, qui ne sait pas sourire aux autres… et c’est tout ce que je ne suis pas. Cela m’a demandé énormément de recherche dans des films, essais psychologiques, livres … Même physiquement, dans sa manière d’être : sa manière de bouger le dos courbé, dans sa mimique, elle est tout le temps dans l’exagération et dans le cynisme et elle le fait exprès. La scène avec Wassila, au tout début de la saison, c’était mon premier jour de tournage, ma première scène. Essia était née à cet instant. Donc, on construisait à 4 mains, Abdelhamid et moi : les directives étaient claires, strictes et la conception du personnage est précise : On était à 40, 60, 80% de sa conception complète ou finale au gré des jours… Jusqu’à ce qu’il me dise que c’est dans la boîte. On l’a construit ensemble et sur le tas. Ma Essia à moi, je la voyais moins agressive… de loin, et lui il m’a chargée à bloc en me parlant de policières qu’il avait connues. On lui a créé une histoire, un passé à Essia, un vécu. Tout un travail planifié en amont et pendant…


Qu’est-ce que ce fameux « sur-jeu » évoqué souvent dans les remarques des téléspectateurs et qu’as-tu à leur répondre justement ?


(Rire long) Dans le jeu, il y a le sur-jeu, déjà. Je ne suis pas dans un registre de jeu réaliste en interprétant Essia. Ce personnage, contrairement à d’autres dans «Nouba», n’est pas réaliste dans son écriture. Il est même fantastique… tout comme Karim, Salah. Des personnages qui cassent avec la platitude du réalisme d’un récit. C’est normal qu’en faisant la comparaison, les gens peuvent s’y perdre. Après, un homme psychopathe c’est toujours séduisant, une femme sociopathe ne l’est pas forcément, surtout qu’on s’est habitué à une certaine image de la femme : Essia est peinte, sans artifices, sans maquillage (ce qui est un challenge en soi d’être aussi affichée avec mes imperfections). C’est une fille qui pousse les grimaces à fond en se prenant pour un homme. J’ai un visage d’habitude très fin, féminin. Je devais le défigurer, le casser. Je ne pense pas qu’il y ait sur-jeu pour ces raisons : primo, c’est un personnage brechtien qui joue son propre rôle dans sa propre vie. Deusio, la composition psychologique du personnage, ses complexes la laissent tomber dans l’exagération pour se protéger, se donner de l’assurance. Tertio, moi j’ai une confiance aveugle en Abdelhamid en tant que directeur d’acteurs et en toute l’équipe qui ne me permettront jamais toutes et tous de faire du sur-jeu. C’est impossible. On ne travaille pas seul en tant qu’acteur ! Bouchnak a créé le personnage, c’est comme ça qu’il a imaginé Essia, bien avant que je lui donne vie. Il écrit avec mon langage, je réponds avec le mien, mais c’est un dialogue cohérent. Particulièrement dans «Nouba», il y a une armée impliquée derrière la conception de chaque personnage et de chaque détail. Les gens doivent faire la différence entre «sur-jeu» ou le mot «Over» aussi qui revient souvent et qui est lassant … et entre un personnage qui est «Over». Quand ils disent «Over» en le reprochant à la comédienne, c’est en fait les tics du personnage. Au lieu de dire pourquoi la comédienne fait cela ou joue de la sorte, essayons plutôt de comprendre le personnage et d’apprendre à le connaître. La plupart des spectateurs ne m’ont pas vu jouer auparavant : ils ne me connaissent pas en tant qu’actrice et se disent qu’elle doit être comme ça dans la vie, qu’elle est dans la théâtralité excessive… etc, créant la confusion la plus totale. (Sourire)


Gères-tu mieux ces remarques depuis le début de la saison ?


Oui, totalement. Les remarques de ce type ont presque disparu. Ça a changé au fur à mesure de l’évolution d’Essia. Je reçois beaucoup de messages positifs depuis, qui disent que ce jeu est finalement justifié. Et maintenant, Essia a trouvé sa place dans l’univers de Nouba. Le public reste exigeant. Je suis agréablement surprise par de nombreuses personnes qui me félicitent et disent se reconnaître dans les yeux d’Essia. J’ai eu des discussions extraordinaires à n’en plus finir. J’ai discuté d’analyses pertinentes de leur part … certaines s’y sont même identifiées. Essia ne plie jamais même devant Bradaris. Ces téléspectatrices étaient dans le détail. Et ce qui m’a fait encore plus plaisir, c’est quand elles ont répondu aux remarques négatives en m’envoyant toute leur énergie positive. Ils/elles détestent et le disent mais savent que c’est le personnage.


"Ce personnage est une composition à part, toute nouvelle. Je pense que c’est la première fois qu’on voit un rôle pareil à la télévision, qui soit aussi axé sur la question du genre : elle est masculinisée et ça m’avait davantage plu..."


Yasmine Dimassi et Rim Riahi. Deux comédiennes issues de deux générations totalement différentes. C’était comment de travailler avec elles ?


Une bénédiction. Un rêve. Yasmine, c’est mon amie. On se connaissait depuis El Teatro. J’ai été sa prof, mais ça ne veut pas dire que je suis bien plus âgée qu’elle. (rire). On a le même âge. Depuis que je l’ai rencontrée, j’ai vu en elle quelque chose d’exceptionnel et c’est une partenaire de jeu formidable. Elle a une force contagieuse : elle te met tellement à l’aise, elle t’apaise tellement que tout devient facile avec elle. Quand je partage une scène avec, il n’y a pas plus stimulant à faire. La regarder et jouer avec elle, c’est quelque chose. Rim, c’est une grande comédienne que j’ai découvert très jeune à la télévision, c’est des icones et je joue avec actuellement. Touati, Riahi, Haddaoui… J’ai le sentiment de voir mes personnages fétiches des dessins animés sortir de la télé, et qu’ils ont pris vie à mes côtés. (rire). C’est féerique. Rim est belle, professionnelle, elle a tendance à prendre très à cœur les répétitions et les préparatifs pour son rôle : elle est soucieuse de ses partenaires de jeu, de la scène dans ses moindre détails. Elle est généreuse. On s’est rapproché, on a beaucoup communiqué sur le tournage. Je suis très flattée. Sans oublier Amira Chebli, Hela Ayed. C’est tellement intense de jouer à côté d’elles. Bilel Briki, Slatnia… tous les comédiens sont exceptionnels et triés sur le volet. Yasmine Dimassi est unique. Bilel Slatnia a une présence exceptionnelle aussi.


Quelle était ta plus grande peur avant la diffusion de la saison 2 de « Nouba » ?


Que les gens n’acceptent pas les nouveaux personnages et qu’ils comparent entre Nouba 1 et 2, chose qu’il ne faut pas faire parce qu’on est dans la continuité. Et que les téléspectateurs aussi ne comprennent pas le personnage d’Essia d’autant plus que je porte son poids… qu’ils la rejettent et ne la comprennent pas. Ce personnage est une folie. Une aventure. Mes doigts étaient croisés et pas qu’un peu… Ce personnage et son parcours sont tellement imprévisibles. Je suis sortie de ma zone de confort : déjà en tant que comédienne, je suis déstabilisée. Beaucoup ont confondu l’acteur et le personnage… je me dis, je me connais, c’est le personnage qui a pris la relève et que c’est le but : que l’acteur s’efface au profit du personnage. Je n’existe plus. Je suis très timide dans la vie. Je ne vais pas vers l’autre facilement. Et j’aime faire du théâtre parce que je me cache derrière des personnages tout en restant moi-même. Je me permets des folies tout en restant moi-même.


"Beaucoup ont confondu l’acteur et le personnage… je me dis, je me connais, c’est le personnage qui a pris la relève et que c’est le but : que l’acteur s’efface au profit du personnage"


Tu es plutôt «tragédie» ou «comédie» ?


Je suis tragédienne de formation. J’aime bien les deux et j’ai peur de me caser. J’ai le droit de toucher à tout et d’essayer tout, de me découvrir dans des registres et des styles différents. Je suis humaine avant tout, des fois dans la tragédie, parfois dans l’humour. Chaque personnage a ces deux côtés. Après, c’est une question de registre et de genre. J’adore papillonner, j’aime jouer : je passe de la passionnée à la brute, à l’extraterrestre. J’aime titiller la folie des gens, surfer sur la vague de la folie en découvrant le personnage dans ses moindres coins et recoins et en découvrant également mes propres limites.

Rabeb Srairi : «Essia est conçue pour déranger : c’est une folie, une aventure !»
Yasmine Dimassi : «Construire de rien n’est pas comme rebondir sur un succès»
ENTRETIENS5 / 4 / 2020

Yasmine Dimassi : «Construire de rien n’est pas comme rebondir sur un succès»

Nous l’avons découvert au cinéma dans «Dachra» ensuite dans la première saison de «Nouba» d’Abdelhamid Bouchnak. Yasmine Dimassi a longtemps baigné dans le théâtre : El Teatro est pour elle sa seconde demeure, si ce n’est la première. En 2019, elle commence à se frayer un chemin prometteur, et ce, dans différentes disciplines artistiques. Actuellement, nous la retrouvons dans la 2e saison de «Nouba», dans le même rôle, mais totalement métamorphosée. Entretien.


Votre rôle dans «Nouba» a beaucoup évolué depuis l’année dernière. Quels sont ces changements ?


Il s’agit d’un changement de cadre en premier lieu. Mon personnage était dans un tout autre contexte l’année dernière, chargé d’une mission bien déterminée. Cette année, c’est toujours la même personne mais dans un cadre tout autre, avec un ressenti, un relationnel et un recul nouveau. Blessée, fragilisée ou pas, nous allons le découvrir au fil des épisodes. Je préfère faire durer le suspense pour ne rien vous gâcher. Je n’en dirai pas plus.


Avec l’arrivée des figures comme Fathi Haddaoui, Kamel Touati ou Rim Riahi, comment s’est passé le contact avec eux ? Peut-on parler d’«un choc des générations» ?


Non. Je ne dirai pas cela… de toute façon, il s’agit de personnes mentalement bien plus jeunes que nous. Je n’ai pas tourné personnellement avec Fathi Haddaoui et Kamel Touati. Je n’en sais pas trop. Rim Riahi est extraordinaire. Je sais qu’ils avaient hâte, qu’ils étaient tout aussi excités et même bien plus stressés que nous. L’équipe était là à les rassurer… surtout Rim. On l’a adoptée. C’est notre esprit d’équipe : nous défendons le même projet, nous avançons ensemble tout en étant le plus possible soudés.


En quoi l’ambiance du tournage de la saison 1 était différente de la saison 2 ?


Oh que oui ! Elle était très différente pour moi, en effet. Je peux parler de moi- même, de mon propre ressenti : je ne peux pas parler de l’ambiance globale du tournage : l’année dernière, j’étais entourée de personnes que je connaissais étroitement, dans un lieu précis, des repères… J’avais Héla Ayed comme partenaire… et quelle merveilleuse partenaire ! Cette fois, j’ai glissé dans un autre univers totalement différent, un peu moins connu, avec des personnes bosseuses et tout aussi intéressantes. Mon coup de cœur de cette année, c’est sans doute Rabeb Srairi, mon ancienne professeure. Contente aussi d’avoir retrouvé Assem Bettouhami qui était mon prof. J’étais très heureuse d’être à leurs côtés. L’année dernière, on était davantage dans l’aventure. On avançait ensemble, spontanément… Personnellement, je ne pensais pas beaucoup aux retombées, à plaire coûte que coûte à un immense public, etc. On était réunies autour d’un projet, et chacun (e) y participait à fond. Cette année, on avait comme mission de répondre à des attentes. Construire de rien n’est pas comme rebondir sur un succès. La peur et le stress planaient, et avec le corona, on était encore plus sous pression. D’ailleurs, on n’a pas pu achever convenablement le tournage. Une réécriture est même en train d’avoir lieu pendant le montage. On voit avec la version initiale, on compare et on essaie de faire avec ce qu’on a.

Yasmine Dimassi dans la saison 1 de Nouba.jpg

Comment s’est déroulée l’intégration des nouveaux acteurs comme Rabeb et Assem ?


Très bien. On se connaissait déjà depuis longtemps. A El Teatro, au théâtre, on s’est connu sur scène et c’était nos professeurs. Leur présence nous a beaucoup enrichis. Au-delà de l’artistique, c’est l’aspect humain qu’on retient le plus dans une expérience comme celle-ci menée surtout avec Rabeb et Assem.


Comment est Abdelhamid Bouchnak sur le tournage ?


C’est différent pour nous. On est là à le consulter et vice-versa, à interagir, émettre des remarques d’ordre scénaristique. On est beaucoup dans l’échange. Il y a une grande complicité entre nous. Après, c’est une personne qui travaille passionnément, avec plaisir… Personnellement, je n’ai pas encore connu de réalisateurs tyranniques, violents, désagréables… J’ai travaillé avec Bouchnak et Lassaad Oueslati. Ils sont zen, détendus… Je suis chanceuse jusque-là. Il y a eu un stress fou cette année, mais on a essayé toujours de gérer ensemble. Et lui il s’en sort très bien… Un seul bémol avec Abdelhamid, je dirai qu’il opte souvent pour une seule prise avec son acteur sans plus et cela peut être frustrant. La première est toujours bonne pour lui.


Le public est excessivement impatient cette année. Parfois, il peut paraître exigeant, souvent jusqu’à tomber dans la violence ou le lynchage. C’est en tout cas ce qu’on peut souvent voir sur les réseaux sociaux. Vous gérez comment cette pression en tant qu’équipe ?


Ma réponse peut vous étonner : mais personnellement, la réaction du public, peu importe son intensité, son ampleur, elle ne me touche pas tant que cela. Ce qui m’importe, c’est les critiques fondées, constructives. Le public peut être exigeant, et ça ne peut que me faire plaisir parce qu’en un sens, cela veut dire qu’il a adopté le projet. C’est bien de nous complimenter simplement… mais cela ne nous aide pas à avancer. Le regard critique compte vraiment. Quelques téléspectateurs prennent mal qu’on se juge nous-mêmes (rire). Ça fait plaisir… Une proximité s’est créée avec une certaine tranche du public. Dans certain cas, on subit un tollé de réactions violent qui n’a pas de sens et n’avance personne. J’en profite d’ailleurs pour souligner à quel point de nos jours, on est incapable de discuter ou de débattre autour d’une œuvre ou même d’être dans l’échange convenablement. On est de plus en plus fermé aux autres, intolérants. Une stratégie de formation constructive, qui initierait le public au débat de fond et à la critique, doit être relancée le plus tôt possible comme celle qu’on faisait grâce à la Ftcc, aux cinéclubs, la Ftca… Avoir le sens de l’analyse, discuter d’une œuvre sans se taper dessus. Pour moi, c’est une urgence ! C’est désolant ce qu’on voit de nos jours, surtout avec l’émergence des réseaux sociaux. Désolant certes, mais ça ne m’affecte pas parce que comme je l’ai dit, ce n’est pas constructif. Avec des proches, des collègues, on n’hésite pas se critiquer mutuellement… et cela nous réussit. C’est ce qui nous aide à avancer et à nous autocritiquer, nous remettre en question sans cesse. La richesse se crée à partir de ce comportement. Il y a un vide énorme, il faut penser à le combler. Le lynchage y compris en ligne génère un terrorisme intellectuel et c’est totalement contreproductif.


Avec quel acteur ou actrice de «Nouba» vous sentez-vous le plus à l’aise pendant le tournage?


Hela Ayed… sans aucune hésitation. Un simple regard avec elle peut faire la différence. C’est une partenaire extraordinaire. Elle fait l’exception pour moi. Amira Chebli est généreuse dans son jeu d’acteur… Parfois, tu oublies que tu bosses avec certains comédiens. C’est si agréable. Jouer avec Rabeb aussi est un pur plaisir. Je pense que je suis plus à l’aise avec les actrices finalement. (Rire) Aziz Jbali et Mhadheb Rmili sont magnifiques également.


Si vous deviez revenir sur les polémiques récentes autour de «Nouba»…


Je laisse couler, franchement. Bon… pour les réactions autour de la rediffusion sur Youtube, je trouve cela dommage parce qu’on voulait soutenir notre œuvre en évitant le piratage. C’est réducteur en tant qu’artistes de voir notre travail fuité en ligne. «Artify» est une excellente alternative. Cette plateforme tunisienne pourra bénéficier du travail, le spectateur pourra le découvrir en HD, avec les droits d’auteur… L’équipe «Artify» peut gérer son projet en s’adaptant et en améliorant toujours davantage son rendu.


Vous alternez aisément théâtre, cinéma et télé… Vous avez une préférence pour une discipline en particulier ?


Bien sûr… je préfère le théâtre, sans aucun doute. Après place au cinéma… Pour la télé, si le projet me paraît bon, j’accepte. Je ne suis pas très tentée par les feuilletons en général qui ne se laissent consommer que pendant les dîners ramadanesques. Je suis hyper contente pour Lassaâd Oueslati qui va pouvoir présenter son feuilleton «Harga» pendant la grille hivernale. C’est courageux. Je suis fière de lui. Heureuse de le voir prendre une telle décision. J’espère qu’il pourra montrer aux annonceurs, aux médias et à tout le monde que le meilleur moment dans l’année pour faire de l’audimat, ce n’est pas uniquement le Ramadan et qu’il est temps que les choses changent. Je suis optimiste.


Quels sont vos projets futurs ?


Rien de très concret pour l’instant. En parlant de théâtre, je profite du confinement pour écrire. Je suis dans une phase de documentation. Si on ne joue pas assez avec les autres autant créer et inciter d’autres comédiens à venir jouer. On est riche d’El Teatro et merci à Taoufik Jebali qui nous assiste pendant toutes nos folies créatrices.

Yasmine Dimassi : «Construire de rien n’est pas comme rebondir sur un succès»
Nadia Ghrab, auteure de «Dépassements»  : «Je veux que mes racines me nourrissent et pas qu’elles m’emprisonnent»
ENTRETIENS3 / 12 / 2020

Nadia Ghrab, auteure de «Dépassements» : «Je veux que mes racines me nourrissent et pas qu’elles m’emprisonnent»

Envoûtantes et éclairées, les nouvelles publiées par Nadia Ghrab, scientifique et écrivaine, captent l’attention du lecteur de bout en bout. Sobrement intitulées «Dépassements» et publiées chez Arabesques, l’écrivaine, d’origine égyptienne, parvient à transcender son lectorat à travers des thématiques plus que jamais d’actualité. Entretien avec cette intellectuelle qui milite pour un monde «moins étriqué».


«Dépassements» est le titre de votre ouvrage publié récemment. Quelle est l’origine de cet intitulé qui peut, à la première lecture, nous paraître vague ?


Je trouve que nous vivons dans un monde un peu étriqué. La société nous compartimente en jeunes et vieux, blancs et noirs, pauvres et riches, citadins et villageois, chrétiens et musulmans, scientifiques et littéraires, etc. Des barrières immatérielles enferment chacun dans sa catégorie, et il est souvent difficile d’entretenir une relation enrichissante avec ceux d’un autre camp. Je trouve cela désolant et je rêve d’un dépassement de toutes ces entraves. Sur le plan personnel, chacun de nous est plus ou moins conditionné par de nombreux déterminismes, qui l’empêchent parfois de devenir le meilleur de ce qu’il pourrait être. Là aussi, je rêve que chacun puisse se libérer de son personnage préfabriqué et dépasse les contours d’un horizon trop étroit. Dépassons joyeusement nos peurs, nos complexes, nos préjugés, les normes et les conventions qu’on nous a inculqués, tout ce qui bride notre envol !


Avez-vous opté pour des critères spécifiques pour classer vos nouvelles ?


Pas vraiment. J’ai essayé plusieurs classements, jusqu’à ce que je sente que chaque nouvelle avait sa vraie place, celle qui lui convenait, qui lui était nécessaire. Peut-être y a-t-il une logique souterraine qui préside à cet ordre, mais j’ignore laquelle.

81484875_3198134813547948_8280728226934816768_n.jpg

Votre livre a comme principale thématique «L’ouverture sur l’autre». Comment définiriez-vous l’Autre ?


L’Autre, c’est celui qui me ressemble et qui diffère de moi, un peu, beaucoup, énormément… C’est mon frère, et aussi celui qui vit à l’autre bout de la Terre. C’est chacun, qui joue sa partition d’être humain d’une manière qui n’est pas la mienne. Et la découverte de ces multiples variations sur un même thème nous enchante, et permet une connaissance plus ample de notre condition d’homme. La découverte de l’Autre me permet finalement de mieux me connaître moi-même, de questionner mes comportements, mes croyances, non pour adopter ceux d’autrui, mais ceux qui pourraient être miens, que j’ignore et que la fréquentation de l’Autre me révèle, souvent à son insu. L’ouverture à l’Autre consiste à lui faire un peu de place dans mon environnement physique, dans mes pensées, mes préoccupations, dans la tente de mon cœur. Dans ma vie. Et cette place que je lui accorde, elle ne réduit pas la mienne, bien au contraire, elle agrandit mon espace intérieur. L’ouverture à l’Autre, en me déstabilisant, me rend plus féconde, plus créatrice.


"Je rêve que chacun puisse se libérer de son personnage préfabriqué et dépasse les contours d’un horizon trop étroit. Dépassons joyeusement nos peurs, nos complexes, nos préjugés, les normes et les conventions qu’on nous a inculquées, tout ce qui bride notre envol !"

Dans «Dépassements», quelle est la nouvelle qui vous tient le plus à cœur ?


Ça dépend des jours, mais c’est souvent «La gardienne de phare». Etre gardienne de phare, ça a été pour moi un rêve d’enfant. Je l’ai un peu réalisé en devenant (dans ma tête) gardienne de phare, durant les six mois d’écriture de cette nouvelle. J’ai vécu pendant cette période avec l’odeur des algues et des embruns, bercée par le mouvement du ressac, tenue en éveil par les hurlements du vent, apaisée par les myriades d’étoiles. J’ai lu tout ce que je pouvais trouver sur la vie des gens de la mer, je me suis initiée aux tâches de gardien, aux techniques de la pêche, aux dangers, physiques et mentaux de ces métiers. Et j’ai rêvé puis écrit une histoire d’amitié entre deux femmes que tout sépare. Au départ c’est la gardienne qui rejette la mondaine, parce qu’elle a des préjugés sur son look. Mais petit à petit, ces deux femmes découvrent ce qu’elles ont en commun, malgré les apparences. Et chacune d’elle change sur certains points, fait une partie du chemin, pour rejoindre l’autre dans ce qu’elle a de meilleur. Elles vivent des choses très dures, mais leur affection réciproque rend la souffrance douce, plutôt qu’amère.

120326778_4394229073985917_3319180275382748744_n.jpg

Vous considérez-vous comme rationnelle ou intuitive ?


Je ne sais pas si je suis rationnelle ou intuitive et ce n’est peut-être pas très important. Mais je sais, par expérience, de quelles qualités a besoin chaque type de travail. L’intuition et l’imagination doivent être mobilisées pour la recherche scientifique aussi. L’intuition permet de pressentir à quel type de résultats on peut s’attendre, l’imagination de concevoir des stratégies de recherche pour les vérifier ou les invalider. Mais si l’intuition est à la source de la démarche, l’austère rigueur, fille de la raison, doit ensuite examiner son bien-fondé, à la lumière des résultats obtenus. Et le chercheur peut être amené à abandonner une idée qui lui était chère, parce que les résultats l’ont mise en échec.


"Dans l’écriture littéraire, chacun sait que l’intuition et l’imagination jouent un rôle primordial. Mais la précision et la rigueur, qualités plutôt rationnelles, me semblent également nécessaires pour un texte de qualité."

Si des qualités rationnelles et intuitives sont nécessaires pour les deux univers, les critères d’évaluation d’un travail sont différents. Dans la recherche scientifique, tout doit être justifié de manière objective. La création littéraire, elle, donne droit à la subjectivité; l’œuvre n’est pas soumise à une concordance avec des lois ou des réalités qui lui sont extérieures. Elle porte en elle-même (ou non) sa propre justification. Par ailleurs, dans l’univers des sciences exactes, une chose est vraie ou fausse; on peut citer des points qui restent obscurs, mais de manière marginale. Dans la littérature, les doutes, les incertitudes, les nuances, les contradictions ont une place de choix.


"L’Autre, c’est celui qui me ressemble et qui diffère de moi, un peu, beaucoup, énormément… C’est mon frère, et aussi celui qui vit à l’autre bout de la Terre. C’est chacun, qui joue sa partition d’être humain d’une manière qui n’est pas la mienne. "

Vous êtes polyvalente, à la fois scientifique et littéraire, et vous avez longtemps baigné dans diverses cultures. Est-ce judicieux de notre part de vous considérer comme une «Citoyenne du monde» ?


Je me sens citoyenne de notre petite planète, fragile et menacée. Mais je suis citoyenne du monde à partir de quelque part. Mes racines sont importantes pour moi. Je veux qu’elles me nourrissent, mais pas qu’elles m’emprisonnent. Alors ces racines, je les prends avec moi, je m’en vais de par le monde, et au contact d’autres cultures, elles se transforment et s’épanouissent. Le point de départ de mes racines, c’est la bonne terre du Nil, et plus amplement toute la région méditerranéenne. Je me sens tout à fait chez moi, n’importe où sur le pourtour de la Méditerranée.


Malgré tout cet amour que vous portez pour les lettres, votre parcours professionnel reste purement «scientifique». Est-ce un choix que vous avez fait : celui de vivre de la science plutôt que de la littérature ?


Quand j’ai choisi une orientation, je pensais qu’un métier scientifique était plus «utile» à la société qu’un métier littéraire. C’est une idée qui se discute. Si mon parcours professionnel a été purement scientifique, c’est parce que je n’aime pas faire les choses à moitié. L’enseignement et surtout la recherche scientifique sont des activités très prenantes, et quand elles s’ajoutent à toutes les activités d’une femme, il ne reste guère de temps pour autre chose. Et pour moi, il n’était pas question de faire quelque chose du bout des doigts, ni la recherche scientifique ni l’écriture littéraire. Chacune d’elles exigeait mon être entier. Ce que je n’ai pas pu faire en parallèle, j’essaie maintenant de le faire en séquence.


Avez-vous un message spécifique à adresser à la femme tunisienne ?


Non, pas de message à adresser. Juste envie d’exprimer mon admiration profonde pour la femme tunisienne. Elle supporte un très grand poids dans la société. Avec la conquête du droit au travail, elle cumule des obligations nouvelles et traditionnelles. Souvent, notamment dans les milieux défavorisés, c’est elle qui fait vivre le foyer sur le plan économique, et bien sûr, sur d’autres plans. Fille de Bourguiba, elle est consciente de ses droits, et revendique et manifeste dès qu’elle les sent menacés. Mais elle manifeste toujours dans la joie, et cette joie est un garde-fou contre la haine, qui est par essence destructrice.


"L’œuvre n’est pas soumise à une concordance avec des lois ou des réalités qui lui sont extérieures. Elle porte en elle-même (ou non) sa propre justification."


Vous êtes francophone plutôt qu’arabophone. Pourquoi?


Parce que l’enseignement que j’ai eu en littérature arabe était pauvre; les programmes étaient mal faits et les enseignants peu motivés. En littérature française, j’ai eu la chance d’avoir d’excellents professeurs, un programme passionnant, une fenêtre ouverte sur l’universel. J’ai donc beaucoup lu en français, ce qui a développé ma connaissance de cette langue au détriment de l’arabe littéraire évolué. Je le regrette profondément; j’aurais aimé avoir une double culture plus poussée, comme celle qui était dispensée au Lycée Sadiki.


Vous consacrez votre retraite à l’écriture. Pouvez-vous nous donner un aperçu du contenu de votre prochain ouvrage ?


C’est un peu tôt pour en parler. C’est un roman où il sera question d’exil, de marginalité, des difficultés et des joies du métissage culturel, d’une identité personnelle à trouver et à construire, à la croisée de ses spécificités propres et des multiples influences de l’environnement.

Nadia Ghrab, auteure de «Dépassements» : «Je veux que mes racines me nourrissent et pas qu’elles m’emprisonnent»
Alfonso Campisi : «Mon plus grand ennemi dans la vie est l’ignorance!»
ENTRETIENS3 / 2 / 2020

Alfonso Campisi : «Mon plus grand ennemi dans la vie est l’ignorance!»

Alfonso Campisi est tunisien dans l’âme ! Son amour incommensurable pour le pays se reflète dans son parcours, ses accomplissements, ses mots, son sens de la répartie… Et de l’hospitalité. Couronné en 2018 par le prestigieux prix international Proserpina, consacré aux intellectuels siciliens qui se sont distingués dans le monde, c’est chez lui que l’intellectuel nous reçoit dans une pièce remplie d’ouvrages et de tableaux donnant… sur la Méditerranée. La vie de ce Sicilien d’origine a été sublimée par cette mer, riche de son histoire unique, de ses mouvements et de ses innombrables caractéristiques : «Je suis méditerranéen avant tout !», déclare-t–il, lors de cet entretien dans lequel il se livre, à cœur ouvert, sur sa vie, son œuvre, ses liens si forts qu’il entretient avec cette Tunisie et cette mer Méditerranée. Alfonso s’est exprimé également sur son combat toujours inachevé pour l’obtention de la nationalité tunisienne et de ses projets qui s’annoncent prometteurs. Rencontre.


Entretien en vidéo avec Alfonso Campisi, professeur des Universités et auteur


Alfonso Campisi, vos travaux de recherche sont riches : elles sont d’ordre historique et linguistique en grande partie. Vos publications et vos recherches restent impactantes, engagées et d’une très grande utilité. Parlons-en…


En effet, je travaille depuis une vingtaine d’années sur la Méditerranée. Toutes mes recherches sont focalisées sur cette mer, la nôtre, qui est fortement caractérisée par les mouvements : des personnes, des cultures, des langues. Des mouvements entre les deux rives : la rive nord et la rive sud de la Méditerranée et vice-versa. Toutes mes recherches sont focalisées sur cette mer riche, il y a beaucoup à dire et à écrire et tout n’a pas encore été dit… Une infinité de savoirs. Je m’intéresse plus spécialement aux langues de l’immigration, et plus précisément celle de la communauté sicilienne en Tunisie : l’histoire, la langue et le rapport entre les différentes cultures: italienne, sicilienne et tunisienne évidemment… On possède une histoire commune, c’est connu et qui remonte à des milliers d’années. Le domaine reste très passionnant et large. Parmi les livres les plus impactants, il y a eu un livre qui parle de la rencontre entre la langue sicilienne et tunisienne : un mélange s’est créé et ces deux langues ont été fortement imprégnées. Intitulé «Ifriqiyyia/Siqilliyya : un jumelage méditerranéen», le livre évoque les rapports historiques entre les deux régions. Après, il y a eu un autre sur la migration sicilienne fin du XIXe siècle début du XXe. Une migration en provenance de la rive nord : c’est un peu une sorte de migration «étrange» pour beaucoup mais qui ne l’est pas du tout. Il n’y a pas que la migration vers l’Europe, une autre vers la Tunisie a bien eu lieu à une certaine époque. La Tunisie était une terre d’accueil et d’asile pour beaucoup. C’est mon pays. J’ai écrit 6 livres en tout : le prochain romancé s’intitule «Terres Promises». Il parle d’une petite île de la Sicile et retrace le parcours particulier d’une jeune fille de la Sicile vers la Tunisie. Il y a un fond historique mais romancé quand même. Je ne vous en dirai pas plus …


"J’ai grandi au départ avec cette Tunisie, mais sans la connaître… J’ai eu l’opportunité de venir m’installer en Tunisie pour 2 ans… Je suis finalement resté 22 ans. "

Justement, vous entretenez un lien très fort avec la Tunisie. Quand et comment tout a commencé pour vous?


Ce lien que j’ai à la Tunisie est très spécial : j’ai commencé à entendre parler du pays quand j’étais tout petit. Ma famille sicilienne était venue en Tunisie à travers cette migration : ils se sont installés ici, jusqu’en 1945, quand une partie de ma famille est rentrée en Italie et quand d’autres membres sont partis ailleurs, jusqu’aux Etats-Unis. C’était comme une déchirure de la famille… Ma grand-mère me racontait des anecdotes, des personnages, de l’histoire, de cette Tunisie belle de sa culture, sa cuisine… J’ai grandi au départ avec cette Tunisie, mais sans la connaître, après je suis parti en France, en Italie pour des études : ensuite, j’ai eu l’opportunité de venir m’installer en Tunisie pour 2 ans… Je suis finalement resté 22 ans. (Rire) Je suis chez moi ici. Totalement dans mon cadre, mon milieu. J’ai retrouvé le peu de Sicile qu’il me faut, le peu de France aussi et je me considère comme méditerranéen. Quand on me demande ce que je suis, je revendique pleinement mon appartenance à la Méditerranée.


"C’est vraiment une bataille que je conduis : une bataille que nous menons en tant qu’intellectuels, écrivains armés par le dialogue pour lutter contre notre plus grand ennemi : qui est l’ignorance. C’est mon seul ennemi dans la vie. C’est un combat universel !"

Et cette Tunisie, justement en quoi d’après vous est-elle différente de la Sicile ? Géographiquement et culturellement, les deux rives restent tout de même très liées et ont beaucoup en commun…


L’île la plus proche d’ici est à 53 km (rires) C’est très proche ! La langue reste différente, les cultures aussi sont distinguées. Mais je trouve qu’il y a toujours beaucoup plus de ressemblances et de similarités que de différences. Les gens et les caractères sont pareils… Je n’ai jamais été dépaysé réellement… Il faut rester tenace et essayer de rapprocher les deux rives en dépassant les préjugés émis juste parce qu’on ne connaît pas l’autre.


Votre lutte, si on peut dire, pour l’obtention de la nationalité tunisienne se poursuit. Où en êtes-vous ?


Vous savez que la nationalité tunisienne est très difficile à obtenir malgré la loi claire et même si toutes les conditions sont remplies. Dans ce cas, on devrait normalement l’avoir systématiquement de la part de l’Etat. J’ai fait cette demande il y a 3 ans à peu près parce que c’est une question purement identitaire pour moi: je pense que cette identité culturelle, linguistique, que j’ai trouvée ici, pourrait se renforcer par l’obtention de cette nationalité : ça fait 22 ans que je travaille au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, 22 ans que je suis ici parfaitement intégré. L’avoir serait pour moi comme une reconnaissance de la part de l’État, du pays. Actuellement, ça traîne encore et on peut attendre jusqu’à 8 ou 9 ans… Il y a beaucoup de demandes de nationalité en attente. Il y a ce problème de traçabilité : comme on donne la nationalité européenne aux Tunisiens en Europe, ça serait bien d’en faire autant en Tunisie pour celles et ceux qui répondent aux critères légaux. Cette lutte est difficile et elle m’attriste beaucoup : pourquoi on ne donnerait pas la nationalité à une personne qui donne tellement au pays, qui produit, écrit, travaille pour le gouvernement depuis longtemps ? Je reste optimiste parce que je me dis qu’il n’y a pas de raison qu’on ne puisse pas l’avoir si on respecte la loi. 8.000 citoyens européens demandent à avoir la nationalité tunisienne et sont en attente. Un chiffre très important quand même. Pour information, j’ai présenté cette demande avant à feu BCE. J’ai écrit une lettre assez poignante, où j’exprimais mon amour pour le pays afin qu’on m’octroie la nationalité pour le mérite. Le dossier a fait tout le parcours qu’il devait faire: ça bloque au niveau du ministère de la Justice qui est chargé de passer le dossier à la Présidence. On attend depuis 6 mois…


"La nationalité tunisienne est très difficile à obtenir malgré la loi claire et même si toutes les conditions sont remplies… Je pense que cette identité culturelle, linguistique, que j’ai trouvée ici, pourrait se renforcer par l’obtention de cette nationalité."

En quoi consiste votre engagement dans le dialogue culturel et civilisationnel de nos jours ?


C’est un engagement qui a commencé il y a longtemps. Je l’ai surtout vécu à travers la parole, à travers ma famille: ce dialogue entre les deux cultures: ma lutte, parce que c’est vraiment une lutte pour les gens comme moi, c’est qu’on est comme des poissons qui vont à contre-courant. Vous voyez tout ce qui se passe dans le monde : violence terrible, guerre, manque de communication… C’est vraiment une bataille que je conduis : une bataille que nous menons en tant qu’intellectuels, écrivains armés par le dialogue pour lutter contre notre plus grand ennemi : qui est l’ignorance. C’est mon seul ennemi dans la vie. C’est un combat universel ! Une lutte qui avance à pas de fourmi et c’est bien. Il faut rester tenace et essayer de rapprocher les deux rives en dépassant les préjugés émis juste parce qu’on ne connaît pas l’autre.


"Je trouve que les étudiants sont davantage libres depuis 2011 et ça se ressent, il n’y a pas de comparaison à faire entre l’étudiant pré et post-révolution : une maturité a été acquise depuis."


Vous êtes dans la transmission du savoir : vous côtoyez des étudiants, vous avez connu des générations entières de chercheurs ou de docteurs en devenir ici. Quel regard portez-vous sur l’académie et les étudiants d’aujourd’hui ?


Par nature, je suis très optimiste même dans des moments difficiles. J’ai vu plusieurs étudiants : quand je vois d’anciens étudiants devenir mes collègues et qui ont réussi leur vie en ayant une famille et une bonne profession, ça ne peut que me réjouir. Je ne suis pas idéaliste : je reste réaliste. Je pense que le niveau des étudiants peut être très bon comme très mauvais : je vois qu’on a un bon niveau pour les doctorats en langue ou dans les autres disciplines. Je trouve que les étudiants sont davantage libres depuis 2011 et ça se ressent, il n’y a pas de comparaison à faire entre l’étudiant pré et post-révolution : une maturité a été acquise depuis. Ceci dit, la baisse de niveau reste mondiale et n’est pas propre à la Tunisie. L’étudiant tunisien est beaucoup plus mûr : il n’est plus soumis, il critique, il regarde, observe… Et pour comprendre ce changement forcément positif, la libération de la parole était cruciale.


"Pourquoi on ne donnerait pas la nationalité à une personne qui donne tellement au pays, qui produit, écrit, travaille pour le gouvernement depuis longtemps ?"

Crucial certes et tout aussi important que votre prochain film documentaire qui est intitulé «Siciliens d’Afrique : Tunisie terre promise» et qui promet de par sa thématique. Il est bouclé et sort dans quelque temps…


Pour revenir au discours de cette immigration de la Sicile vers la Tunisie, ce film la traite sur 1h10 et a été monté à Milan. Je l’ai réalisé avec le metteur en scène Marcello Bivona : on a traité donc de cet axe de l’immigration mais surtout sur la langue parlée par la communauté sicilienne de Tunisie. Nous avons une langue qui est le Sicilien, différente du sicilien de Sicile. Pourquoi est-elle différente? Parce qu’elle a eu des apports linguistiques arabes, tunisiens, français, maltais, italiens. Un véritable mélange d’histoire. Et c’est une langue qui est sur le point de disparaître. Les vieux la parlent encore, mais il faut intervenir pour la conserver et la promouvoir aussi. Ce film va parler de ça et sera prêt dans deux mois avec la collaboration de l’Institut culturel italien. J’espère qu’il plaira à tout le monde : ce film est la fusion de plusieurs cultures.

Alfonso Campisi : «Mon plus grand ennemi dans la vie est l’ignorance!»
Master class/Rencontre avec Lucie Borleteau, réalisatrice de «Chanson douce», à l’Institut Français de Tunisie : «Je devais rendre hommage au travail de Leïla Slimani …»
ENTRETIENS2 / 17 / 2020

Master class/Rencontre avec Lucie Borleteau, réalisatrice de «Chanson douce», à l’Institut Français de Tunisie : «Je devais rendre hommage au travail de Leïla Slimani …»

Lucie Borleteau, réalisatrice de «Chanson douce», actuellement en salle, était présente en Tunisie lors de sa sortie. Il s’agit d’une adaptation au cinéma du livre éponyme à succès de Leïla Slimani —Prix Goncourt 2016—. A l’Institut français de Tunisie, elle a participé à un Mater class/rencontre avec des cinéphiles, des professionnels, journalistes et des étudiants tunisiens en cinéma. L’échange, modéré par Didier Zyserman, a permis à la réalisatrice de lever le voile sur un parcours atypique, de bien communiquer sur les ficelles de l’adaptation filmique et de nous dévoiler les rapports entretenus entre réalisatrice et écrivaine pour parvenir à adapter une œuvre littéraire sur grand écran sans la trahir.

Affiche du film.jpg

Lucie Borleteau, vous avez déjà à votre actif de nombreux courts-métrages et deux longs-métrages. Comment est née cette passion pour le cinéma ?

J’ai eu un parcours atypique dans le sens où je n’ai pas réellement fait d’école, en tout cas, d’études précises. C’est-à-dire que je n’ai pas réussi à intégrer l’école nationale, donc j’ai fait autrement : j’ai commencé par l’option cinéma au lycée, je pense que c’est quand même suite à cela que j’ai pu commencer… Ma famille ne faisait pas de cinéma et aucun n’était issu du milieu culturel et artistique. Cette éducation à l’image à l’école m’a poussée à m’intéresser à cette passion, ce domaine. J’ai pu me lancer dans l’analyse filmique, réfléchir en profondeur sur ce qu’on voit tout en faisant des travaux pratiques. Ce n’est qu’après que j’ai eu la chance de faire une classe préparatoire publique, qui est et reste unique en France même aujourd’hui. J’ai noué des liens et rencontré des gens brillants, toujours aussi passionnés par le cinéma, avec lesquels j’ai pu travailler jusqu’à «Chanson douce». J’ai raté le concours par la suite mais ceci ne m’a pas empêchée d’entrer à l’université Paris 8 à Saint-Denis qui était une fac de cinéma, la seule qui m’intéressait. À l’issue d’un diplôme de maîtrise obtenu dans cette faculté, et deux conservatoires, à un moment, il fallait que je travaille. J’ai obtenu un stage dans une société de production qui produit des films de Jacques Audiard entre autres, et qui se spécialise davantage dans les films d’auteur. J’étais assistante, j’ai su ce que c’était que le domaine de la production, je côtoyais des réalisateurs : j’étais comme un couteau suisse, à faire beaucoup de choses à la fois souvent liées à la mise en scène et loin du volet financier ou administratif. J’ai beaucoup appris en étant sur le terrain. A mes débuts, je cherchais un producteur, je ne recevais que des refus. J’ai dû demander à mon patron, braver tout un système de subvention pour me lancer dans mes deux premiers courts-métrages, avant d’enchaîner les deux longs. Je peux enfin dire qu’actuellement, c’est mon métier : réalisatrice.


"J’étais comme un couteau suisse, à faire beaucoup de choses à la fois"

Un parcours atypique, mais cela n’a pas dû être facile…

J’ai beaucoup souffert d’un point de vue individuel : des premiers concours par exemple. La plupart des étudiants ont dû avoir de superbes formations, après, ils peuvent toujours avoir des refus, au fur et à mesure de leur parcours. «La passion, c’est la détermination», d’après moi, quand on veut se lancer dans la fabrique de films. En tous les cas, ce n’est jamais facile. Mon travail d’assistante m’a beaucoup aidée à devenir ce que je suis maintenant. Je reste indépendante actuellement. J’ai également pu réaliser les 6 épisodes d’une série «Cannabis» pour la chaîne Arte qui m’a permis d’avoir des moyens, d’essayer des scènes que je n’osais pas faire, d’explorer des terrains peu familiers.


"Ma manière d’être fidèle au livre était surtout d’être fidèle à mes sentiments, à mes sensations ressenties lors de ma lecture"

Vous avez à la fois la casquette de scénariste, comédienne, réalisatrice et même de productrice. Autant de casquettes qui vous permettent de mieux naviguer dans le cinéma. Votre premier long-métrage est une adaptation d’une nouvelle : pourquoi partir d’une nouvelle et d’un texte existant pour réaliser ce premier film ?

Bien avant, j’avais déjà commencé à faire des premiers essais. J’avais fait un film doc aussi et suite à cette expérience, j’avais énormément investi et dépensé mon premier salaire. C’était très difficile d’entrer dans le circuit des festivals en étant autonome financièrement. Il fallait que je fasse un film de fiction à cette époque-là. Je pense que quand on a 20 ou 25 ans, c’est peut-être niais de le penser, mais on a très envie de faire les choses même avec un minimum d’expérience ou de vécu. J’avais donc adapté une nouvelle de Pascal Quignard. Je n’avais pas les moyens d’acheter tous les droits de la nouvelle légalement mais j’avais réussi par le biais d’une fille à le contacter en lui envoyant une lettre. Il a accepté tout en ayant une idée de mon projet et m’a accordé une sorte de liberté. Pour «Chanson douce» c’était très différent. Il s’agissait d’un livre à succès, il y avait eu donc plusieurs convoitises sur celui ou celle qui allait l’adapter. Les personnages étaient très bien dessinés, l’histoire est forte. En France, c’est bien plus facile de subventionner un film. On accorde plus d’importance au scénario même s’il reste au cœur du processus de financement. L’écriture filmique change d’une personne à une autre et au fur et à mesure jusqu’à la concrétisation finale.


Je me suis dit que l’intérêt du livre, c’est de faire peur tout en s’immisçant dans le quotidien banal d’individus.

Quelle est l’importance d’écrire un scénario adapté en binôme ?

J’ai l’impression que si j’écris toute seule, j’aurai juste un premier jet. J’écris souvent parce que j’ai envie d’une scène, d’une situation, je la dessine. Mais j‘ai beaucoup de mal à avoir une vision de la structure globale de l’histoire par exemple. Ma coscénariste m’aide à faire le tri dans les choses que je désire pour m’épauler à les organiser afin que le scénario soit plus agréable à lire. On a un squelette, une structure plus solide du film en entier vers la fin. Pour les personnages aussi, consulter un coscénariste, c’est tout aussi important. L’endroit, le caractère, l’habit, l’attitude… J’aime bien cette idée d’écrire quelque chose et après de l’envoyer à quelqu’un pour tout revoir. Faire lire le scénario à plusieurs personnes, avoir des retours, en discuter jusqu’à déceler les failles et les problèmes.


"Quand on a 20 ou 25 ans, c’est peut-être niais de le penser, mais on a très envie de faire les choses même avec un minimum d’expérience ou de vécu..."

Afin de pouvoir adapter sur grand écran «Chanson douce» de Leïla Slimani, prix Goncourt 2016- et actuellement au cinéma, comment s’est passée la relation entre vous, la réalisatrice et l’écrivaine ?

L’histoire de cette adaptation est aussi particulière. Encore une fois ce n’était pas du tout orthodoxe. (Rire). Il se trouve que j’ai lu ce livre parce qu’un producteur me l’avait recommandé. Il pensait qu’il pouvait faire un film à succès au cinéma. J’ai été complètement happée par le livre, je l’avoue. C’est un livre qui laisse une très forte impression, qui est fluide. Captivant. Je l’ai vu comme un conte maléfique, mythologique. L’infanticide commis par la figure maternelle. J’ai pensé à un thriller, film du genre. Il fallait avoir un langage cinématographique décalé : il ne fallait pas choisir, je me suis dit autant mélanger les deux. De nombreux réalisateurs étaient pressentis pour le réaliser. J’ai senti une connexion avec Leïla Slimani quand je l’ai rencontrée chez Gallimard. Tout s’est bien passé… En sortant de notre rendez-vous, je me suis dit que ça allait peut-être marcher. Karine Viard a proposé le nom de Maiwenn et évidemment elle l’a eu. Bien après, une année plus tard, après un 2e bébé et un congé de maternité, Maiwenn a finalement abandonné la réalisation et on m’a proposé de prendre la relève. Le producteur m’a proposé de travailler à partir de la première version du scénario. J’ai dû le revoir, le relire minutieusement. Ça m’a permis de travailler et de rebondir sur ce scénario à l’instinct.


"C’était très difficile d’entrer dans le circuit des festivals en étant autonome financièrement"


A quel point pouvez-vous être fidèle au livre ?

S’ils ont pensé à moi pour reprendre le projet, c’est parce que Leïla Slimani avait un très bon souvenir de notre rencontre chez Gallimard et elle avait confiance en moi. Elle était dans une démarche, celle de me laisser toute la liberté : elle savait que je n’allais pas trahir l’histoire. Je ne pouvais pas trahir entièrement le livre ni l’adapter à la lettre. Une seule trahison flagrante commise pour moi : c’était une scène de crime violente filmée vers la fin. Le premier chapitre du livre est en fait la fin du film. Une scène que je ne voulais pas filmer : je pouvais la suggérer, la citer mais pas la filmer. La chronologie du livre est très flottante. J’ai dû modifier beaucoup de choses et ne retenir que les scènes qui se nouent entre la nounou, les parents et les enfants. Le livre se passe également sur 2 ans ou 2 ans et demi, on le sent dans la croissance du bébé et de la petite fille. Dans le film, il a fallu condenser. Ma manière d’être fidèle au livre était surtout d’être fidèle à mes sentiments, à mes sensations ressenties lors de ma lecture. Mon travail à moi était de rendre hommage au travail de Leïla Slimani avec mes moyens à moi.


La passion, c’est la détermination», d’après moi, quand on veut se lancer dans la fabrique de films.

On a eu l’impression que vous avez privilégié le drame social en déclinant l’aspect thriller…

Il s’agit d’une histoire qui s’installe mais qui n’est pas là dès le départ. Le personnage principal est fragile, elle succombe à ses hallucinations, ses crises de démences. J’ai eu envie que l’histoire s’installe doucement. Ça se fait d’une manière insidieuse et de l’intérieur sans révéler l’intrigue principale dès le départ. Dans le film, je me suis dit que l’intérêt du livre, c’est de faire peur tout en s’immisçant dans le quotidien banal d’individus.


J’ai dû demander à mon patron, braver tout un système de subvention pour me lancer dans mes deux premiers courts-métrages, avant d’enchaîner les deux longs. Je peux enfin dire qu’actuellement, c’est mon métier : réalisatrice.


Des acteurs qui jouent le rôle d’individus vivant au quotidien, notamment deux enfants. Comment s’est déroulée la direction des acteurs-enfants ?

La problématique était un peu différente entre le bébé de moins de deux ans et la petite fille de 5 ans. Pour les bébés, soyons clairs : on est dans un geste documentaire, on n’a pas peur quand ils jouent : ils sont toujours très justes avec 200% d’émotions. On a respecté la loi française qui énonce que, pour le bien-être des enfants bébés, on ne tournait pas plus de 30 ou 40 minutes par jour. Certaines scènes apparaissent spontanément en tournant avec eux. Il y a des réactions qui surgissent et qui enrichissent. C’était de l’ordre des petits miracles. Avec la petite plus âgée, c’était différent : même laps de temps sur lequel il fallait travailler, bien plus large, 3 heures par jour. Elle, elle joue par contre et on avait conclu un pacte avec les parents : celui de ne pas lui raconter la fin. J’avais l’impression que si elle l’avait su, ça l’empêcherait de défendre son personnage en l’interprétant. La différence entre la réalité et la fiction à son âge en tant qu’actrice pouvait être poreuse. Sa grande force en tant qu’actrice, c’était sa grande force d’écoute. Elle était excellente et se calquait sur de bons acteurs sans du tout la manipuler. J’ai toujours de bons retours de spectateurs en France. Tout le monde la félicitait.

Master class/Rencontre avec Lucie Borleteau, réalisatrice de «Chanson douce», à l’Institut Français de Tunisie : «Je devais rendre hommage au travail de Leïla Slimani …»
Moncef Zahrouni, dramaturge et metteur en scène : «Pour un public tolérant et dans l’acceptation de l’autre»
ENTRETIENS12 / 23 / 2019

Moncef Zahrouni, dramaturge et metteur en scène : «Pour un public tolérant et dans l’acceptation de l’autre»

A El Teatro, le premier cycle de représentations théâtrales de «TranstyX» s’est déroulé du 18 au 21 décembre. Quatre rendez-vous qui ont drainé un large public. Focus sur cette création avec à l’affiche les deux actrices Sonia Hedhili et Amina Ben Doua, signée Moncef Zahrouni, un jeune dramaturge et metteur en scène qui traite ici de la Transidentité.


Moncef Zahrouni, pourriez-vous vous présenter ?


Je fais deux choses dans la vie : je suis manager support technique, sinon je m’initie à l’art et à des activités culturelles diverses en parallèle : dans ce contexte, je ne vais pas dire que je suis passé de l’amateurisme au professionnel parce que derrière «TranstyX», il y a des sponsors, tout un budget, une équipe de 18 personnes professionnelles. En tout cas professionnel ou pas, je ne me catalogue pas comme étant une personne professionnelle dans l’art. Je fais du théâtre depuis des années, je suis aussi l’associé de ma sœur sur un projet musical qui s’appelle «Millenium Capella».


Et par «Art» ou «Activité culturelle», vous virez plus vers le théâtre…


Non, pas nécessairement ! L’art me permet d’utiliser plusieurs formes artistiques. Donc, par exemple, là on fait une pièce de théâtre mais pas que : parce qu’avec ma sœur, on a fait la bande originale de la pièce, donc cela me permet de faire de la musique et me permet d’écrire des textes prosaïques, des poèmes, etc. J’aime beaucoup la vidéographie : 2D, 3D… D’ailleurs dans cette pièce on fait beaucoup de vidéos, et je suis en train de piloter les équipes des personnes qui travaillent sur les vidéos. Pour la création de 2017, j’ai créé les vidéos d’une œuvre réalisée à El Teatro «Nos amis les humains», mais là c’est un peu plus grand, plus sophistiqué et je n’ai pas beaucoup de temps : on voulait vraiment avoir plusieurs artistes donc je ne voulais pas monopoliser toutes les casquettes comme je le faisais auparavant. De plus, si je le fais, ça va me prendre beaucoup plus de temps pour produire. Et puis, le jeu d’acteurs… Le cinéma offre aussi plusieurs possibilités, donc un virage cinématographique, plus tard, n’est pas à exclure. (Sourire) .

Sonia Hedhili et Amina ben Doua sur scène dans TranstyX.jpg

Parlez-nous de la genèse de ce projet… Du processus de sa création.


Il a commencé en 2018 lorsqu’une amie à moi m’a envoyé une vidéo, celle d’un passage télé d’un homme trans, qui est passé sur une chaîne tunisienne très connue sur un programme très suivi. L’animateur vedette de l‘émission avait beaucoup de mal à comprendre la personne, à utiliser les bons pronoms, les bonnes terminologies, en plus, on a mélangé tous les pinceaux en faisant appel à un mufti pour donner son avis et qui ne comprenait pas trop aussi ce qui se passait : Trans, Intersexe… Les expressions, les mots et leurs définitions se mélangeaient… Presque tout le monde était dans le même sac et l’interprétation allait plus dans le sens religieux… J’étais révolté, c’était exécrable et on donnait une mauvaise image des personnes trans : c’était très mal expliqué…


"C’est déjà très bien d’avoir un public qui soit tolérant et dans l’acceptation de l’autre..."


Alors, j’ai voulu faire quelque chose en commençant à écrire une chanson, ou un texte poétique, après je me suis dit que ça n’allait pas être une bonne riposte, et moi qui aime la bonne riposte, je me suis dit, on va faire une pièce de théâtre. Ça sera un travail approfondi, recherché, poussé qui éclairerait davantage l’opinion publique sur cet univers des personnes transgenres : beaucoup de lectures, de visionnages de films… Mais ce n’était pas suffisant, il fallait être sur terrain et rencontrer des personnes trans, et tous les jours pendant la nuit, j’allais en voiture arpenter les rues et les avenues de la capitale, en voulant découvrir le monde trans de la nuit : c’est en effet un univers très nocturne, et petit à petit, je me suis trouvé dans le monde trans. J’ai rencontré beaucoup de personnes trans qui ne sont pas de Tunis parce qu’ici, c’est légèrement différent. Quand la personne subit autant de sévices dans une petite région où tout le monde connaît tout le monde et quand la famille est forcément dans le rejet. A 17 ans par exemple la victime fuit vers Tunis, en espérant trouver un travail… Elle se permet au quotidien quelques formes de liberté.


De quelle manière donc est traité le sujet de la transidentité ?


La pièce, déjà, présente un personnage trans qui sort de l’ordinaire, qui se retrouve dans la prostitution mais qui arrive à s’en sortir. Sur terrain, j’avais commencé à faire des rencontres et de très belles rencontres. Je me souviens d’une personne trans à qui j’ai proposé de l’accompagner juste pour voir comment est son quotidien, sa vie. J’ai proposé de payer pour qu’elle accepte de me montrer ou de m’expliquer quel rapport elle entretient avec ses clients, son corps : elle est femme, avec les organes génitaux d’un homme et j’ai besoin de comprendre… J’ai vu des choses qui m’ont beaucoup aidé à créer, et à façonner mon personnage. Après, j’ai fait la connaissance d’une autre personne trans, travailleuse de sexe qui m’a dévoilé ce monde de la prostitution trans et l’organisation de tout ce réseau… Et c’est un monde plutôt fascinant.


Est-ce que TranstyX est une réponse «au massacre télévisuel» de ce sujet ?


Au départ, oui ! Si jamais on a une salle pleine, et 80% des personnes spectatrices sortent après avoir su qu’une personne trans est appelée en réalité «Aaaber» en arabe ou que le terme «Moutahaouel» a une connotation très péjorative, c’est largement suffisant pour moi. Par exemple, quand on regarde la pièce et qu’on se focalise sur l’expression du genre prononcée d’une personne, différente de nos standards sociaux, et qu’on ne s’y arrête pas plus tant que cela. C’est excellent ! C’est déjà très bien d’avoir un public qui soit tolérant et dans l’acceptation de l’autre, je n’ai pas trop d’espérance, ceci dit… Mais essayons.


"La pièce est comme un travail de cartographie"

Vous devriez pourtant : le public tunisien ne cesse de surprendre et les langues se délient…


J’espère bien mais, nous, on ne fait pas seulement du théâtre. Il y a aussi d’autres composantes : on a ajouté les débats : la séance se compose de 55 minutes de théâtre et une heure de débat, juste après. La pièce n’apporte pas de réponses, mais incite à réfléchir et à interroger. «Qu’est-ce que la transidentité ? Qu’est-ce qu’une personne trans ?». La pièce est comme un travail de cartographie : pendant le spectacle, c’est comme si on invitait le spectateur à trouver une image… En lui disant «Fais ton chemin, découvre !».


Etes-vous l’auteur du texte de la pièce ou l’avez-vous écrit avec quelqu’un d’autre ?


J’en suis l’auteur puisque j’ai accompli le travail sur terrain. Ma sœur me lit beaucoup : c’est toujours la première personne qui me lit sur papier ou même par télépathie. (Rire). Je l’adore. Elle a participé à deux créations d’El Teatro… On fait de la musique ensemble. Elle est très douée et elle a une voix magnifique. Avec mes deux actrices Amina ben Doua et Sonia Hedhili, on a fait de l’écriture théâtrale ficelée. Il y a eu des modifications, des changements, etc.


Est-ce qu’elles étaient connaisseuses de cet univers de la transidentité ou de celui de la communauté Lgbtqi++ ?


Non, en réalité, c’était un peu flou. C’est vrai qu’avec Amina, on en parlait beaucoup avant mais pas de la transidentité : c’est une première pour elle. Et d’ailleurs, on va réaliser un livre qui contient le texte de la pièce de théâtre, qui sera illustré par deux magnifiques artistes, sans oublier trois interviews de trois personnes trans rencontrées à Tunis. Comme la pièce s’est focalisée sur une femme trans, donc, on commencera la première interview par un homme trans et deux autres femmes trans, dont la vraie «Tina» qui m’a inspiré. Il s’est passé quelque chose d’extraordinaire avec elle.


Le nom de votre personnage principal dans la pièce est bien «Tina». Dites-nous qui est la vraie «Tina» ?


Je l’ai rencontrée à une époque où on n’avait pas l’intention de parler de la pièce et quand elle a débarqué chez moi, j’ai dit que j’avais un texte que je veux bien lire avec elle. Quand on l’a lu, elle s’est effondrée en larmes et elle a dit que c’était sa vie et qu’elle se voyait dans le texte. Elle n’arrêtait pas de se demander qui j’étais, qui est-ce qui m’a envoyé à elle… Elle n’en croyait pas ses yeux, ses oreilles… J’ai dit que je suis une pure coïncidence : je me suis présenté, montré mes travaux. Après, on a continué la lecture avec beaucoup de sérénité. C’est vrai que le nom du personnage principal dans la pièce initialement, c’était «Maya», mais je rendais hommage à «Tina», donc j’ai changé toute la pièce pour parler d’elle. J’ai fait sa rencontre en organisant des soirées clandestines chez moi avec des personnes entre autres trans et je les invitais à être très à l’aise en exprimant leur genre comme elles l’entendent… Déguisement, Make Up, etc. Entre-temps, j’en profite pour faire aussi des lectures de textes, et je récolte leurs feedbacks, je prends leurs remarques en considération.


"Tout ce qui se passe à l’intérieur d’une personne trans, je veux l’extérioriser, le dévoiler. Ces personnes ne sont pas introverties par choix, c’est la société qui les réprime et leur impose le silence. Je veux montrer leur image, ce qu’elles veulent voir, comment elles se projettent, comment elles veulent être vues"


Pourquoi avez-vous fait appel à des actrices femmes ?


Bonne question. En fait, pour moi : une femme trans, c’est une femme, elle veut s’affirmer et être vu comme femme. Si, par exemple, je ramène un acteur homme ou androgyne sur scène et qui garde des traces de masculinité, on va dire : ça ne sera pas «le rêvé» : tout ce qui se passe à l’intérieur d’une personne trans, je veux l’extérioriser, le dévoiler. Ces personnes ne sont pas introverties par choix, c’est la société qui les réprime et leur impose le silence. Je veux montrer leur image, ce qu’elles veulent voir, comment elles se projettent, comment elles veulent être vues. Il y a deux facilités : la première, c’est de ramener un trans pour jouer le rôle, et la 2e c’est de ramener un acteur homme et lui donner des instructions pour l’être. «Tina» se voit comme femme et toutes les personnes trans que j’ai rencontrées se sentent femmes. Quand on va les représenter sur scène dans le corps d’une femme ou par une femme, c’est forcément mieux. Dans le cinéma ou le théâtre, on a souvent représenté les personnes trans par des trans ou par des personnes de sexe biologique qui correspondent. Et Sonia Hedhili, l’actrice principale, a un côté un peu masculin dans son attitude, mais reste quand même très féminine. La pièce se passe dans l’au-delà après l’opération de réassignation de sexe de Tina. Donc déjà, le personnage est une femme transformée. De plus, on est dans cet au-delà qu’on a recréé dans la pièce de théâtre avec cette image que la personne a toujours espéré projeter. D’ailleurs, je rappelle que la personne invitée sur le plateau télé était un «Femelle – mâle», c’est le contraire de ce que je montre dans ma pièce.


Est-ce que vous craignez la réaction du public ?


Non, parce que déjà dans la pièce «Nos amis les humains» , réalisée en 2017, on a fait parler un personnage misanthrope et athée… Dans le théâtre, on en a eu beaucoup, mais ils sont athées à partir d’un héritage politique marxiste gauchiste, etc. Je voulais un athée, un vrai, misanthrope, qui parle dans un langage scientifique, très loin des courants politiques. La pièce a été soutenue par l’association Mawjoudin et j’ai échangé aussi avec Chouf. Plus tard, on veut faire trois représentations dans les régions : on ira au Kef face à son public passionné de théâtre et ailleurs sûrement.

Moncef Zahrouni, dramaturge et metteur en scène : «Pour un public tolérant et dans l’acceptation de l’autre»
Facebook
Twitter
Instagram
LinkedIn
haithemhaouel221@gmail.com