Paru chez Cérès édition, «Les siestes du grand-père : récit d’inceste» pulvérise les non-dits sociaux à travers le vécu silencieux, mi-fictif, de Nadra, femme victime d’inceste. Monia Ben Jémia, juriste, féministe, engagée dans la lutte farouche pour les droits des femmes en Tunisie au sein de l’Association tunisienne des femmes démocrate (Atfd), est l’autrice de ce livre saisissant. Elle nous dissèque l’inceste en posant des mots sur les maux.
Votre récit est concis, tranchant et se lit d’une seule traite. Est-ce fait exprès d’inscrire sa parution dans cette époque marquée par «la libération de la parole» dans le monde ou avez-vous commencé, en amont, à écrire «Les siestes du grand-père : récit d’inceste» ?
Il faut tout d’abord savoir que j’ai mis beaucoup de temps à terminer ce récit car dire un inceste, c’est se le dire à soi. Accepter qu’on ait été incesté prend des années. On préfère oublier : on est dans le déni. Et puis, les faits reviennent tout le temps : incessamment. Donc, on commence à en parler dans l’entourage proche. Tel un poids qu’on veut ôter, on s’exprime. Le déclic pour moi —celui qui m’a poussée à coucher ce récit— est arrivé quand je me rendais au centre d’écoute des «femmes démocrates» à Tunis. On recevait les plaintes des femmes victimes de violences au quotidien : c’était de 2004 à 2015. Avec la révolution tunisienne, les langues se sont déliées. L’écriture pour moi était thérapeutique avant toute chose même si je n’écrivais pas d’une manière régulière. Le processus a mis beaucoup de temps à se mettre en place : récemment, avec le mouvement mondial de la «Libération de la parole» et «EnaZeda», j’étais tellement émue que je me devais d’agir. Je me suis rendu compte en lisant sur les réseaux sociaux que la plupart des témoignages étaient incestueux.
«Ena Zeda», le « Me Too» tunisien, est une déflagration de témoignages divers d’agressions/violences, d’attouchements sexuels et d’inceste. Faut-il d’après vous traiter de l’inceste séparément ?
L’inceste peut être des attouchements et des viols. De toutes les manières, pour moi, la souffrance est la même. D’ailleurs, je suis pour le fait de punir l’inceste quelle que soit l’agression sexuelle qui a été commise : attouchements ou viol. La souffrance ressentie par l’enfant est identique. Les agressions sexuelles reçues et écoutées se passaient et se passent toujours dans des cercles proches. Du fait de ma position, de militante féministe, active dans le centre d’écoute de l’Atfd et en me basant sur mes nombreuses lectures, ce livre, à un moment donné, était devenu, pour moi, un devoir. La thérapie aurait été d’écrire ce livre et de le laisser. Le publier était pour moi un devoir de solidarité envers les victimes : toutes celles et ceux qui ont témoigné dans «EnaZeda». Toutes ces victimes de violence m’ont aidée à m’exprimer. C’était une manière de leur dire qu’elles ne sont pas seules.
Dans «Les siestes du grand-père : récit d’inceste», vous avez choisi de relater le récit de «Nadra», le personnage fictif du livre, et de ne pas en faire un récit autobiographique. Pouvez-vous nous éclaircir davantage sur ce point qui pourrait prêter à confusion ?
En effet, ce récit est celui de Nadra. Et effectivement, Nadra, c’est moi : je m’y suis identifiée énormément. Je ne sais pas si les lecteurs et lectrices l’ont facilement repéré, mais à un moment, pendant le récit, on passe de la 3e personne à la 1ère personne du singulier. Et c’était un peu une manière de dire que c’était aussi mon histoire. Ce récit est «entre réel et fiction». C’est mentionné en 4e de couverture. J’ai été très touchée, à la publication du livre, de recevoir de très nombreux messages pour me dire «Nadra, c’est aussi moi» : de très nombreuses femmes s’y sont identifiées. Je me suis évidemment inspirée de récits, d’histoires et de faits divers à des fins narratives.
Des faits divers dont «l’affaire de l’école coranique de Regueb» que vous mentionnez au début du récit…
En fait, il y a eu une période où il y a eu plein d’affaires qui avaient heurté l’opinion publique dont celle du Regueb, celle de Sousse et celles de Mariem et de son viol commis par trois policiers. Ce qui m’a frappée, c’est que toutes ces affaires n’ont pas eu de résultats ou d’impacts sur les consciences : il n’y a pas eu de débats publics. On reste dans le déni et la volonté de faire comme si rien n’a existé.
Comment provoquer un changement social radical en concrétisant l’après «EnaZeda», selon vous ?
Il n’y a pas d’associations qui soient spécialisées dans la prise en charge d’enfants, victimes de violences sexuelles. L’Atfd, qui travaille beaucoup sur les violences faites aux femmes, a reçu des plaintes de la part de femmes victimes d’inceste. Le centre d’écoute réservé aux femmes doit se consacrer aux enfants. L’Atfd s’intéresse à l’inceste et à tous les problèmes subis par les femmes : c’est beaucoup. Ce qu’il faudrait, c’est de créer d’autres associations spécialisées pour qu’elles puissent toutes être plus impactantes en travaillant ensemble et pour que toutes ces plaintes ne tombent pas dans l’oubli. La pression est énorme sur l’Atfd: nous ne sommes que 200, face à un travail titanesque à accomplir. Deux ou trois autres associations travaillent aussi durement, mais selon moi, la question des violences sexuelles reste très complexe. Ce n’est pas un parti pris, mais la seule association qui connaisse les ressorts des violences sexuelles, c’est l’Atfd. S’il n’y a pas de société civile qui monte au créneau et qui ne lâche pas les affaires, rien ne pourra aboutir. D’ailleurs, pour parvenir à une loi sur les violences, on a commencé à militer depuis 1993. Il faut endurer et tenir bon pour arriver à des résultats. C’est un travail collectif de longue haleine.
Dans le livre, vous reconstituez en détail la vie de Nadra et l’environnement dans lequel elle a grandi. Pourquoi est-ce important pour vous de le faire?
Les détails m’ont permis de mener à bout le récit. L’inceste est particulièrement difficile à dire. Il était important pour moi de montrer cette opposition entre ce qui se passait avec le grand-père pendant sa sieste et la vie qui se déroulait de manière ordinaire. Il m’a semblé que ce contraste était intéressant pour dire qu’on vit auprès d’enfants qui se font violemment agresser en silence. C’est d’une violence inouïe et on ne s’en rend pas compte. Ces détails étaient nécessaires aussi pour faire respirer le texte, sinon le texte aurait été trop lourd et illisible. J’avais le choix entre faire un ouvrage académique et être méthodique ou raconter l’inceste en pensant au lecteur. De toutes les manières, c’est ainsi que les victimes vivent ce calvaire : en silence dans un environnement en apparence très banal, ordinaire. Je précise que mes proches m’ont beaucoup soutenue et encouragée à publier ce livre. Pour beaucoup, c’était un choc mais, ils/elles m’ont aussi réitéré leur soutien. En le publiant anonymement, je n’aurais peut-être pas trouvé d’éditeur. Mon éditeur, lui, tenait à publier ce récit tel qu’il est.
Trouvez-vous notre société suffisamment munie de nos jours pour évoquer plus facilement l’inceste ?
Cette jeunesse formidable, qu’on a vue dans les rues dernièrement, est prête. D’ailleurs, le soutien incommensurable qu’a reçu Nadra, mon personnage, est bluffant. Une jeunesse qui représente 60% de la population, ne l’oublions pas. Quand j’ai vu comment ils/elles se sont lâchés dans «EnaZada», c’était mon devoir d’agir.
D’où vient ce mutisme assourdissant autour de l’inceste ?
C’est plus dur encore d’en parler parce que c’est un crime de liens. L’enfant sait que s’il parle, ça va être une déflagration. L’enfant aime sa famille, ses parents et ne veut pas leur faire du mal. L’enfant et les proches ne tiennent pas à ce que la famille éclate. C’est pour toutes ces raisons que c’est bien plus difficile à dénoncer que si c’était un étranger. Un inceste révélé fait éclater le noyau familial. C’est plus aisé de dénoncer un étranger qu’un membre de la famille.
Vous qui êtes juriste, sur le plan juridique, comment se présente l’inceste et comment est-il traité ?
On a eu des affaires d’inceste à l’Atfd. La plupart se sont soldées par un acquittement. Souvent, c’est la mère qui signale des faits incestueux. Quand elle porte plainte, les juges ont tendance à la faire culpabiliser et ne pas la croire. Tout se retourne contre elle et contre l’enfant victime. L’enfant est écouté et interrogé plusieurs fois au point où il finit par se contredire et est déstabilisé. Comme c’est cité dans le livre, quand on est agressé sexuellement, on est dans la confusion la plus totale : les trous de mémoire, les rétractations, les hésitations, le traumatisme… Et l’enfant, s’il se contredit ne serait-ce qu’une fois sur le moindre détail face à un juge, tout tombe à l’eau. L’autre étape traumatisante : c’est la confrontation entre l’agresseur et l’enfant-victime. Ce dernier, sous pression du proche agresseur et du juge, cède à la peur. L’une des rares affaires qu’on a gagnée, c’est quand des jumeaux triplés ont été incestés et que le récit des trois victimes concordait. Le déni qu’il y a dans la société existe également dans la justice : il est difficile pour les juges de croire aux actes incestueux. C’est plus fort qu’eux et ils ont besoin de preuves surtout.
Les incesteurs font très attention quand ils agressent, ils ne laissent pas de traces et garantissent leur impunité. Est-ce le poids du patriarcat ?
Totalement. Pour l’anecdote: j’étais pénaliste et j’avais enseigné une matière sur les violences sexuelles. Les textes étaient d’une incohérence aberrante. L’inceste, avant, n’était pas nommé. Un article mentionnait «que des faits sont aggravés si c’est un ascendant ou un proche de la famille les commettaient. Un membre ayant une autorité…». Des termes qui pouvaient renvoyer à l’article 227 bis qui soutient le mariage et l’union légitime avec le violeur. C’est à travers des incohérences d’ordre juridique que j’ai pris conscience de la perversion du patriarcat : on est tous imprégnés par cette culture patriarcale et celle du viol, de la domination et du fait qu’on appartienne toutes et tous à un système agresseur et d’agresseurs. Un système qui favorise l’impunité. Juridiquement, on parlait d’«atteintes aux bonnes mœurs ou d’atteinte à la doctrine morale», alors qu’il s’agit de violences extrêmes. Ainsi, le système contribue à faire taire la victime. Quand on parle de violences sexuelles, nous ne parlons pas de sexualité. En évoquant ces agressions, il faut bien dire les mots. Tant que les faits et les mots sont dissimulés et que la pudeur persiste, la victime ne peut obtenir gain de cause.
Vous faites appel à la parole pour secourir les victimes. Jusqu’où les mots peuvent-ils être salvateurs ?
Ce qui est salvateur, c’est de pouvoir faire un récit de la même violence qu’on a subie, sinon, ce sont des éclats de mots, des bribes, illisibles qu’on aura, et qui n’auront pas d’échos. Le but c’est de convertir cette mémoire traumatique en une mémoire autobiographique. Toutes les victimes se doivent de créer leurs propres récits de soi pour surmonter le traumatisme et empêcher l’impunité. C’est extrêmement libérateur. On est aujourd’hui à un tournant décisif et sur la bonne voie. Les retours d’hommes me font énormément plaisir. De nos jours, personne ne doit se taire : hommes ou femmes. Ce «système agresseur» est en train de tomber, bien plus vite qu’on ne le pense. C’est un combat universel.
«Borj Erroumi», dernier long métrage du réalisateur Moncef Dhouib est en préparation. Cette œuvre, réalisée pour la sauvegarde de la mémoire collective et pour l’histoire, verra le jour au cinéma bien avant d’être déclinée en feuilleton. Ce film est un huis clos carcéral qui revient sur le vécu d’anciens militants et militantes des années 70 faisant partie intégrante d’une génération post-Indépendante qui a rêvé et qui l’a payé chèrement. «Borj Erroumi» est le récit au cinéma d’un rêve, celui d’une génération réprimée. Entretien avec Moncef Dhouib qui lève le voile sur les dessous d’un tournage, prévu en juin 2021.
Vous préparez un retour attendu au cinéma intitulé «Borj Erroumi». Une 2e version de cette fiction tirée de faits réels et historiques verra probablement le jour à la télévision. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce grand projet ?
En effet, «Borj Erroumi», c’est d’abord un long métrage tiré du livre d’Ezzedine Hazgui : un récit de prison. Ezzedine Hazgui est un ancien prisonnier de gauche, emprisonné dans les années 70 et qui a relaté, comme ses autres camarades de gauche, cette période. Comme Fathi Ben Haj Yahia a écrit «La gamelle et le couffin», «Cristal» de Gilbert Naccache et plein d’autres. J’ai eu un coup de cœur pour le livre d’Ezzedine Hazgui «Les lunettes de ma mère». Je l’ai trouvé très proche de moi : c’était la période où je vivais à Sfax et c’est quelque chose qui m’a interpellé. Une période riche en culture, en politique, en dissidents, et où la jeunesse de 68 se posait plein de questions, tout juste après l’Indépendance. Des interrogations fondamentales : allons-nous nous arrêter là ? Allons-nous adorer le «Zaim» et rester dans le culte de la personnalité ? Allons-nous vers une démocratie ? A-t-on acquis des valeurs universelles ? Un rêve autrefois, aussitôt «tué dans l’œuf» à travers une répression du parti unique et de son président. Autant de gens qui ont rêvé d’un avenir meilleur et de valeurs universelles, de justice, d’égalité se sont vu retirer ce rêve-là. Torture et persécutions ont lieu. Un tribunal a été formé spécialement pour réprimer toute cette jeunesse post-Indépendance. Certains ont enduré jusqu’à 10 ou 14 années de prison. Je pars de cette période d’incarcération à «Borj erroumi», qui est restée pour moi comme le symbole de la violence de l’Etat. Ezzedine Hazgui égrène dans son livre les 5 ou 6 ans passés derrière les barreaux. Un récit qui m’a interpellé et je tiens à en faire un huis clos avec des flash-back sur l’univers dans lequel ils ont évolué.
Votre film sera donc un huis clos carcéral ?
Au départ, il a été pensé ainsi. Mais il va falloir inclure et parler du drame vécu par leurs familles qui ont souffert : les visites avec le couffin, les déchirements, les va-et-vient, les informations échangées… Toute une ceinture féminine n’était pas négligeable : elle a vu le jour spontanément dans ce contexte là et le film ne pouvait pas l’ignorer. Donc, ça va être un huis clos carcéral et qui traite aussi de la ceinture de sûreté qui a eu autour.
Est-ce largement tiré de faits réels ?
Bien sûr. Ce sont des récits qui se recoupent. On ne sera pas dans le documentaire. Des personnages ressembleront à des individus qui ont réellement existé, à des modèles même, mais ce sont quand même des personnages de fiction.
Comment se sont passées la documentation et la recherche autour de cette période critique de l’histoire de la Tunisie ?
Il y a eu énormément de recherches. D’abord, parce que moi, j’étais en plein dedans : c’est même mon époque un peu. J’avais 18 ans. J’étais proche de ce mouvement et… qui n’était pas de gauche dans les années 70 ? Les ciné-clubs, le théâtre, la culture… Quand on dit «faits réels», les événements sont vérifiables et incontestables mais les personnages ont une teinte : ils sont réalistes. On ne peut ne pas penser à un Gilbert Naccache quand on découvre dans le film, en prison, un personnage qui s’appelle Serge, par exemple. Il y a des personnages qui renvoient à d’autres. On est tout de même parti dans la fiction parce qu’elle offre une liberté d’adaptation de faits.
Puisque vous l’avez vécue, quelle est votre perception personnelle de cette époque ?
C’est une époque magnifique. Exceptionnelle. C’est dix ans après l’Indépendance. L’expérience était coopérative : il y avait des questionnements, les interrogations d’une jeunesse en effervescence qui se cherchait, qui rêvait d’un monde juste, équitable, libre. C’est comme maintenant. Comme ce que vit la jeunesse actuelle post-révolutionnaire. Une jeunesse qui est dans la rue et qui scande : et maintenant qu’est-ce qu’on fait ? Dans l’époque du film, il y a eu un désenchantement : on est rapidement tombé dans le culte de la personnalité unique, du parti unique avec beaucoup plus de resserrement des libertés. Très loin des attentes de la jeunesse, qui s’attendait à bien plus : un multipartisme, plus de libertés, un président qui laisse sa place à un autre… Une génération qui rêvait de valeurs universelles qui sont prônées jusqu’à aujourd’hui. Beaucoup de similitudes sont à souligner entre passé et présent. Ce sont des valeurs héritées. C’est une jeunesse rêveuse qui a aspiré à un meilleur avenir pour son pays mais qui a été réprimée violemment. Les survivants de nos jours sont là : ils transmettent leurs récits de vie tel un enseignement pour la génération actuelle et savent ce que c’est qu’exprimer une idée, et se retrouver emprisonné pour vivre sous la pression, la censure politique, se sacrifier pour une lutte, pour une patrie, pour un pays et y mourir et y être enterré comme Gilbert Naccache récemment. Cette persévérance et ce combat sont indissociables de la jeunesse des années 70.
Vous portez un regard personnel bienveillant, positif sur cette génération et cette époque-là. Quel sera alors votre apport à votre œuvre qui traite tout de même d’une époque dure, difficile et violente ?
Mon idée c’est de mettre en valeur le «Rêve» sans jugement, sans parti pris, sans lancer un réquisitoire contre l’ancien régime. Mettre en scène des rêveurs qui précèdent les révolutions, qui bâtissent des idées, des valeurs pour lesquelles ils se battront. Je ré-esquisse cette génération rêveuse. Il y a eu toujours de par l’histoire du monde et des civilisations, des rêves qui précèdent et suivent un tournant historique précis. Je compare donc ces rêveurs, mes personnages à des explorateurs qui ont tenté et payé… parce que tout rêveur paye. Même Icare a payé dans la chute d’Icare. (rire) Des personnages habités par ces deux idées-là. Ces gens ont rêvé de leur pays en mieux et l’ont payé chèrement. Je juge ceux que j’ai connus personnellement étant de la 3e génération. De nos jours encore des jeunes payent un lourd tribut parce qu’ils ont rêvé. Un rêve qui agit comme du charbon ardent pour chaque jeunesse. Dans mon film, je ne traiterai pas de l’échec d’une jeunesse, mais de son rêve.
Un film que vous avez pensé également en feuilleton. Où en êtes-vous de sa version télévisuelle ?
De cette quantité énorme d’informations que j’ai pu avoir pendant la documentation et la recherche, le long métrage était devenu étroit pour tout relater de cette époque-là et de toutes ces expériences. Un format inspiré de Netflix : personnellement, je découvre et je trouve que c’est l’avenir du cinéma et des œuvres. Si on ne se projette pas, on est «hors circuit». Il faut être dans l’air du temps. Le format série de nos jours surpasse souvent le cinéma de loin. Une plateforme comme Netflix peut faire office de fenêtre sur le monde si votre œuvre s’y trouve. J’ai donc présenté un scénario de «Borj Erroumi» à la télévision nationale qui a été accepté à ma grande surprise. Mais notre chaîne est un ancien organisme doté d’une administration kafkaïenne et d’une lourdeur bureaucratique d’un autre temps et pourtant il y a des gens formidables là-bas, qui sont pétillants, qui travaillent dur, qui veulent aller de l’avant, qui sont enthousiastes, qui se donnent à fond. Je les ai connus personnellement et humainement, mais derrière eux, il y a une machine qui les tire vers l’arrière. Une machine qui ralentit le travail. D’autres difficultés risquent de se pointer probablement si le politique s’en mêle mais ce qui m’irrite le plus aussi ce sont les annonceurs. Nous sommes en effet cantonné dans ce mois sacré de Ramadan où on produit le plus de fictions : brick et feuilletons et donc de publicités d’aliments essentiellement. Ils s’emmêlent et c’est loufoque et glauque je trouve. Cette génération des années 70 est riche en enseignements : le contenu est très riche. Plusieurs annonceurs par exemple d’aliments ne s’intéresseront pas à un sujet historique aussi sérieux et n’y mettront pas de l’argent… Le financement aura du mal à avoir lieu. Le système est très lourd. La machine qui a le paquet les annonceurs de la bouffe qui ont aujourd’hui leur mot à dire sur ce qui doit se faire ou pas. Ils agissent comme des censeurs. Je ne nie pas la possibilité qu’il y ait des interventions pour dire que le feuilleton est de gauche ou autre… L’équipe du film a-t-elle toute la latitude pour mener ce projet à bout face à autant de difficultés ? On attend d’autant plus qu’on a finalement ajourné cette version pour l’année prochaine. Les annonceurs décident aussi de la passer pendant Ramadan et pas en dehors sauf si on a le financement nécessaire autonome pour parvenir à tout faire autrement ou quand la télévision tunisienne, ce bien public pourra avoir son propre financement et un quota sur la culture. Le film est une donnée de base. Il y a eu donc un développement en feuilleton parallèlement en 15 épisodes, s’il se fait dans de bonnes conditions, il verra le jour sinon, on aura toujours le film qui commencera à être tourné au mois de juin.
Autre point fort que le film met en valeur, c’est la lutte féminine qui est plus que jamais d’actualité. Comment cet axe-là a-t-il été traité ?
Les langues dernièrement se sont déliées. Mes lectures ont été très consistantes. Riches. Les gens commençaient à écrire auparavant déjà. Une libération de la parole est remarquée jusqu’à maintenant. Seulement, avant c’est plus les hommes qui prenaient la parole et qui étaient beaucoup plus visibles. Des militantes, il y en avait mais elles n’ont pas parlé suffisamment jusqu’à la parution de «Bnet Essyessa» dans lequel Zayneb Farhat a rassemblé les récits de plusieurs militantes qui ont gardé le silence pendant longtemps et elles avaient leurs raisons. Dans plusieurs lectures, un élément manquait : celui des femmes. Le mouvement de gauche avant était sexiste et misogyne, pourtant dans le discours il prônait la liberté de la femme mais dans la pratique c’était autre chose. Je comprends la déception de ces militantes qui se sont engagées elles-mêmes et qui avaient frontalement aussi bien le tortionnaire que le camarade et ça, ça fait mal. Quelques années plus tard, elles commencent à parler. J’ai donc inclus dans le récit du film ce qui manquait aux livres. Certains donc parlaient de leurs mères, de leurs amoureuses… il y avait cette dualité toujours mais les hommes ne parlaient pas assez de ces femmes qui portaient les couffins pendant des années chaque semaine en sillonnant la Tunisie juste pour amener la bouffe à leurs enfants. Des femmes ne partageaient pas forcément les mêmes opinions avec les détenus mais qui le faisaient : elles étaient face à leurs proches spontanément, leurs fils ou partenaires injustement détenus. On n’en parle pas assez… alors que c’est une ceinture essentielle qui a cassé l’isolement des prisonniers dans «Borj Erroumi». Elles faisaient discrètement entrer messages, coupures de journaux… Elles recevaient des informations de l’intérieur pour les faire distribuer dehors. Quand les prisonniers faisaient des grèves de la faim sans que personne ne s’en rende compte, elles en parlaient y compris aux journalistes libres. Elles ont brisé les murs et allégé les conditions de détention et c’est devenu une véritable force. Sans ces femmes, ces hommes militants seraient morts dans l’oubli. D’où la portée féministe du film parce que le mouvement féministe est né de là comme elles le disent dans le livre «Bnet Essyessa». L’essence même du combat féministe a vu le jour dans des conditions extrêmes face à des tortionnaires. Je me suis référé beaucoup à ces vécus, devenus des récits et que je connaissais avant leur parution. Des personnes courageuses que j’ai connues personnellement auparavant. Il faut faire attention à ce qu’elles ne soient pas oubliées dans le film comme dans les récits écrits.
Va-t-il y avoir une immersion carcérale filmée dans une véritable prison ?
Je suis en contact avec des directions de prison. Un travail de collaboration est en marche. L’institution carcérale de nos jours est consciente qu’il faut bouger. Des visites se font. Les JCC sont impliquées aussi. Des prisons sont neuves d’autres sont archaïques encore. Je peux juger l’institution de la télévision tunisienne mais pas l’institution carcérale. Quelques institutions carcérales admettent ces blessures du passé. Nous allons tourner dans une prison fermée pas dans une prison en fonction. Mais la documentation m’a été facilitée. L’accès aussi pour le repérage. Pour la mémoire, nous ferons en sorte en tant qu’artiste de montrer ce qu’est devenue la prison par rapport à ce qu’elle était. «Borj Erroumi» est un hôtel 5 étoiles actuellement. Ce n’est plus ce que c’était. On ne peut plus y tourner. L’esprit de ce système répressif par contre existe toujours dans l’inconscient. C’est comme une culture héritée qui revient. Il y a l’esprit dans le bâti ou dans la manière ou dans la qualité de service qui se ressent. Quand on lit les livres anciens, les deux conditions de détention sont incomparables. Personnellement, je dois savoir si je peux tourner dans un lieu précis ou pas. Le 9-Avril a été détruit aussi. La recherche se poursuit mais je dois dire qu’en ce qui concerne la documentation ou la recherche, j’ai toujours eu ce que je voulais sans entraves.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le casting de «Borj Erroumi» ?
Les acteurs sont toutes et tous nouveaux. La plupart viennent du théâtre, des ateliers, des écoles… Les prisonniers de l’époque avaient 22 ou 26 ans. Je me suis bien amusé à faire le casting. Même si le feuilleton est décalé, ils sont toujours là pour le film. Filmer une chambre à 16 prisonniers : on parle de ces 16 prisonniers. Nous répétons chaque semaine. Il y a la cheffe opérateur Lilia Sallemi, Saoussen Baba en assistante. Une grande place à la nouvelle génération est accordée. J’en suis fier. Lamine Nahdi fera partie du casting, Beyram Ben Kilani, Ali Jaziri. J’ai fait quelques clins d’œil à de véritables militants, comme son père Fadhel Jaziri.
Dix ans après le 14 janvier 2011, Anissa Ben Hassine, universitaire et écrivaine, publie « C’était un 14 janvier 2011 à Tunis », un livre-hommage édité par Leaders, qui retrace ce tournant majeur de l’histoire tunisienne, revécu à travers les yeux de cette citoyenne tunisienne, témoin de son époque. Illustré par plus de 100 images percutantes prises par Mohamed Hammi, le livre rassemble chroniques écrites et fait office d’album photos nécessaire pour la sauvegarde de la mémoire collective. Préfacé par Gilles Kepel, le livre revient sur un rêve éveillé commun. Rencontre avec son auteure.
« C’était un 14 janvier 2011 à Tunis » est votre deuxième livre qui paraît au moment même où la Tunisie s’apprête à célébrer le 10e anniversaire de sa révolution. Est-ce prémédité ?
Non, ce n’était pas du tout prévu. C’était prévu qu’il sorte en 2012, tout de suite après l’avoir écrit en 2011. Je l’avais rédigé au jour le jour à l’époque, et j’avais même prévu de le sortir très vite, et vu les évènements qui ont suivi après, j’ai finalement fait un arrêt. Même la maquette, les photos… j’ai tout fait en décembre 2011. J’étais dans les manifestations d’ailleurs, sur terrain, à ce moment-là.
Comment a émergé l’idée d’écrire ce livre sur les évènements de décembre 2010 / janvier 2011 ?
Ce n’était pas du tout prémédité d’écrire un livre. Après le jour de la manifestation du 14 janvier 2011, quand je suis rentrée, j’avais envie de faire quelque chose. Il fallait évacuer, extérioriser, je tournais en rond. J’ai donc commencé à écrire en publiant sur Leaders : 3 à 4 pages sur le sujet. Après, j’ai continué à le faire pour moi-même. Pour moi, c’était comme des mémoires, des chroniques. Et plus il y avait des choses qui se passaient, plus l’idée d’en faire un livre commençait à prendre forme. Je me suis dit « Pourquoi pas ?». Je suis donc revenu au 17 décembre 2010 : le livre commençait à partir de cette date là, tout aussi symbolique. J’y suis revenu rapidement pour ne rien oublier.
« Facebook », à cette époque-là, battait son plein. Vous a-t-il aidée à rassembler informations, évènements, documentation ?
Je ne suis pas passé par Facebook pour publier le contenu du livre. Je publiais de petites choses, ce que je pensais des évènements, des commentaires… sans plus. Dans le livre, il n’y a pas du tout de jugements de valeur, d’opinion, je ne dis jamais le fond de ma pensée. Il y a une certaine distance, aucune prise de position. Ce sont des évènements écrits. Ce qui a alimenté cette activité, c’est, entre autres, ce qu’on voyait défiler sur Facebook. C’était une explosion d’opinions : tout le monde s’exprimait. Il y avait souvent de l’intox. Des rumeurs. C’était bien afin de restituer un peu l’ambiance du moment, forcément. Tout ce qu’on voyait en ligne impactait notre quotidien. Comme je n’avais pas cours à l’époque, je sortais beaucoup dans la rue, dans les manifestations. J’étais témoin, j’allais sur place, je parlais avec les gens, de l’intérieur et de la capitale. Pour moi, c’était impressionnant : on est dans la découverte, on mesure la souffrance, la misère, les problèmes, autrefois cachés par l’ancien régime.
Au fur à mesure de la lecture, on est effectivement tenu à distance en tant que lecteur mais, à un moment, vous vous introduisez et vous racontez votre propre récit. Vos chroniques prenaient l’allure d’un journal intime. Est-ce voulu ?
J’ai vraiment hésité à mettre ce côté personnel. Et même en le révisant, j’ai pensé enlever l’aspect personnel. Mais on m’a conseillé de ne rien toucher. De tout laisser intact : avec la révision du moment. Laisser le côté personnel, ce que j’ai vécu personnellement, ce qui s’est passé au niveau national et s’ouvrir au final sur l’international et comment la Tunisie est perçue ailleurs. Cette démarche m’allait. Ce n’était pas une journaliste qui parlait, c’est la citoyenne qui s’exprimait avec un style journalistique. Et cela montre qu’on ne peut pas mettre sa propre vie de côté quand on vit une révolution. Dans le cas des évènements nationaux, quand on y est, il y a une dimension intime qui se crée, de l’humanisme. Ce ne sont pas des évènements qu’on perçoit de l’extérieur, on est en plein dedans. La révolution, je l’ai vécue en tant que citoyenne mère, épouse, citoyenne et femme tunisienne, universitaire.
Qu’est-ce qui a retardé la parution du livre, terminé depuis 2012 ?
Sa parution devait coïncider avec la célébration du premier anniversaire de la révolution. Après, il y a eu la formation de la première Assemblée constituante. C’était un choc ! C’est resté, depuis ,en suspens. Je l’ai même oublié. J’ai vécu ce qui a suivi après … que j’ai mentionné uniquement dans des légendes et des photos. J’ai essayé de dire ce que sont devenus quelques personnages phares. L’écriture du livre s’est arrêtée en février 2011. Leaders m’a encouragée à le sortir après tout ce temps: je pensais que cela n’interesserait personne de le sortir.
La perception de la révolution a beaucoup changé depuis. Quel est l’apport de ce livre et comment se distingue-t-il ?
Mon objectif, c’était de retrouver cette euphorie, l’espérance, l’union des Tunisiens autrefois. Nourrir les ambitions. C’était unique ce qu’on a vécu. Grandiose. Tout cela, on le sous-estime de nos jours : la joie, la libération, le regard vers un futur moins répressif… Tout cela, on l’a oublié de nos jours. On ne connaissait pas les militants de la révolution, y compris les disparus. Les circonstances nous ont fait oublier ce vécu et ce tournant exceptionnel dans l’histoire de la Tunisie. Tout n’est pas perdu actuellement, on est encore capable d’accomplir des choses incroyables. Je trouve que c’est important de revenir dessus et de valoriser cet état d’esprit collectif malgré le désenchantement qui règne à présent. Ne pas se résigner est important. Et hâte aux théories des conspirations : la vague était là, le mouvement était honnête et émergeait du peuple. A bas le complot. Le mouvement a, par la suite, été récupéré, comme tout autre mouvement historique. Les islamistes ont fait leur apparition, et tout commençait à changer…
On a l’impression d’après le titre que vous valorisez une date précise, celle du 14 janvier 2011 précisément, et non pas toute la période…
Parce que derrière chaque révolution, il y a une date-clé. Ce moment où tout bascule : sans le 14 janvier, notre révolution n’aurait peut-être pas eu lieu. Il y aurait eu des arrestations, des morts et tout reprendrait son calme.
Et si cette révolution était à refaire ?
Il faut la refaire encore et encore sans aucun doute. Je sais que beaucoup ne sont pas d’accord avec cela, mais le régime était déjà à bout de souffle : on le sentait, si sa chute n’a pas eu lieu le 14 janvier, il aurait pris fin ensuite. C’était une ambiance de fin de règne. Son entourage faisait des ravages. L’avantage, c’est que tout aurait pu se passer d’une manière beaucoup plus chaotique. Il y a des morts, mais par rapport à d’autres pays, notre révolution était pacifiste grâce à cet esprit d’union entre les Tunisiens.
Tout ce qu’on peut voir actuellement à l’ARP, 10 ans après, décourage quand même. Qu’en pensez-vous ?
Je pense que l’erreur qu’on a faite est de croire que tout ceci pouvait changer très vite. Tout allait se calmer, tout de suite après. Tout ce qu’on a vécu et on vit toujours après le 14 janvier 2011 est tout à fait normal. C’était clair qu’on allait connaître 10 ou 20 ans terribles. Après chaque révolution, il y a la terreur, un gouffre. On a pensé à tort que tout allait se tasser rapidement. Encore 10 ans de chaos, d’anarchie et toute une génération sacrifiée, mais tout ceci est le prix à payer. Les institutions de l’Etat sont tout de même très fragiles actuellement.
Est-il toujours possible d’entretenir ce « souffle révolutionnaire » de nos jours ?
La révolution a fait son travail : elle nous a donné une étincelle, ensuite tout doit être repris par les institutions. La révolution a eu raison d’un système dictatorial. Un autre régime doit se mettre en place. On est dans une démocratie très fragile. Un retour en arrière n’est plus possible, grâce aux élections, aux contre-pouvoirs. Désormais, il y a une force commune instaurée : tout se complète. On manque d’organisations, de leadership, de structures, mais c’est un chaos constructeur et on est en plein dedans.
Pourtant l’image globale du paysage politique actuel est marquée par l’absence des femmes, le règne des conservateurs, de l’extrême droite. Un déséquilibre quelque part est ressenti…
Ça, c’est la Tunisie et c’est à l’image du peuple. Ceux et celles qui ont fait la révolution sont une minorité. La majorité est silencieuse et c’est toujours des minorités qu’émanent les changements. Celle qui a provoqué le changement est une minorité agissante. Je ne suis pas du tout majoritaire. (Rires) La majorité suit d’ailleurs. A l’époque, cette minorité s’exprimait dans la rue et sur le Net en contournant la censure, il ne faut pas l’oublier.
Quel était le rôle des réseaux sociaux, principalement Facebook, à cette époque, toujours d’après vous ?
Un rôle capital. S’il n’y avait pas Facebook, il n’y aurait rien eu et il y aurait eu un manque de mobilisation. Avec la pression des Tunisiens à l’étranger, tout s’est déclenché. Les médias étaient aussi scellés et réticents. Beaucoup de figures de la révolution sont mortes malheureusement. Elles sont broyées. La plupart étaient ciblées et c’était épuisant. Dur à supporter. Je ne me justifierai pas d’ailleurs d’avoir écrit ce livre en français. La liberté d’expression, c’est ce qu’on a acquis. Je n’en suis pas à mon premier livre d’ailleurs en français : le premier se focalisait sur Yassine Brahim et son parcours. J’étais là à appuyer les compétences tunisiennes qui ont émergé. Je n’ai pas écrit sur Yassine Brahim par appartenance politique. Pas du tout. C’est parce que c’était un profil fort intéressant, parmi d’autres.
2014 : Beji Caied Essebsi a pris les rênes du pouvoir. Comment percevez-vous cette période ?
C’est la plus belle chose qui nous soit arrivée depuis la révolution. Le seul moment de joie, celui de son élection pas de son mandat. Un espoir était né, synonyme d’aboutissement de la révolution. Il représentait la Tunisie qu’on aime et elle était incarnée dans ce personnage politique. Même s’il n’a pas pu aller au bout de ses idées ensuite… J’aurais aimé pourtant. Ses actes n’ont pas suivi ses idées, il y a eu trop de difficultés.
Comment expliquez-vous cet acharnement sur la femme tunisienne?
Les Tunisiens sont conservateurs à la base. Ce mépris, on n’osait pas l’exprimer haut et fort sous Bourguiba et Ben Ali. Dès les premiers jours après le 14 janvier 2011, dans la plupart des réunions qui s’organisaient à l’avenue Habib-Bourguiba et à la Kasbah, quand j’y allais, il y avait trop de discours qui vont à l’encontre de la femme et de son statut, et ça m’avait surprise à l’époque. Mais après, je me dis, c’est la libération de la parole. Mais quand moi, en temps que femme, je pouvais riposter, les hommes le prenaient mal. Quand il y a une crise économique ou sociale, dans le monde entier, ce sont les femmes qu’on pointe du doigt en premier. C’est international actuellement en plus. On est en phase avec notre époque d’une manière universelle. Par contre, je remarque à la faculté beaucoup plus de filles qui étudient que d’hommes, et c’est inquiétant. N’oublions pas aussi que « Le pire ennemi de la femme est bien la femme », la femme peut être aussi persécutée par d’autres femmes.
Comment trouvez-vous Abir Moussi, politicienne controversée et de plus en plus convoitée ?
Je dirai que la nature a horreur du vide (rire). Elle est Tunisienne. Elle s’exprime haut et fort et fédère. Elle s’impose. Faute d’autres modèles, elle se fait sa place et elle joue sur la nostalgie d’une certaine Tunisie éclatante d’avant 2011 … qui n’est même pas vraie.
Et pour finir, qu’avez-vous à dire sur ce populisme ambiant ?
Le populisme touche la Tunisie de plein fouet. Comme un peu partout dans le monde. Grande gangrène du monde. On ne le subit directement ici, mais ce n’est pas pire qu’ailleurs. Mon souci c’est que nos institutions sont fragiles. Je voulais retrouver l’euphorie d’il y a 10 ans, j’espère pouvoir le faire pour les lecteurs de ce livre. Un livre qui va se vendre beaucoup plus à l’étranger qu’ici. Il sera apprécié par des lecteurs qui valorisent toujours ce qu’on a vécu, bien plus que les Tunisiens, eux-mêmes. La frustration plane plus que jamais en Tunisie.
Bien avant la crise du covid-19, le statut de l’artiste suscitait déjà débats et revendications. Textes de loi vus et revus, et décisions en perpétuel report sont restées en suspens. La concrétisation tarde à venir et le flou s’est étalé davantage en pleine tourmente sanitaire et politique. Exercer en ayant une carte professionnelle et revoir le statut de l’artiste restent de mise.
Copyright photo de Benjemy : Emna Jaidane
Ahmed Benjemy, artiste-musicien :
«A une certaine période, concernant la carte professionnelle, les autorités l’ont remise à des artistes professionnels en y ajoutant des prérogatives : c’est comme si le travail s’est fait à l’envers. Même s’ils voulaient s’inspirer du système français, ce n’est pas comparable : en France, quand un concert ou un évènement s’organise dans le cadre d’uns structure légale, tout est réglementé … Ici, tout se fait à l’arraché, en improvisant, en contournant : on se débrouille pour la sono, la vente se fait en ligne ou autre… Avec la carte pro, le secteur peut mieux se structurer, évitant ainsi les débordements. La carte professionnelle peut mieux servir quand le statut de l’artiste s’éclaircira davantage.
«A travers les gouvernements qui se sont succédé, rien n’a été fixé, ou maintenu concernant le statut de l’artiste dans sa globalité. Il y a un problème grave de communication au niveau des institutions. L’année dernière, des régimes liés à l’assurance sociale ont été évoqués, et à travers la carte pro, on pouvait mieux régler notre statut, gérer sa patente… juste avant la crise du covid-19 qui a tout bloqué. Une démarche qui n’aura servi à rien, de toutes les manières, dans un contexte sanitaire aussi grave… Après, il n’y a pas eu de suivi, ni de rappel. Les caisses de subvention doivent être mieux contrôlées. Les projets musicaux sont subventionnés à la va-vite et attribués à des gens qui ne sont pas productifs ou qui ne créent pas depuis longtemps. Les appels à candidature pour les subventions se font dans de couloirs obscurs, on n’en entend même pas parler … tout est encore flou, il n’y a rien de concret autour de ce statut. »
Neysatu – Badiaa Bouhrizi, chanteuse autrice-compositrice– interprète :
« La carte ‘‘professionnelle’’ » ne rime pas avec professionnalisme, selon moi. D’après la loi élaborée autour de cette carte, en tant qu’artiste, pour l’obtenir, il suffit d’avoir un nombre de contrats à son actif, ou bien passer un test de niveau. J’ai essayé auparavant de procéder ainsi … rien de tout ça n’a été pris en compte ou n’a été appliqué. Je m’étais adressée au commissariat régional parce que la loi le stipule noir sur blanc… en vain. La définition de ‘‘professionnel’’ est que l’artiste vit de son art : c’est son gagne-pain. Qui sont ces gens, désignés pour nous juger ? Selon moi, cette carte ne sert à rien… sauf dans le cadre de coopérations, dans des instituts culturels, ou dans des ambassades, ou en cas de contrôle policier.
«Cette carte est un outil de contrôle… comme celle utilisée par un auto-entrepreneur. C’est un statut vague. Pourquoi demander un cahier des charges à un artiste ? Ainsi, jusqu’à maintenant, à part contourner, on n’a pas de statut défini pour l’artiste spécifiquement. S’il y a des réformes à faire, ça serait éclaircir le statut en urgence. On est au ralenti … j’aurais bien aimé gérer ma carrière comme une entreprise, mieux que de devoir adopter un cahier des charges ambigu ou de lancer une société de services ».
Kamel Ring, musicien de rue :
« La carte professionnelle, de nos jours, est montrée par des artistes pour dire qu’on l’est. On dirait que sans cette carte, l’artiste ne l’est pas. Elle sert à avoir son visa, c’est possible … Sinon, certains la possèdent alors qu’ils n’ont rien à voir avec le domaine artistique : Ils l’ont achetée. Pour la carte d’identité, oui, le statut de l’artiste est mentionné grâce à cette carte dite pro. Par ailleurs, quand on a une opportunité de travail, certains recruteurs l’exigent et veulent savoir s’ils sont face à ‘‘un professionnel’’ selon leurs normes ou pas. Aux yeux de certains, c’est cette carte qui détermine l’artiste pas forcément son art. Pour l’assurance sociale, elle renforce. Personnellement, en tant qu’artiste, j’ai eu mon certificat « Busker License », qui me permet de me produire dans les rues de toutes les villes du monde entier sous la protection de l’Association mondiale de défense des droits des artistes de rue. Même quand je me fais embêter par la police, c’est ce que je présente en contactant l’association, et celles et ceux qui m’ont octroyé le certificat. En Tunisie, notre statut, on se le forge encore, en improvisant ».
«Rascal» en tunisien, c’est «réutiliser». En ancien français, c’est «Rescaille», «une variante de rebut» ou «ce qu’on a rejeté». Thomas Egoumenides, designer et son équipe de jeunes Tunisiens ont achevé leur résidence artistique grâce à l’Art Rue, donnant naissance ainsi à l’atelier «Rascal Tunis», situé en plein cœur de la Médina dans une ancienne bâtisse abandonnée. L’atelier a été ouvert au public sur trois jours et se développe autour du design et de la valorisation des déchets dans la Médina de Tunis et ses environs. Thomas Egoumenides, son concepteur, nous en parle davantage.
«Rascal» paraît être un projet engagé à vocation écologique. Peut-on le définir ainsi ?
Justement, pour commencer, il est primordial pour moi de ne pas le définir ainsi : en disant qu’il est juste «Ecologique». Je n’aime pas trop ce terme parce que je trouve que c’est un «fourre-tout». Il s’agit d’un projet plutôt «Logique» (rires). Sans le préfixe «Eco» donc. La cohérence, en effet, compte. Pour moi, le mot «Ecologie» est très large.
En d’autres termes, quelle est donc la genèse de «Rascal Tunis» ?
Je suis designer depuis des années. J’ai commencé avec «Flayou» en Tunisie. Il est difficile au fil du temps de ne pas être sensible aux déchets, à la pollution visuelle, à la surconsommation. A un moment, ma question, c’était : est-ce qu’on ne peut pas donner une 2e vie à cette matière ? Est-ce qu’on ne devrait pas plutôt cesser de culpabiliser ? Faire son rôle de citoyen ? Faire le tri, emballé, ne plus user des plastiques ? etc. Après tout, ce sont finalement les politiciens qui ont la mainmise sur des problématiques qui échappent aux citoyens. De mon côté, je ne suis pas là pour pointer du doigt n’importe qui, par contre on ne pourra se demander si c’est possible de recycler ces déchets, jouer avec, les considérer comme une matière rebut. Une matière rejetée par les industriels entre autres… après, autant la transformer ou s’en servir autrement. J’ai commencé de mon côté à travailler dessus quand j’avais le temps : j’ai exposé à l’événement «Bauhaus» l’année dernière, autour de cette problématique-là. J’ai participé à une expo à Sousse où j’ai présenté les travaux. Un appel à projets lancé par l’Art Rue arrivait au bon moment. Il s’agissait d’une résidence artistique. C’était une occasion à saisir. L’Art Rue a compris le projet et l’a soutenu. On a pu expérimenter ce laboratoire pendant trois mois.
Quand la résidence a-t-elle commencé ?
Elle a commencé officiellement en septembre. A partir du moment où j’ai été sélectionné, au mois de juillet, il y avait tout un travail préliminaire à faire en amont, de méthodologie, une mise en place du projet, la procédure, trouver un lieu, travailler avec la chargée projet, etc. On l’a terminé le 1er décembre 2020.
«Rascal Tunis» est-il participatif ?
Avec mon assistante Sarra Bouzgarrou, j’ai une bonne entente. Elle connaît bien mon travail. On a trouvé 5 jeunes de la Médina qui avaient entre 23 et 26 ans et qui avaient déjà travaillé sur une résidence auparavant de l’Art Rue. On a revu les profils, on les a rencontrés, afin de leur expliquer le projet. Ils étaient réceptifs. Le projet est collaboratif. Le but, c’est d’y travailler de la manière la plus horizontale possible. Leur faire découvrir une méthodologie de travail et une vision différente. Et qu’on cogite toutes et tous dessus. Je leur ai dit dès le départ qu’il fallait s’investir. Personnellement, j’avais déjà des outils que j’ai pu acquérir grâce à mon parcours. J’étais donc dans la transmission d’un savoir, toujours ensemble. On avait trois personnes en production et deux personnes en communication. Ce nom «Rascal», on l’a trouvé ensemble, et l’idée était qu’on pouvait maîtriser tout : la forme, le fond, la communication, tout en se formant sur terrain.
Pour le résultat final et la présentation au grand public, le 17 décembre 2020, de «Rascal Tunis», vous avez opté pour une maison abandonnée, totalement entretenue de nouveau. Pourquoi avoir choisi ce lieu en particulier et comment l’avez-vous trouvé ?
Dans le travail préliminaire, je cherchais un espace à investir. Celui-ci appartenait à l’INP. Je tenais à investir un lieu en entier et non pas une partie. On m’avait proposé «la Caserne», et d’autres lieux pour finalement m’arrêter sur cet endroit : doté d’un patio, et d’un espace en plein air, qu’on pouvait aménager avec d’autres salles. On a pu avoir une autorisation et le travail a commencé sur 3 mois. Le lieu était totalement abandonné, même si en 2017, sur place, il y a eu l’exposition de Malek Gnaoui, que le public a pu voir dans le cadre de «Dream City» et qui a eu pour thématique la prison du 9-Avril et ses prisonniers.
Pour toutes celles et tous ceux qui n’ont pas encore découvert «Rascal Tunis», pouvez-vous nous dire comment aura lieu la visite une fois sur place ?
Il s’agit d’un processus partagé et lié. Dans un premier temps, dans une pièce, on présente tous les matériaux, rebus. On les a sortis d’une benne, et on les a revalorisés de la manière la plus simple possible. C’est un travail sur l’esthétique qui vise à changer le regard des gens sur les déchets, notons-le. Ensuite, il y a eu 4 collections, avec des matières de déchets, des verres en plastique, créer à partir de bouteilles, des assises de mousse, de carton, du tissu refait. Au départ, il y a la présentation de la matière, de ce qu’on en fait et puis l’espace de travail, où on montre les machines qu’on avait utilisées, les techniques dans le but de montrer qu’on n’a pas besoin de s’investir beaucoup pour montrer les choses. Montrer qu’on n’a pas besoin d’être dans une usine pour créer les objets, par exemple. La dernière salle est sombre : on y présente les prototypes et les expérimentations sur la matière. Sur des choses qui n’avaient pas de fonctionnalités. Sur comment répond la matière et la transformer. En fonction des réponses, elle me donnera une idée sur ce qu’elle va devenir comme objet. Une projection autour de la résidence en collaboration avec Mira Hamdi, qui a écrit autour de la résidence. Je tenais à ce que des gens écrivent sur «Rascal». Mira a écrit un slam autour de la résidence. Et c’est important pour moi d’avoir des retours de gens qui ont suivi la résidence de l’extérieur. Plus de 200 personnes sont venues dans le respect du protocole sanitaire : grâce à l’équipe, on a pu être là pour les informer, les guider et que les collaborateurs jeunes puissent s’exprimer sur leur propre travail. Je voulais les mettre en évidence : les voir présenter eux–mêmes comptait. Ça reste un travail de groupe et l’implication de chacun est importante.
Comment « Rascal » pourra-t-il-durer dans le temps ?
On y réfléchit. Là, je vais me poser, prendre du recul, réfléchir à comment tout cela pourra se développer, autour de résidences, travailler davantage sur la matière, faire appel à des collaborateurs internationaux, organiser des formations, monter une équipe et entretenir cette réflexion de «Rascal» sur le temps et autrement. En janvier, on remet le couvert et on contactera des acteurs, en cherchant des fonds aussi. Il y a beaucoup d’opportunités. C’est important que les gens sentent l’intégrité du projet. L’expo pourra être déplacée à «Dar bach Hamba».
Le travail de Mara Fortunatovic se caractérise par sa (re)mise en valeur des formes et des volumes en usant d’un blanc éclatant et infini. Diplômée des Beaux-Arts de Paris, elle se spécialise dans les pratiques conceptuelles, créant un rapport nouveau et exprimant sa propre vision singulière d’un environnement. Après avoir investi et revisité divers lieux dans de nombreuses régions et pays, elle s’arrête à la Médina, en s’appropriant à sa manière le nouveau «Mono». Mara dévoile à La Presse son dernier accomplissement.
Pouvez-vous nous en dire plus sur ce «Mono Zéro» ?
A l’intérieur, il y a un cercle au sol et les arches : il y en a quatre, deux qui étaient déjà présentes, espacées et allongées. J’ai reproduit les deux arches déjà existantes au millimètre près en métal inoxydable et je les ai copiées en créant une sorte de profondeur afin de faire un transfert, un déplacement imaginaire multidimensionnel de la galerie, comme s’il y avait une porte qui pouvait se continuer : quand on est dans l’espace, on voit les quatre arches et l’ombre des lames qui surgissent des murs. On peut se les imaginer se terminer jusqu’au sol comme si c’était une continuité dans l’espace. Ce qui reste vraiment, c’est cette histoire d’architecture, de multidimensionnalité, d’ombre, de lumière et d’immersion du corps, du geste, du regard. Mon challenge était de ne pas utiliser la hauteur d’œil parce que c’est là où les prochains artistes vont exposer et que mon œuvre va rester «ad vitam æternam» : il fallait vraiment que j’intervienne au niveau du volume de l’espace, de sa hauteur. Mon travail est ancré sur la lumière, le «White cube», le plan, chercher où réside l’intervention de l’artiste, la limite entre la sculpture, la peinture, la scénographie, etc. C’est nouveau pour la Médina et c’est un défi pour moi de faire mes preuves ici.
Avez-vous procédé à un repérage avant ?
Bien entendu ! J’étais venue un an auparavant. Je suis venue pour parler avec l’équipe, mieux cerner le concept de ce «Mono» : on a fait le nécessaire avant. J’aimais bien cet aspect mystique, mais sans entrer dans aucune religion. Cette idée que quand un visiteur se fend dans n’importe quelle galerie, il faut qu’il entre dans cette sorte de méditation, se créer un miroir de soi, contempler et je tenais à créer ce sanctuaire, cette aura et révéler la beauté que peut offrir cet espace, en prenant les éléments de l’architecture, combinés à la volonté de créer quelque chose d’extrêmement propre, «White cube», moderne.
Comment peut-on parler de votre travail, où le présenter ?
Mon travail perturbe car il y a cette idée que l’artiste peut se permettre de ne pas montrer son talent de dessinateur, son geste. Il ne permet pas au spectateur de s’approprier un objet comme un tableau, par exemple, et de créer quelque chose qui appartient à la galerie, à un espace précis. Il y a cette dé-personnification, le vide et ce que c’est que cette peur du vide : j’aime que le corps soit pris en considération et que le spectateur prenne son temps lors d’une expo. Je me rappelle en 2013, lors d’une expo, il y avait des journalistes qui ne voyaient pas mes œuvres : ils étaient perdus (rires). La question autour de l’invisible, de l’effort, revient souvent. Prendre le temps qu’il faut pour voir en profondeur les œuvres et se révéler est important.
«Kamel Ring », jeune artiste de 22 ans, ne passe pas inaperçu dans les avenues et les rues de Tunis : il suscite émerveillement, curiosité et esquisse, sourires, airs joviaux chez les passants grâce à la «Street Music» ou la «Musique de Rue».
Muni de sa guitare Ibanez et du matériel nécessaire à une performance sono en plein air, le jeune Kamel attire la foule grâce à sa présence, une énergie décapante, une apparence attrayante—à l’image des idoles du moment—et une voix vibrante. L’artiste n’a rien à envier à des talents professionnels sur scène et c’est au centre-ville de Tunis et à la Marsa qu’il campe le plus souvent.
Kamel se lance dans des reprises en anglais actuellement très connues et prisées par un large public diversifié. Il est féru de pop anglaise et le clame sur les réseaux sociaux et via sa musique. La musique de rue, très peu d’artistes la pratiquent en Tunisie: des années plus tôt, certains d’entre ces pépites montantes ont même été malmenés par les autorités. Kamel Ring voudrait faire connaître cet art, plus connu dans des pays occidentaux sous l’appellation de «Buskers».
Des performances qui éveillent positivité et bienveillance de la part des passants : ces derniers s’empressent de laisser souvent des pièces de monnaie. Outre la passion, l’intention du jeune artiste est de casser avec l’idée que les rues de la capitale sont malfamées, mal fréquentées en commençant, selon lui, par les rendre beaucoup plus vivantes, belles, plaisantes, à travers la musique et la bonne humeur. Des reprises d’Ed Sheeran ou Lewis Capaldi retentissent et plaisent à son public grandissant.
Kamel Ring est passionné de musique anglaise mais cela ne l’empêche pas d’interpréter des morceaux en arabe et en tunisien comme des titres de Halim Yousfi. Grâce à sa guitare et ses pas de danse, il a su conquérir admirateurs et auditeurs. L’enregistrement de son prochain album grâce à «Bluebox Tunisie» est en cours. L’artiste est également suivi sur sa chaîne Youtube, Instagram et Facebook. Du haut de ses 22 ans, il a les atouts nécessaires pour faire de la «Street music» un talent récurrent visible dans nos rues.
La 20e édition du festival de la chanson tunisienne aura bel et bien lieu du 30 mars au 3 avril 2021 sous la houlette du ministère de la Culture, avec à sa tête l’artiste et directeur Chokri Bouzayen. Un appel à candidature a été lancé pour permettre à la nouvelle vague d’artistes méconnus d’être au-devant de la scène et l’édition sera décentralisée. Rencontre en amont du redémarrage de la vie culturelle fortement impactée par la crise sanitaire.
Pouvez-vous nous en dire plus sur cette 20e édition en cours de préparation ?
Après des années d’absence, le festival est ressuscité, dans un aspect totalement nouveau, inédit et de notre temps. L’époque a beaucoup changé depuis son arrêt. L’espace où il aura lieu va permettre ce renouveau d’un point de vue «compétition» ou même «esthétique»: ça sera à «L’Opéra» de la cité de la Culture. Avec tout un comité, on est en train de faire en sorte déjà de promouvoir ce festival dans les régions. De nouvelles idées seront mises en place. D’autres comités désigneront des participants dans d’autres gouvernorats. D’autres spectacles se feront en parallèle avec l’édition dans les régions : 12 gouvernorats vont être inclus, 12 autres le seront l’année prochaine. Comme ça, tous les deux ans, on fera en sorte que tous les gouvernorats puissent participer. Des récompenses nouvelles sont mises en place au niveau des chansons choisies comme la réalisation de clips vidéos, le maintien de la compétition selon des thèmes et des genres musicaux : le patrimoine tunisien, chanson contemporaine, le «Moltazam», le soufi, le populaire… en privilégiant les jeunes talents qui seront au premier plan. Le renouveau, c’est cela ! Ça va être du goût de tout le monde.
La programmation a-t-elle déjà été établie?
Un appel à candidature a été lancé pour recueillir les participations, bien entendu. Il y en a qui ont postulé l’année dernière, parce qu’il était prévu que le festival se fasse avant la crise du coronavirus. Afin de mieux assurer la distribution de la chanson, on tient à la présenter autrement. D’une manière à ce qu’elle parvienne mieux au public. Ils ont jusqu’au 18 décembre pour participer.
Dans un contexte aussi glissant que celui du coronavirus, comment se déroule l’organisation ?
Une équipe logistique est en train d’être désignée et on a encore quelques mois encore pour tout préparer. On tient à l’organiser sur l’année. A n’importe quel moment, les participants pourront y participer. 45 ans dans le domaine, et je ne cesse de dire que la chanson devrait avoir du goût. Elle doit être belle à écouter et être présentée loin des démonstrations musclées. L’esthétique de la chanson est essentielle: elle ne doit pas être monotone, redondante. La beauté de la chanson doit résonner à travers des décennies. La salle de l’Opéra donnera une autre dimension au festival : la scénographie fera en sorte d’être attractive.
Si jamais la crise Covid-19 ne s’estompe pas d’ici à la date fixée, quelles sont vos alternatives pour le maintien des festivités?
L’édition aura bel et bien lieu parce qu’au pire on va drastiquement réduire le nombre des festivaliers et nous respecterons farouchement le protocole sanitaire. De 1.800 spectateurs, par exemple, on retiendra 800/700 personnes en appliquant les mesures mais on espère que ce virus s’évaporera.
L’édition sera décentralisée. Ça va se passer comment ?
Un comité sélectionnera les nouveaux morceaux et fera partie du jury directement à travers une visioconférence s’il le faut ou sur place. Selon le budget, on ne pourra pas aller sur terrain, dans toutes les régions. Jury, comité de sélection sont déjà mis en place et l’organisation impliquera les artistes dans les régions.
L’art d’interpréter est plus que jamais nécessaire en ce XXIe siècle voué aux fausses et aux vraies interprétations des discours, des traditions, cultures, mais surtout celles des textes sacrés. Raouf Seddik s’est fixé comme objectif de rendre à la portée, le plus possible, cette notion philosophique à travers des chroniques rassemblées et publiées dans un ouvrage publié chez Nirvana, titré « Chemins de l’herméneutique ». Dans ce livre, il raconte et décortique l’herméneutique pour un large lectorat. Raouf Seddik a déjà une prolifique carrière de journaliste derrière lui. Récemment, il s’est consacré davantage à sa passion de toujours : la recherche philosophique. Une passion qu’il associe à un « mal secret », mais qui s’avère d’actualité. Entretien.
Afin de mettre en contexte un large lectorat et même l’initier, qu’est-ce que l’herméneutique ?
L’herméneutique c’est l’art d’interpréter. Traditionnellement, l’art d’interpréter a toujours porté sur les textes qui ont une stratégie pour l’organisation d’une société, autrement dit, les textes religieux. Dans l’histoire, cela commence par « L’Iliade » et « L’Odyssée », qui étaient des textes au même titre que le Coran et les textes de religions monothéistes : ils étaient à caractère religieux et qui, à un certain moment, ont commencé à poser des problèmes de bonne compréhension. D’autant plus que dans le cas de « l’Iliade » et « l’Odyssée », il y avait une multiplicité de versions. La version qu’on trouve aujourd’hui est une version qui a été unifiée comme dans les Evangiles, les Apocryphes, etc… Donc, l’herméneutique commence autour de la bonne compréhension du texte religieux, parce qu’évidemment, s’il y a plusieurs lectures divergentes, cela peut poser problème. Il s’agit de retrouver le sens juste. L’art d’interpréter va s’élargir et s’appliquer à d’autres thèmes, comme la compréhension des cultures et des traditions de l’Autre sans les réduire, il touchera à l’anthropologie… etc., c’est comment interpréter la pensée d’autres peuplades, comprendre l’Autre, sa littérature, son parcours de vie. Qui est l’Autre ? Comment dois-je le comprendre ? Des interrogations qu’on peut se poser tous les jours. Sans oublier l’art d’interpréter appliqué à soi-même. Quand on prend des décisions, on se dit : « Est-ce que cela nous convient ? ». Cela part d’une certaine interprétation de son propre parcours, sa propre nature et ce n’est pas une science exacte : c’est une interprétation et on peut, en effet, prendre de mauvaises décisions parce qu’on a mal interprété. Il se trouve qu’il y à toute une réflexion sur la manière d’interpréter et j’estime qu’il est bon de faire connaître ce qui a été dit et pensé sur le sujet.
Pourquoi s’y intéresser de nos jours et pourquoi avoir choisi ce chemin ?
Il y a un intérêt personnel. Il faut savoir que l’herméneutique constitue aujourd’hui une branche fondamentale de réflexion philosophique : quand on fait de la philo, on s’y intéresse systématiquement. Il y a aussi un contexte actuel qui peut donner des raisons supplémentaires d’explorer ce domaine. Je pense qu’une des raisons pour laquelle je me suis décidé de m’y intéresser, c’est qu’actuellement, on est assailli par des questions sur notre relation à nos traditions, aux textes fondateurs de comment est-ce qu’il faut les reprendre sans y toucher, les rejeter et on se demande souvent… quoi en faire ? On nous submerge de traditions interprétées. Il s’agit d’aller voir en profondeur ce que veut dire l’herméneutique. « Al Ijtihad » en arabe, est une lecture censée renouveler le sens en fonction d’un contexte. C’est une sorte d’adaptation. L’herméneutique peut mettre en difficulté le texte. On est dans une situation culturelle critique, épuisé par les débats et la réponse est de se dire : « Et si on allait voir du côté des méthodes qui permettent la conquête des textes ? De les interroger d’une manière autre pour susciter des sens qu’on ne soupçonne pas ? ». De nos jours, en effet, on ne peut emprunter des chemins qui nous permettraient de sortir des débats dans lesquels on patauge.
A qui, donc, s’adresse précisément ce livre ?
Je vise les jeunes qui, aujourd’hui, peuvent eux aussi éprouver une certaine lassitude par rapport au débat. Il faut qu’ils se disent : « Et si on dépassait cela, d’une façon qui permette d’apprendre les choses sur ce qui s’est fait ailleurs ou par le passé ? ». En apprendre sur les Grecs, les juifs et les chrétiens y compris, chez nous dans notre propre tradition et culture qui a connu entre autres « Ibn Khaldoun » ? « Ibn Khaldoun » qui s’est rendu compte qu’il y a une évolution de l’humanité et de toute une civilisation. Avec lui, on a connu une marche vers la civilisation. Il y a l’approche qui nous sort des batailles « Des versets contre versets », tout en se dirigeant vers des perspectives nouvelles. De la même façon pour saint Augustin qui, à l’époque, avait marqué l’ère culturelle de l’Algérie et de la Tunisie. Une ère qui est aussi la nôtre. Les chrétiens se sont souvent tournés vers saint Augustin pour des questions d’ordre religieux. C’est une personnalité qui avait beaucoup de choses à dire et qui a apporté à la théologie. Il y a une notion qui relève de l’appropriation de l’héritage.
Quelle est la genèse de « L’herméneutique en temps d’Islam » ?
L’herméneutique ne s’est pas vraiment développée en terre d’Islam. Le problème dans l’Islam est que l’herméneutique a tendance à se replier sur le terrain de l’exégèse du texte : il s’agit de ne pas partir sur de fausses pistes. On est resté sur cette approche herméneutique, alors qu’en Occident, on trouve déjà des indications sur saint Augustin lui-même : il y a une façon de se dégager du texte. Dans la tradition coranique, le texte relève d’une grande importance. Assez tôt, on comprend qu’il n’est pas exclusif. Comprendre le projet de Dieu dans sa relation avec les hommes passe par des messages directs que Dieu adresse aux hommes, mais ne résument pas la parole de Dieu. Sa parole, on peut la trouver dans la nature, dans l’histoire. Il y a une sorte d’élargissement du support à interpréter. Il y a eu en terre d’Islam des expériences intéressantes pour dégager l’essence du texte et le rendre le plus pertinent possible. Il y avait des divergences d’approches selon les théologiens, mais on est resté limité par l’horizon du texte : comme avec les Hadiths évoqués par l’entourage par exemple censés apporter un éclairage et qui ont été souvent considérés comme des abus. Tout tournait autour de la bonne façon à apprendre pour bien comprendre le Coran. C’est donc un peu limité par rapport à comment a été pensée l’herméneutique en Occident, d’où l’intérêt d’aller voir ce qui a été fait chez les Occidentaux.
Le Tafsir, le Fekh… peut-on les considérer comme des lectures herméneutiques ?
Ça relève de l’herméneutique, mais c’est une herméneutique qui reste prisonnière d’un horizon en particulier : le texte coranique. On reste figé autour de la tâche qui consiste à dégager le sens du texte.
Quelle est la différence entre « herméneutique » et « exégèse » ?
L’herméneutique est l’art d’interpréter en général : on peut même parler de l’art de bien comprendre et d’éviter la mécompréhension. L’exégèse, traditionnellement, c’est l’art d’interpréter, appliqué aux textes écrits. Il y a les règles de l’exégèse qui s’appliquent et qu’on peut considérer comme des techniques de lecture du texte, alors que l’herméneutique, c’est forcément plus large. L’exégèse fait partie de l’herméneutique : l’herméneutique étant bien plus globale.
Qu’est-ce que l’herméneutique moderne ?
Quand on parle d’herméneutique moderne, ça renvoi à une phase de la réflexion sur le sujet : la phase inaugurée par Friedrich Schleiermacher. C’est lui qui a opéré cette sorte d’émancipation de l’herméneutique par l’exégèse et qui définit en même temps une sorte de méthodologie qui s’applique à l’herméneutique quel que soit son objet. Parce qu’avant, il y a eu dans l’histoire, une herméneutique des textes juridiques, des textes littéraires aussi qui n’avaient pas forcément de connotations religieuses. Il y avait l’herméneutique appliquée aux textes religieux, et selon les domaines, il y a eu des règles différentes. L’herméneutique moderne a énoncé des règles générales. Ce n’est plus compartimenté. C’est un peu comme quand on parle de Newton, qui a énoncé une loi universelle de la gravitation : c’est une loi qui s’applique sur tout les corps qui existent dans l’univers. Cela relève donc de la compréhension universelle. On n’est plus sous la loi religieuse : il s’agit d’une loi qui appartient à l’herméneutique elle-même. C’est une forme d’émancipation.
Vous avez évoqué dans votre livre « L’ère de l’exégèse critique ». Pourquoi « ère » ?
Parce que l’exégèse critique, née dans l’approche d’un texte, n’admet plus les dogmes qui ont longtemps accompagné la lecture des textes. Moi, je pense que cette ère de l’exégèse critique est arrivée après Descartes : connu par la condamnation de Galilée, prononcée par l’église. Lui, il a quelque part, produit une métaphysique qui permet aux savants de ne plus écrire sous l’église. La même idée : toujours selon l’église, les tenants de l’exégèse critique ne doivent pas donner de comptes à rendre. L’exégèse critique est une exégèse qui peut être très corrosive. C’est pour cela qu’elle a suscité beaucoup de réserve de la part des milieux religieux.
Est-ce que ces lectures ont connu la censure ?
Bien sûr. Spinoza, grande figure de l’exégèse critique était connaisseur, d’origine juive. Il connaissait la bible, était éduqué dans une culture religieuse juive et en même temps philosophe critique, cartésien : ses textes n’ont pas été publiés de son vivant. Les débuts de l’exégèse critique l’ont été d’une manière clandestine. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle, qu’il y a eu triomphe de l‘approche critique avec le développement des sciences historiques.
Pour finir, à quoi sert ce retour vers l’herméneutique de nos jours ?
L’herméneutique permet de se frayer une issue claire vers la philosophie, éviter les querelles épuisantes qui nous fatiguent à longueur de journée. Comme l’herméneutique est une forme de pensée qui est ouverte à l’histoire, à la culture de l’Autre, à l’actualité… c’est donc une façon de se donner des outils pour faire les choses d’une manière intelligente et pertinente et non plus dans la cacophonie générale et le crêpage de chignon. (Rires). C’est un sujet digne d’être exploré. On participe en même temps à une initiative plus grande : celle d’insérer la pensée philosophique dans l’espace tunisien qui se caractérise par le fait que les débats philosophiques se font en langue arabe, dans l’enceinte universitaire, dans des cercles assez restreints… Pour ce qui est de l’espace francophone, on est dans les sciences humaines par exemple, mais ce qui caractérise réellement la philosophie n’est pas à la portée. Là, il y a une tentative de permettre au langage philosophique de se faire sa propre place dans notre vie intellectuelle, dont la francophonie est déjà une composante. Il n’y a pas de raison que la langue française soit amputée de cet héritage philosophique.