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« Quand j’ai vu la mer » D’Ali Chahrour : Faire entendre une détresse
REVIEWS & CRITIQUES8 / 1 / 2025

« Quand j’ai vu la mer » D’Ali Chahrour : Faire entendre une détresse

La dernière création scénique en date d’Ali Chahrour «Quand j’ai vu la mer», présentée au festival d’Avignon, miroite pour le public les vécus traumatiques de femmes éthiopiennes et libanaises, réduites à une forme d’esclavage moderne au Liban. Ali Chahrour dénonce le système «Kafala», qui fait des ravages, en pleine guerre, dans son pays natal, à travers trois femmes migrantes, victimes de traite.


Par Haithem Haouel, envoyé Spécial au festival d'Avignon


Tena, Zenei et Rania portent haut et bien fort, sur la scène de l’espace FabricA à Avignon, les voix de centaines de femmes migrantes, qui, après une longue traversée, se retrouvent piégées, dénuées de toutes formes de liberté primaires, séquestrées, maltraitées, enfermées, privées de mobilité, déshumanisées.


Dans une mise en scène d’une grande technicité et d’une maîtrise remarquable, mouvements du corps et sonorités fusionnent afin de crier sévices et injustices, lutte sans merci et résistance féminine pour dénoncer un fléau, celui de l’exploitation «d’êtres humains», spécifiquement, celles des femmes travailleuses, soumises à des conditions insoutenables. A Avignon, le public a retenu son souffle durant, au moins, trois représentations. Quand l’art devient un rempart à l’injustice ou quand le cruel est exprimé à travers le beau et l’esthétique, le message prôné parvient, en grande partie, à interpeller.

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«When I Saw the Sea» est le titre original de la création phare. Elle s’impose dans la continuité des précédents accomplissements de Chahrour comme «Told to My Mother», ou «The Love Behind My Eyes». A la différence près qu’en 2025, Chahrour s’ouvre sur des problématiques récurrentes qui sévissent dans les pays du sud, tout en partant de son Liban natal, broyé par la guerre et les difficultés économiques.


L’artiste parvient à narrer et à créer des liens entre souffrances communes de peuples en difficulté et de leurs franges sociales, aux prises à des épreuves de survie.


Le cri d’alerte lancé à travers «When I saw The Sea» s’est propagé à travers le pouvoir du corps et de l’expression artistique des interprètes, à commencer par le chant, le théâtre et la danse. Bien qu’elles ne soient pas issues du domaine artistique, les trois protagonistes, d’origine éthiopienne et libanaise, transcendent par leurs gestuelles et leurs voix magnétiques.


La création est portée par la musique de Lynn Adib et Abed Kobeissy, en apparence discrets sur scène, mais qui nourrissent la création en musique. Une partie du public, qui est familière aux créations d’Ali Chahrour et à ses thématiques, découvrira finalement une tentative nouvelle du créateur, de vouloir décortiquer, raconter, traiter de thématiques plus larges, et de s’ouvrir ainsi au-delà des frontières de son pays. Raconter d’innombrables maux de l’époque moderne, telle est la vocation principale du théâtre et des arts vivants… après tout.

« Quand j’ai vu la mer » D’Ali Chahrour : Faire entendre une détresse
« NÔT » de Marlene Monteiro Freitas : Réinventer un chef–d’œuvre jusqu’au bout
REVIEWS & CRITIQUES7 / 28 / 2025

« NÔT » de Marlene Monteiro Freitas : Réinventer un chef–d’œuvre jusqu’au bout

C’est au Palais des Papes à Avignon, lieu emblématique du théâtre mondial, que la metteure en scène capverdienne Marlene Monteiro Freitas souffle un vent nouveau, baptisé « NÔT » ou « nuit » en français. « L’artiste complice » — comme tout le monde a aimé l’appeler en 2025 — est une vedette de cette 79e édition. Freitas a revisité, sur commande, l’œuvre des « Mille et une nuits », en hommage à la langue arabe.


Par Haithem Haouel, envoyé spécial au festival d'Avignon


On n’y croirait presque pas… Pourtant, dans un élan audacieux, Marlene Monteiro Freitas l’a accompli. A travers sa vision apocalyptique, propre à elle, la metteure en scène s’est servie de ce chef-d’œuvre du patrimoine oriental comme support de base, pour recréer son propre monde, sur scène, le maintenir, et l’entretenir chaque jour, face à plus de 2000 spectateurs venus du monde entier.


Afin de mieux cerner l’ampleur du travail scénique accompli, il faut rappeler l’intrigue initiale des « Mille et une nuits », qui nous renvoie à une autre époque, un autre temps, sous le règne d’un sultan. Meurtri et profondément choqué par une infidélité, le régent nourrit, depuis, une haine envers les femmes, et en tue une au quotidien. Une nouvelle victime désignée d’emblée et qu’il a pensé épouser la veille.


Un massacre misogyne perpétué, sur 1001 nuits. Jusqu’à ce qu’il fasse la connaissance de Shéhérazade, jeune femme qui se porte volontaire de l’épouser et qui, pour rester en vie, lui raconte un conte passionnant, qu’elle n’achève pas de narrer, afin de revenir le lendemain, le finir, ajournant ainsi sa mort.


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Comme une succession de tableaux scéniques, les versions se succèdent, ne se ressemblent pas et la restitution d’une version autre des « Mille et une nuits » s’installe. Une version grotesque, burlesque, qui réussit le pari d’accompagner le spectateur jusqu’au bout de cette frénésie. Freitas réinvente un univers, le modernise à sa manière et prend ses aises en maniant, et en modifiant très librement la version originale.


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Le vice se confond avec l’audacieux, l’inattendu, l’ambigu. Les anecdotes, histoires, héritage oral jaillissent et, à sa manière, la metteure en scène en fait un mélange, présenté, sans retenue, sans pudeur, au risque d’ébranler les âmes sensibles.


Disons également que Marlene avait pu obtenir la cour du Palais des Papes pour laisser libre cours à son imaginaire. Munie des moyens techniques et logistiques nécessaires à l’aboutissement de sa version disjonctée des « Mille et une nuits », la splendeur du Palais sublime l’univers débordant, décapant, futuriste, apocalyptique de « NÔT ».


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Encore plus fou que la narration proposée, les protagonistes tiennent les rênes d’un show sur 1h45, d’une main de maître. Profondément transgressifs, les personnages transmettent une charge émotionnelle d’une rare intensité, à travers leurs performances, gestuelles, chorégraphies et expressions corporelles ou faciales. L’espace, n’ayant pas de frontières pour elles / eux, est remodelé et adapté selon leur attente.


Les acteurs cassent les codes liés aux mouvements scéniques, s’affranchissent « presque » de la maîtrise de Freitas et partent à la rencontre des spectateurs de plus près … et jusqu’à très près même.


C’est comme s’ils échappaient au contrôle de la metteure en scène, dans une scène explosée, au mille et un détails maîtrisés.


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L’absence totale ou presque de textes n’entrave pas l’immersion cauchemardesque dans cette dimension parallèle, dotée d’effets visuels et de musique rythmée, recherchée. La musique étant un des points forts de l’œuvre, si ce n’est pas sa force première.


« NÔT » est un monde qui peut agacer, répulser, attirer certains, ou créer, au contraire, fascination, curiosité et rêves. La réception de l’œuvre est d’une subjectivité changeante, que les retombées laissent finalement libre cours aux échanges, et débats à n’en plus finir et une pluie de critiques.

« NÔT » de Marlene Monteiro Freitas : Réinventer un chef–d’œuvre jusqu’au bout
 « Les coups de minuit » d’Aziz Dridi – Editions Arabesques :  A la croisée des destins
REVIEWS & CRITIQUES7 / 24 / 2025

« Les coups de minuit » d’Aziz Dridi – Editions Arabesques : A la croisée des destins

Pour son 2 ème livre « Les coups de minuit » paru aux éditions Arabesques en 2025, le jeune auteur Aziz Dridi tisse pour son lectorat une intrigue sombre, captivante, à l’écriture cinématographique.


Dans « Les coups de Minuit », deux allures d’hommes debout font la couverture du livre, digne de l’affiche d’un film d’action rétro, mais très curieuse. D’emblée, le lecteur fait la connaissance de Youssef, policier et de Taher, boxeur. Le premier mène une investigation dans un club de boxe clandestin et forcément intrigant, véritable bourbier de brutalité. Le 2 ème est Taher qui est féru de sport de combat, personnage esquissé au vécu mystérieux et au charisme qui ne laisse pas de marbre. Ce dernier canalise sa brutalité dans cet espace de boxe, faisant face à sa manière et au quotidien, aux aléas de la vie.


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L’intrigue est annonciatrice de deux destins qui vont s’entrechoquer, laissant ainsi des péripéties surgir. L’enquête fructueuse sur ce club de boxe aux dessous troubles, commencent à porter ses fruits et les révélations finissent par jaillir…


« Les coups de minuit » est un modeste essai littéraire, fort de son style d’écriture concis et précis, dénué de bavardise. Le lecteur ne tarde pas à se familiariser aux personnages et à créer un lien, avec eux au fil des pages, malgré la complexité qui les enveloppe, leur caractère peu avenant. Les deux hommes fictifs, au centre de l’intrigue, nourrissent le mystère et l’intrigue au fil d’actions et de tournures inattendues. « Les coups de minuit » se lit d’une seule traite et entraine le lecteur dans un monde, qui rappelle dans la forme, celui de « Fight Club », chef d’œuvre du 7 ème art, signé David Fincher, avec Brad Pitt et Edward Norton, sorti en 1999.


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Bien plus abouti que « L’homme qui voyait demain », le premier livre d’Aziz Dridi, paru aussi chez Arabesques, le jeune écrivain nous livre une intrigue à rebondissements, forte de son écriture maitrisée. Aziz Dridi entame son 3 ème livre. Le jeune écrivain montant, est initialement étudiant en chimie industrielle à l’INSAT. Sa passion pour les lettres et la publication ne cesse de croître. « Les coups de minuit » est en vente en ligne sur ceresbookshop ou dans les librairies et points de vente de livre en Tunisie.


  • Haithem Haouel
« Les coups de minuit » d’Aziz Dridi – Editions Arabesques : A la croisée des destins
« Every-Body-Knows-What-… » de Mohamed Toukabri :  Un solo performatif engagé
REVIEWS & CRITIQUES7 / 23 / 2025

« Every-Body-Knows-What-… » de Mohamed Toukabri : Un solo performatif engagé

Dans « Every-Body-Knows-What-Tomorrow-Brings-And-We-All-Know- What-Happened-Yesterday », Mohamed Toukabri a interpellé son public sur la scène des Hivernales – CDCN D’Avignon durant 10 dates successives : L’œuvre transcende les frontières et s’adresse à l’humain dans sa dimension multiple… avec l’appui de mots « Coups de poing ».


Par Haithem Haouel, Envoyé spécial au festival d’Avignon


La danse, c’est ce langage du corps qui peut s’avérer encore plus expressif que la parole. Cette performance de 50 min, signée par le chorégraphe tuniso-belge reste en partie hybride car elle dose texte engagée, écrit par la metteure en scène et dramaturge Essia Jaïbi et les mouvements scéniques justes de l’artiste danseur.


Une performance renforcée par la pertinence des paroles et expressions, lues à haute voix, parfois affichées. Des phrases trilingues, tantôt complètes ou fragmentées surgissent en anglais, en français et en langue arabe. L’arabe qui est à l’honneur en 2025 au festival d’Avignon en tant que langue vedette, révélatrice des origines tunisiennes de l’artiste chorégraphe.


Une esthétique parlante de la danse 


Ce solo oscille entre danse contemporaine et hip-hop, en référence à la formation de l’artiste, ses précédents accomplissements, ses origines. Sensible à l’appropriation de l’espace urbain par l’art, Mohamed Touakbri, cerne à quel point la danse, spécialement l’ « Urban dance », peut faire écho chez les jeunes ou chez un public plus large tout en questionnant souvent la citoyenneté, l’autorité, l’affranchissement des barrières. La danse comme arme de résistance, de lutte, d’expressions, prend son sens dans ce récit chorégraphique, qui reste singulier et qui s’inscrit dans une histoire commune, collective. L’importance de la mémoire collective et sa transmission sont l’axe central de l’œuvre. Le titre long en langue anglaise est révélateur d’une narrative.

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« Chacune et chacun sait ce que demain apporte et nous savons tous ce qui s'est passé hier ». Titre qui titille les mots et leur sens, évoque une temporalité longue en interrogeant le présent, en partant du passé tout en tentant (En vain ?) de se projeter dans un avenir forcément brouillé. Le mot « Everybody » exprime, à la fois, la pluralité mais peut signifier aussi « Chaque corps », si on le divise. Dans cette temporalité, c’est la place de la danse, son évolution, son appropriation au fil des générations qui est questionnée.


L’esthétique de la performance suscite l’intérêt, de par sa musique, celle du « Sampling », ou le fait d’écouter des sons rythmés et décomposés. Un travail sur le son, qui a été minutieusement orchestré par Annalena Fröhlich. Les habits travaillés et arborés par l’artiste au fil de sa performance, renforcent la dimension esthétique. Les costumes sont signés Magali Grégoir. Ce qui est perceptible et visible à l’œil nue, est accentué par la noirceur du lieu, ses murs sombres, son écran, reflet d’écrits éphémères.

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A travers cette dernière création en date de Toukabri, une chronique de la danse -son histoire, son évolution, sa perpétuelle transmission- est narrée. L’art dansant du chorégraphe peut puiser dans une époque, celle d’un pays, un contexte précis, tout comme il peut tracer le personnel : un parcours frayé, entre deux rives, ses aléas, et sa complexité. La question du corps – archive reste centrale. La création fait partie de la sélection IN du prestigieux festival d’Avignon et s’est jouée à guichets fermés.



« Every-Body-Knows-What-… » de Mohamed Toukabri : Un solo performatif engagé
5es Rencontre du théâtre arabe de Hanovre – « Cosmos » d’Ashtar Muallem et Clément Dazin : Humour cosmique
REVIEWS & CRITIQUES4 / 17 / 2025

5es Rencontre du théâtre arabe de Hanovre – « Cosmos » d’Ashtar Muallem et Clément Dazin : Humour cosmique

Découvrir l’artiste circassienne Ashtar Muallem fait l’effet d’une collision céleste dans une salle de spectacle obscure, celle du Pavillon d’Hanovre. Aménagée et scénographiée sur mesure, la scène est prête à lui laisser libre cours d’effectuer pirouettes, mouvements corporels, danse et dialogues humoristiques. « Cosmos » brouille les limites entre plusieurs disciplines et traite avec beaucoup d’humour, d’une thématique lourde : la Palestine occupée depuis 1948.


Par Haithem Haouel, Envoyé Spécial à Hanovre (Allemagne)


L’artiste, sous les feux d’un projecteur, jambes croisées ou en mouvement, se tient au pied d’un tissu en blanc suspendu, du toit jusqu’au sol. Ashtar le manie comme elle manierait un organe. Ce fil, c’est son extension le temps d’une performance certes physique, mais qui reste profondément parlante. « Cosmos » est une œuvre révélatrice d’anecdotes personnelles, passionnantes, vécues sous la colonisation sioniste, au fil des décennies oppressantes. Avec une lucidité mêlée à une pointe d’humour, l’artiste manie le verbal comme elle manie son corps : avec une grande souplesse.


Quoi de plus efficace que l’humour pour inviter à la réflexion ? Braquer les projecteurs sur un sujet pesant peut se faire d’une manière scénique, insolite, tout en suscitant le rire intelligent. Le tragique broye, marque et peut être répulsif. L’humour, lui, retient de bout en bout le spectateur.


Muallem défie la gravité avec force et aisance remarquable. Sa performance solaire électrifie la salle. « Etant née avec quelques flexibilités corporelles, j’ai dû les mettre à bon escient, et au service de l’art », précise l’artiste lors d’un panel. «Tout en vouant un intérêt au yoga, à la méditation et en me faisant aider par Youtube (Rire) ». Commente-t-elle, toujours avec un sens de l’humour inégalé.

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Ashtar est née et a grandi dans une école de théâtre fondée en Palestine, de parents acteurs de théâtre et fondateurs de l’espace. L’artiste vit dans un milieu qui lui a permis d’affiner ces techniques et de perfectionner son art scénique. Très vite, elle a été repérée par Clément Dazin, artiste de cirque, qui l’invite à collaborer ensemble, autour d’une création improvisée … réalisée en trois semaines. Depuis, le travail à deux continue. « Cosmos », créée après la pandémie, a tourné en France, mais Ashtar a tenu à la présenter en Palestine. « Heureusement que j’ai j’ai pu la présenter quelques fois, en Palestine. J’y tenais».


Toujours à propos de « Cosmos », au moins deux versions ont été réalisées dont une qui évoquait davantage l’aspect religieux, compliqué à faire tourner dans le monde arabe. Faire appel à l’imaginaire humoristique, c’est tenter de traiter de l’époque et de ses aléas, titiller l’humain, l’entretenir intelligemment et esquiver la noirceur. C’est rendre le politique malléable et drôle, ce qui n’est pas un travail mince à faire. «Si je suis la lumière qui est en moi, elle m’éloignera de l’obscurité. Ne pas être intimidé par toute la laideur qui nous entoure est vital donc brillons… surtout ! », conclut-elle.

5es Rencontre du théâtre arabe de Hanovre – « Cosmos » d’Ashtar Muallem et Clément Dazin : Humour cosmique
« The love behind my Eyes » D’Ali Chahrour : Chorégraphier le passionnel sur scène
REVIEWS & CRITIQUES4 / 15 / 2025

« The love behind my Eyes » D’Ali Chahrour : Chorégraphier le passionnel sur scène

Ali Chahrour, metteur en scène et chorégraphe libanais, rend solaire sur la scène du théâtre arabe d’Hanovre un amour interdit, englué dans les non-dits et étouffé par le poids du traditionnel, du religieux et du patriarcat. Depuis sa création il y a 4 ans, «L’amour derrière mes yeux» résonne toujours comme un hymne universel à la tolérance.


C’est à travers les yeux, que se vit cette performance d’une heure. Principalement dansante et physique, elle s’harmonise entre deux artistes hommes. La regarder, c’est assister à l’enchevêtrement de deux corps, dans un fond noir, à peine éclairé par un faisceau de lumière. Un rayon, révélateur d’espoir, dans des temps rongés par l’exclusion, les phobies, la violence. De la danse parlante, mais aussi du chant, en guise de fond sonore, criant d’humanité, d’amour, de valeurs. Cette musique épouse le propos de la chorégraphie, l’enveloppe. Un chant magnifiquement interprété par Leila Chahrour, 3e protagoniste sur scène.


Leila Chahrour interpelle par sa présence, son absence, et ses va–vient. Des mouvements qui se font souvent en musique, et qui sont parfois, discrets, mais utiles sur scène. Leila est le symbole d’une figure maternelle bienveillante, aimante, adoucissante. Une figure de paix, d’union, profondément protectrice. Toujours sur scène, et par le biais d’un langage du corps, parfaitement synchronisé, harmonieux, les mouvements racontent tout un récit de passion réprimée, dénué de mots, mais criblé de maux, avec seulement deux silhouettes masculines qui fondent dans un noir scénique. Chadi Aoun et Ali Chahrour ne font qu’un. Chahrour qui s’auto–dirige sur scène : un autre défi relevé amplement.


L’histoire se déroule au 19e siècle, durant l’époque des Abbassides. Mohamed Ibn Daoued, un savant de renom, s’amourache aveuglement d’un autre. Baghdad vivra officieusement et en secret aux rythmes de cette passion brûlante. Ali Chahrour a porté un intérêt aux histoires d’amour singulière, aussi diverses soient-elles, broyées par les idéologies et totalement non-normatives. Trêve de verbalisation, place aux mouvements du corps pour crier justice et acceptation de l’autre.


Le duo de chorégraphes, et la présence féminine en musique, redessinent les contours de l’amour sur scène à travers une scénographie sobre, juste et d’une grande maîtrise, bercée par des chants au registre spirituel, religieux.


Dans un panel organisé en marge du spectacle par l’équipe organisatrice des rencontres du théâtre arabe d’Hanovre, modéré par l’académicienne, spécialiste du théâtre arabe Dr Nora Haakh, Ali Chahrour se livre sur l’éloquence du récit, tissé derrière cette création. Une aventure sur scène, qui raconte des aléas et des luttes, dans un contexte hostile. Cette création fait partie d’une trilogie qui raconte des histoires d’amour, bannies, et interdites, comme celle-ci, qui fut en grande partie, malmenée par un Mufti, un homme religieux qui fait la loi et réprimande.


Les premières prémices de la création ont commencé en 2020, quand Ali Chahrour a invité son acolyte Chadi Aoun à répéter, et à penser une danse. Leila Chahrour, qui n’est autre que la grande cousine du metteur en scène, n’a pas tardé à rejoindre l’aventure scénique au fil des séances de répétition, d’écriture qui se faisaient d’une manière fluide, quasi-instantanées, à Beirut. Le travail a été totalement bouleversé par l’explosion du port de Beirut. Une tragédie qui ne les a pas empêchés de mener à bout leur création.


La première a eu lieu en 2021. « La danse est un acte de liberté et cette performance est plus considérée comme une chorégraphie, qui raconte une histoire, telle un livre ouvert ». Précise le metteur en scène et chorégraphe de « The Love Behind my Eyes ». Ali Chahrour a présenté, deux fois, deux autres créations à succès à guichets fermés en Tunisie : « Du temps où ma mère racontait » et « Iza Hawa », lors des JTC 2023.

« The love behind my Eyes » D’Ali Chahrour : Chorégraphier le passionnel sur scène
«Siciliens d’Afrique : Tunisie Terre Promise » de Marcello Bivona : Entre deux rives
REVIEWS & CRITIQUES2 / 22 / 2025

«Siciliens d’Afrique : Tunisie Terre Promise » de Marcello Bivona : Entre deux rives

Produit par Alfonso Campisi et réalisé par Marcello Bivona, ce film documentaire est un hymne à la solidarité historique qui unit deux peuples des deux rives de la Méditerranée : Siciliens et Tunisiens. Deux avant – premières ont eu lieu.


Alfonso Campisi est écrivain, universitaire et producteur de ce film, dédié à la communauté sicilienne. Un film à la portée précieuse sur la mémoire collective. Ce film d’1h10 peut servir d’archivage, vise à conserver une histoire commune au-delà des frontières et de la Méditerranée, et éclaire le public sur un aspect historique méconnu des relations italo-tunisiennes, toujours aussi étroites. Le documentaire contient une série de témoignages spontanés de Siciliens aux multiples profils, s’exprimant d’une manière attachante, spontanée, drôle, profonde sur leur vécu, celui de leurs familles, ancêtres et prédécesseurs.


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De nombreuses personnes qui sont souvent nostalgiques d’une époque relativement lointaine. «Siciliens d’Afrique : Tunisie Terre Promise» s’intéresse aussi à ces Siciliens qui ont dû partir en Italie pour s’y installer. Une terre autre que la leur …


Claudia Cardinale, grande vedette du cinéma italien, participe aussi à ce documentaire et lève le voile sur une partie de sa vie et de ses origines. Elle revient sur les liens étroits qui l’unissent à ses deux terres : sicilienne et tunisienne. Elle y participe avec sa fille, et elles y font toutes les deux ensemble une apparition rare.


Alfonso Campisi déclare, lors d’un point de presse tenu avant la projection du jeudi 17 février 2022, qu’il a fallu partir à la recherche des Siciliens de Tunisie, mais aussi ceux et celles qui sont partis en France ou en Italie pour réaliser ce film. De vieilles images, vidéos, témoignages uniques, trouvailles dans des répertoires d’archivage sont dévoilés pendant 76 minutes. La Tunisie et la Sicile restent historiquement, géographiquement et culturellement très proches.


Cette co-production valorise cette histoire importante pour les deux rives. Les origines de cette communauté sicilienne remontent au XVIIe et au XVIIIe siècle, quand elle a migré vers la Tunisie. La particularité de ce long métrage, c’est d’avoir donné libre-parole à la vieille communauté sicilienne : celle qui est bien intégrée en Tunisie, connue sous l’appellation «Siciliens de Tunisie», et à d’autres qui ont dû partir.


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«Siciliens d’Afrique : Tunisie Terre Promise » de Marcello Bivona : Entre deux rives
« Bord à bord » de Sahar el Echi : Eclat de vie
REVIEWS & CRITIQUES2 / 12 / 2025

« Bord à bord » de Sahar el Echi : Eclat de vie

Mounira s’abîme dans la grisaille d’un quotidien dur et austère pour gagner sa vie. En guise d’échappatoire, elle se retrouve tiraillée entre deux relations parallèles, vécues en dents de scie. A l’affiche du 5e film court de Sahar El Echi, un trio d’acteurs : Mariem Sayah, Mohamed Hassine Grayaâ et Aymen Mejri.


Il s’agit de sa première fiction courte, avec les ingrédients d’une trame dramatique captivante et les éléments nécessaires pour entraîner le spectateur dans une histoire, de « Bord à bord ». La jeune femme, silhouette frêle, préoccupée au quotidien par les aléas de la vie, tient incessamment à subvenir à ses besoins en vendant des fricassés dans la carcasse d’un wagon abandonné. Elle voit son quotidien écorché par la brutalité d’un homme écrasant et par la légèreté d’un 2e jeune homme, plus attentionné, attachant. Mounira tente de gérer son relationnel, doublement broyée par la rudesse du lieu dans lequel elle vit. Telle une fable, ou un conte des temps modernes, le film s’achève autrement…


Sahar El Echi fait du lieu un 4e personnage. Il s’agit d’une décharge d’anciens véhicules usés, située dans une zone pauvre. Y faire gambader ses personnages donne un ton distingué à son film. Une dimension qui raconte les difficultés d’une frange sociale du pays, délaissée, précaire, oubliée. Celle d’une classe sociale qui ne vit que pour casser sa croûte au jour le jour mais qui (sur)vit en dépit des difficultés d’ordre matériel, social, et a chassé les hostilités. Mounira vit dans un milieu extrêmement patriarcal, masculinisé et parvient à s’imposer en s’attachant à son bien ultime : son modeste commerce de vente de fricassés.


« Bord à bord » s’achève un peu trop vite, à l’instant T où on commence à se familiariser avec les personnages. Sur 18 min, les aspirations et les rêves d’une existence meilleure prennent le dessus, et forment un hymne à la vie et un appel à la conquête d’autres cieux. Rester, oui, ou pourquoi ne pas répondre à l’appel d’un «Partir» aussi ? «Bord à bord» ou «Al Haffa» continue sa tournée dans les festivals internationaux. Il a été projeté au «Red Sea Festival» et compte partir à l’affût d’autres compétitions. Dans cette 35e édition des Journées cinématographiques de Carthage, il est en compétition officielle des courts métrages de fiction. Sa réalisatrice Sahar El Echi a déjà, à son actif, 4 courts métrages : «In Between», «Correspondances», «Mutation» et «Manwella». Le dernier en date s’affranchit des essais expérimentaux, réalisés auparavant et s’impose dans un nouveau genre maîtrisé.

« Bord à bord » de Sahar el Echi : Eclat de vie
« Tkharbich » de Tarek Souissi : Des dessins sur le vif
REVIEWS & CRITIQUES12 / 30 / 2024

« Tkharbich » de Tarek Souissi : Des dessins sur le vif

La parution remarquable de cette fin d’année est celle d’un beau livre d’art au titre insolite «Tkharbich», conçu par l’artiste dessinateur et universitaire Tarek Souissi. L’ouvrage a vu le jour grâce à l’appui du Fonds d’encouragement à la création littéraire et artistique du ministère des Affaires culturelles.


Des instants de vieux monuments ou édifices historiques de la Tunisie, en passant par de splendides baies aux couchers du soleil ou des ruelles des médinas emblématiques de notre pays, le savoir-faire de l’artiste fait déambuler visuellement toutes celles et ceux qui se laissent happer par ces tableaux soigneusement exposés. En tant que spectateur, scrutant ses créations, c’est comme si on traversait la Tunisie à travers les yeux du concepteur.« Gribouillage», titre évocateur du livre traduit en français, est un bel éventail des propres tableaux du dessinateur, présentés au fil des 160 pages.


A l’origine de ce travail minutieux, Tarek Souissi, diplômé de l’Institut supérieur des Beaux-arts de Tunis, titulaire d’un master en sciences et techniques des arts, enseignant à l’Institut des Beaux-arts de Nabeul depuis une vingtaine d’années. Toute sa vie, l’artiste dessine avec des stylos ce qu’il voit, les endroits ou lieux qui le touchent, comme s’il les capturait en se servant d’un appareil photo. Ces dessins prennent vie en un temps concis et figent l’instant présent.


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Au départ, il le faisait spontanément dans des carnets. La technique, au fur à mesure, a évolué et a été maîtrisée au fil des années. « Je cherche aussi à dessiner des coins et recoins peu visibles, tout en les mêlant à des lieux parlants, célèbres d’une ville précise. Clin d’œil à notre patrimoine et notre histoire si riche. Je n’utilise pas de crayon pour dessiner, seulement des stylos », déclare Tarek Souissi.


Sous les conseils d’un ami proche, connaisseur des arts, l’artiste finit par convertir ses œuvres dessinées en un ouvrage élégamment conçu. Un livre ponctué par des textes en arabe et en français de critiques d’art, d’universitaires, écrivains, poètes et artistes tunisiens de renom a finalement vu le jour en pleine période des fêtes de fin d’année. Ce 2e évènement de présentation, organisé en double format — Vernissage / Parution de livre d’art —, s’est déroulé à l’espace culturel « Fausse note » à Hammamet en collaboration avec l’association Inart. La première présentation a eu lieu à Ennejma Ezzahra, le 21 décembre 2024.

« Tkharbich » de Tarek Souissi : Des dessins sur le vif
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