Une vie cyclique et son savoir sont revisités dans l‘exposition personnelle de l’artiste-peintre Sonia Souissi, titrée «Pèlerinage», maintenue jusqu’au 19 février 2023 à l’espace Sophonisbe de Carthage.
«Pèlerinage» est un terme à connotation religieuse qui fait écho à la sacralité de la vie, célébrée singulièrement par l’artiste-peintre Sonia Souissi. Ses tableaux reflètent couleurs denses ou claires, truffés de symboles, de visages, de silhouettes, souvent féminines. Des éléments qui jaillissent d’une vision artistique précise et laissent libre cours à diverses interprétations chez les récepteurs. Des bribes de mémoire de l’artiste naissent d’un champ de recherche large. Un champ qui interroge la vie, la place de la femme et parvient à surprendre à travers son étendue. La vision de l’artiste peut être parlante pour les femmes. L’exposition tire sa force d’un imaginaire propre à l’artiste et est subtilement onirique. «Pèlerinage», ce sont les arrêts effectués durant une vie, caractérisée par des contemplations, des méditations, de la recherche et de beaucoup d’observation. Des états d’âme fusionnent avec formes, couleurs et lumières. L’artiste puise dans son environnement, son vécu et affine sa créativité.
Sonia Souissi est originaire des îles de Kerkennah et décide de troquer son parcours dans l’informatique, contre sa passion pour les arts picturaux. Elle est autodidacte, s’inspire des traditions de sa région, de son pays, de ses souvenirs et leur donne vie autrement à travers ses tableaux. Aussi personnelle que sa passion pour les arts puisse être, son exposition paraît universelle et pioche dans les origines d’une civilisation. La nôtre ? Quelques hiéroglyphes ou lettres ne laissent pas de marbre.
L’exposition «Pèlerinage», c’est éclaircir le passé, un patrimoine, des traditions, une époque d’antan afin de la mettre en valeur, pour mieux exploiter le présent et appréhender l’avenir. C’est aussi évoluer, s’affranchir du traditionnel et embrasser la modernité de notre époque.
Un duo d’artistes, Tine Decroix et Peter Bulcke, investit à travers leurs créations toute la partie d’un hôtel, à l’occasion de leur vernissage/ exposition. Leurs créations mêlent art numérique, design, meubles et décoration d’intérieur. Tine Decroix est designer et décoratrice, belge– flamande, vivant à Tunis avec son mari. Ils entament en tandem leur aventure.
Le Movenpick Hôtel du lac de Tunis ouvre son espace en grande partie à une succession de rendez-vous artistiques, en 2023. Tine Decroix et Peter Bulcke inaugurent la saison en happant leur public dans un univers distingué tout en investissant artistiquement cet établissement hôtelier. Une grande aile de l’espace attire les visiteurs, grâce aux imposants tableaux de Peter Bulcke, spécialiste en art numérique. Le but du vernissage est de donner un nouveau souffle, une nouvelle harmonie à l’espace, loin de l’artisanerie et autres concept store à vocation commerciale, purement touristique.
Histoire d’une reconversion
Decroix et Bulcke vivent en Tunisie depuis 13 ans, soit peu de temps avant le déclenchement de la révolution de 2011. Tine était styliste modéliste et Peter travaille dans une société belge. C’est à travers ses découvertes du pays, faites au gré des hasards, que l’artiste est tombée amoureuse de ce pays. Architecture, artisanat tunisien, textile ont nourri cette passion pour le design et l’ont influencée. Son amour pour la conception des meubles et pour la décoration d’intérieur n’ont cessé de grandir, au point où, quelques années plus tard, elle finit par s’y consacrer. Une passion prenante pour le dessin des meubles, pour la décoration d’intérieur ont fini par prendre forme sur ses croquis d’abord, et en vrai ensuite. Concevoir des meubles en Tunisie était devenu un objectif. Son mari, Peter Bulcke, l’a soutenue, en piochant davantage dans sa passion pour les arts numériques. Le couple s’est fixé comme objectif de créer en Tunisie, de faire travailler les Tunisiens, de vendre sur place et d’exporter vers la Belgique ou ailleurs, offrant ainsi des opportunités d’embauche à des Tunisiens et Tunisiennes.
Leur site «Tinedecroix.com» a vu le jour. L’artiste déclare dans les pages promotionnelles du magazine de l’hôtel que son objectif, c’est surtout de travailler avec des Tunisiens d’ici. Une façon efficace de les embaucher et de les aider à percer dans ces temps durs. « En offrant cette possibilité de travailler à des jeunes sans emploi, d’exercer leur savoir, on pourra les sauver, leur redonner de l’espoir, en leur procurant un travail décent, et surtout cette envie d’aimer la Tunisie et d’être utile ici», déclare-elle.
L’exposition de Tine Decroix puise sa force dans une ambiance créée à travers les créations de Peter Bulcke. Des tableaux numérisés qui font l’univers Decroix. Peter est passionné de photographies digitales et spécialiste en «sublimage». Il est graphique-designer, artiste-numérique et sait manier différents logiciels pointus. Ses tableaux sont des photos qu’il modifie, à sa manière, en imprimant, en couleur, les filtres et les formes. Bulcke crée derrière son écran et fusionne avec les créations Decroix. La prochaine exposition attendue dans ce même espace est dédiée à «L’amour dans tous ses états», une exposition collective, organisée par la commissaire d’exposition Michela Margherita Sarti, et maintenue à l’occasion de la Saint Valentin.
«Harka» est le premier long métrage de Lotfy Nathan, réalisateur et cinéaste américain d’origine égyptienne. Il fait écho à la détresse d’une jeunesse tunisienne aux prises avec les désillusions, avec une misère ambiante, un chômage grandissant. Il s’ajoute à une série exhaustive de films tunisiens traitant des maux persistants post-révolution… Douze ans plus tard.
«Harka», d’une durée de 87’, sort dans les salles tunisiennes, la veille d’un 14 janvier 2011, « anniversaire de la révolution » date désormais symbolique dans l’histoire de la Tunisie. Elle célèbre, depuis, le début d’une nouvelle décennie qui a été fort houleuse et qui continue à l’être. « Harka » ou « Brûlure » (en dialecte tunisien littéralement traduit) peut se référer à la migration clandestine des jeunes Tunisiens, de plus en plus fréquente. Elle résonne aussi comme une métaphore qui crie une souffrance permanente, qui lance l’alerte, qui exprime une douleur commune.
Le film est un drame dur : il suit l’existence précaire d’un jeune Tunisien nommé Ali, originaire de Sidi Bouzid, qui, pour subvenir à ses besoins et aux besoins de ses deux sœurs, finit par s’adonner à des activités illégales sur les frontières tuniso-libyennes pour avoir de quoi manger et payer les dettes de son défunt père. Le jeune homme voit partir son frère aîné, subit les aléas d’une banque, sans scrupule, qui prive ces jeunes de leur habitat modeste. Ali se heurte, violemment, à l’hostilité d’un système administratif profondément bureaucratique, injuste, au chômage, à la violence policière… A un pays en déliquescence. Autant de péripéties annonciatrices d’une fin tragique, prévisible, qu’on voit arriver.
La tragédie, brillamment menée de bout en bout par l’acteur franco-tunisien, Adam Bessa (Prix de la meilleure interprétation masculine au festival de Cannes de 2022 à la section « Un certain ,Regard »), fait l’effet d’un tourbillon, d’une tourmente, de plus en plus asphyxiante, mais prévisible, truffée de plans désertiques, arides, d’un soleil de plomb pesant, d’un décor rustique et précaire, qui met en lumière une face de la Tunisie, sans doute la moins reluisante. Une voix off féminine (inutile ?) commente quelques scènes du film en mettant l’accent sur cette misère gangrénée.
Ali, antihéros par excellence, fait écho à des milliers de jeunes Tunisiens marginalisés et défavorisés qui rêvent d’un départ vers l’Europe, quitte à traverser dangereusement la Méditerranée pour fuir une vie précaire. Le héros y pense d’ailleurs vaguement, mais priorise la survie de ses sœurs avant la sienne et son éventuel départ. Le film, dans une durée standard, parvient à interpeller et rappelle surtout à quel point la situation sociale n’a nullement changé en 12 ans… Une existence sociale, qui, au contraire, se détériore. « Harka » est un film maitrisé qui interpelle mais ne nous apprend rien. « Harka » évoque la migration clandestine certes, mais se focalise davantage sur le sort de ceux et celles qui ont décidé de rester au pays et… d’y (sur)vivre par tous les moyens.
Il sera bientôt présenté en salle et reste attendu pour les férus des arts. «L’Homme abstrait : l’aventure picturale de Hédi Turki» de Rami Jarboui, film documentaire qui rend hommage au parcours du peintre tunisien feu Hédi Turki, est un portrait accrocheur d’une heure. En le visionnant, le spectateur pourra connaître au plus près un pionnier de la peinture, et replonger dans une époque historique richissime et peu connue de la Tunisie.
«L’homme abstrait» est un documentaire prenant qui revient sur l’existence même du peintre tunisien Hédi Turki (1922–2019), depuis sa naissance, son enfance, jusqu’à son ascension artistique fulgurante au fil des décennies. Le peintre a toujours allié peinture abstraite et figurative, à une époque « postindépendance », durant laquelle l’art oriental et colon battait son plein. Il perçait en exploitant des terrains inconnus, de nouvelles techniques, un savoir-faire qui perdurera encore jusqu’à nos jours.
Le film cède la parole aux membres de la famille du peintre, qui veillent à conserver ce patrimoine culturel, et à le faire connaître mais également à d’autres artistes de son temps et à des amis, qui l’ont côtoyé. Des témoignages qui lèvent le voile avec beaucoup de lucidité et de recul sur cette période qui a été en grande partie prolifique artistiquement grâce à Hédi Turki. Le documentaire possède une touche visuelle nouvelle, à travers l’animation conçue par Rami Jarboui, son réalisateur.
L’œuvre de «Baba Hédi» puise sa force de son quotidien, des gens qu’il connut, de lieux, et des peintres célèbres dans le monde (citons les Américains Jackson Pollock et Mark Tobey) et qu’il prit comme référence. De nombreuses influences citées ont abouti à un cheminement fructueux et singulier de l’artiste. Son univers fusionne modernité, authenticité, il s’ancre dans son époque, mais continue à résonner dans la nôtre.
Une galerie «L’Espace art et culture Hédi Turki», créée par sa famille, conserve une quarantaine de ses œuvres. En 2022, l’artiste aurait eu 100 ans. Le film a une portée didactique et est destiné en grande partie aux étudiants en arts. Hayder Turki, petit-fils de l’artiste, a coproduit le film qui s’apprête à faire la tournée de quelques festivals dans le monde. Une 2e projection de «L’homme abstrait» est prévue pour bientôt. La première s’était déroulée à la Cité de la culture.
Il paraît quand on s’y attend le moins ! Publié chez les éditions Chama, cet ouvrage de nouvelles et de courts récits inédits de feu Gilbert Naccache, intitulé « Des renards et des hommes : un conte et divers courts écrits », est disponible dans les librairies. Il s’agit d’une publication posthume, tissée sur fond d’anecdotes, de fables, de souvenirs et de rencontres.
Ce livre est riche d’une couverture haute en couleurs, conçue par Nader Boukadi / Une Illustration de Z, finement dessinée, attractive et qui donne vie à des animaux de la jungle plus proche des humains. «Des renards et des hommes : un conte et divers courts écrits » fait échos au contenu de l’ouvrage constitué d’un conte principal anthropomorphique titré «L’heure du renard : conte de Noël», raconté en 6 sous-chapitres. Véritable allégorie sociopolitique, elle se lit d’une seule traite, et plonge les lecteurs dans des histoires de règne, secoué par des rebondissements, des complots, et autres stratégies. Le 2e récit est nommé «Justice… Justice !», Suivi de «Propos sur une amitié», «Histoires racontées au Borj», et un florilège de nombreux passages nommé «Ecrits en passant».
Ces écrits précieux ont été rédigés de 1974 à 2019, publiés en décembre 2022 et ont pour cadre spatial des villes, une jungle, des lieux, un «Borj» ou une prison. Ces nouvelles racontent une époque, la romancent, lui donnent vie, et résonnent comme des souvenirs.
Ce livre entremêle différents rapports, raconte de précieuses relations amicales et amoureuses : des romances à deux, durables ou éphémères, des triangles amoureux complexes, en passant par ces rencontres humaines faites au gré d’une vie, de voyages et d’existences souvent hasardeuses. Des camaraderies de lutte et de résistance, une répression, ou des temps de solitude sont narrés dans un style incisif, léger et qui finit par conquérir. Cette écriture est truffée de symbolisme, fictionnelle certes, mais qui puisent dans un vécu singulier.
La plume distinguée de l’auteur de «Cristal», feu Naccache, parvient assurément à la génération actuelle. Ces écrits, qui sont en partie «mémoriels», reflètent la pensée unique de l’intellectuel, intrinsèque à son intention d’interroger une époque, exploiter le passé tout en se tournant vers l’avenir. Cette dernière publication en date enrichit l’œuvre atemporelle de l’auteur et est parlante à des générations de lecteurs. Cet ouvrage a été publié avec le concours de la «Fondation Rosa Luxembourg North Africa Office».
Une lumière sublime les créations de Hassene Jeljeli depuis le 9 décembre à la galerie « Musk and Amber ». « RAW», son exposition solo, est accessible encore au public jusqu’au 31 décembre 2022, désireux de découvrir les créations du jeune designer, architecte et entrepreneur.
Dans « RAW », qui signifie littéralement « Cru » en français, les créations de l’artiste épousent parfaitement les coins, recoins et murs de la galerie « Musk & Amber ». Le titre fait référence à la matière, déformée, transformée de Hassene Jeljeli, et qui donne lieu à des pièces uniques. L’acier se mélange au marbre, au bois, au fer, aux verres et donne vie à des meubles, tables, chaises, luminaires et autres créations attractives, certaines plus que d’autres.
D’un coin à un autre, dans l’enceinte même de la galerie, les pièces sont exposées, présentées séparément, mais en harmonie : une rudesse se sent au fil de son œuvre complète, forte de sa finition. L’artiste n’a pas hésité à concevoir des objets hybrides, en mélangeant bois, marbre, acier perforé. Le tout, exposé en brillance. « RAW » puise sa force des matériaux cités et qui existent en quantité en Tunisie. Via une approche structuraliste, Hassene donne vie à des meubles et luminaires, fort attractifs.
«Depuis 2016, je travaille sur le design d’où ma marque ’’JK Lighting‘‘. ’’RAW‘‘ est une occasion de présenter mes créations au grand public dans le cadre d’une exposition solo », déclare Hassene Jeljeli. L’exposition est une rétrospective de son travail effectué depuis 6 ans et est un clin d’œil à l’architecture d’intérieur du Show-Room d’Anissa Aida, styliste-modéliste et également son épouse. « Comme je lui ai créé tout l’immobilier en bois, je me suis dit pourquoi ne pas intégrer le nom d’Anissa Aida dans l’expo, par l’immobilier », précise Hassene Jeljeli.
«Raw» ou « Cru » se réfère à une approche propre à l’artiste, brutaliste. A la vue des objets et des collections, on saisit son processus de création, sa genèse au fil des collections présentées, citons, à titre d’exemple, la collection X², faite avec 3 lampes différentes en 3 formes, avec trois matériaux distincts, tel un trio fait en toile perforée, marbre ou en bois. Une autre collection s’appelle « Iron Lamps » : il s’agit de la réinterprétation d’un lampadaire « chinois », revisité avec la même technique de la toile perforée. Une 3e, s’intitule « Four By Four ». Sans oublier, la touche «Noël », d’où l’installation d’un sapin, grandeur nature.
Hassene remporte le prix du talent émergent de la « Tunisia Design Week », 3 fois, successivement en 2019, 2020 et 2022, et s’est fortement distingué dans l’édition la plus récente de la compétition internationale « Lighting Design, Lamp 2022 ».
Mabrouk Elkamel, alias « Bzaow », offre une déflagration de formes et d’organes à travers ses œuvres exposées dans « Autoportrait », titre de son exposition personnelle, maintenue à la galerie Alexandre Roubtzoff-La Marsa jusqu’au 3 décembre 2022. La galerie-espace d’enchères fête, cette année, son 8e anniversaire.
On est comme happé dans un ramassis de détails, rocheux, colorés ou organiques. Des objets ? Des formes éclatées ? Des corps humains dépecés ? Des figures animalières ? Autant de composantes identifiables ou presque font les tableaux de « Bzaow », qui se laissent lire, ou interprétées différemment. « Autoportrait » est une succession de tableaux inédits émanant d’un inconscient personnel, mais qui raconte le collectif. L’artiste fusionne plusieurs fragments, dans un seul cadre, en usant de plusieurs techniques : encres sur toile, à l’origine des taches et des mouvements perçus. De l’eau, des minéraux, et des cristaux salins sont perçus.
Ses toiles racontent son imaginaire, des parcelles d’histoires personnelles, des scènes de vie ou des souvenirs fragmentés, déformés, reflétés dans une narration picturale propre à « Bzaow », parfois saisissable ou pas. En effet, quelques œuvres prennent sens, d’autres sont éclatées. À première vue, son travail paraît chargé : il interpelle, attire souvent, et parfois repousse, mais, à y voir de plus près, il se laisse lire, et aspire le récepteur dans les confins d’un vaste subconscient.
L’univers « Bzaow » se traduit via son acte de création distingué, qui donne lieu à des formes souvent organiques, parfois géométriques, primitives. Son œuvre est truffée de symbolisme et relate des comportements humains ou bestiaux, un vécu collectif, une expérience sociétale, un imaginaire social. Toutes ces parcelles forment des tableaux porteurs d’histoires inachevées, suspendues dans le temps, en perpétuel devenir. Des attributs féminins, masculins, ou hybrides prennent forme, vivent même dans un cadre, disparaissent, et reprennent forme différemment dans un autre. « Autoportrait », cette expo personnelle, est atemporelle : elle oscille entre « rationnel » et « abstrait », « Dynamisme » et « statisme ». L’artiste raconte autrement et à sa manière le « cycle de la vie humaine ».
Mabrouk El Kamel est né à Sidi Bouzid en 1980. Après une maîtrise en beaux-arts (spécialité sculpture) obtenue à l’École des Beaux-Arts de Tunis, il participe à plusieurs expositions collectives en Tunisie et à l’étranger. En 2019, il effectue une exposition personnelle de son travail à Strasbourg. En 2020, il est choisi parmi les 18 finalistes du « Yicca Art Prize ». Connu aussi sous le pseudonyme « Bzaow », il travaille en parallèle au « Centre international d’études, de recherches, de documentation et de formation sur le handicap».
Faire d’un âne le protagoniste central d’un long métrage est un challenge de taille hautement relevé. Jerzy Skolimowski, dans sa dernière œuvre polonaise en date, a offert à son public une errance inédite sur grand écran. Arrêt sur «Eo», prix du jury à la 75e édition du Festival de Cannes.
«Eo», titre intriguant pour un film à l’affiche attractive et juvénile, pourtant, la portée de l’œuvre dépasse l’attendu : elle est universelle, dure et prône une cause juste. Le public est imbibé par des plans attrayants, ceux des lieux où a navigué sur 1h25 «Eo», l’âne : brave et résistant.
Le film est une ouverture vers le monde, vu à travers les yeux de cet animal : Il erre dans un monde injuste, dangereux, enchaîne les rencontres bienveillantes et malveillantes, esquive les dangers, fait l’expérience du bonheur, et du malheur. Sa bonne étoile l’accompagne, et son éternelle innocence le rend attachant. En se basant, sur sa thématique engagée pour la cause animalière, cette fiction, à bien des égards, fait de l’ombre à d’autres films, présentés simultanément, dans la même section cannoise ou dans d’autres.
La fiction, à la structure narrative éclatée, est signée par un maestro de 84 ans. Une proposition, qui marque un renouveau et casse avec le classicisme au cinéma. «Dixit» le Storytelling connu, place à une nouvelle expérience sensorielle et visuelle revigorante.
Son sens de la transgression, son audace ont peu d’équivalence dans le cinéma contemporain. Tel un itinéraire, le film est vécu comme à dos d’âne, confronté à des situations glissantes, exaltantes, douces-amères, voire violentes. «Eo» est une errance ponctuée d’égarements, discontinue et peu éloquente par moments. L’anthropomorphisme est présent dans l’œuvre qui rend hommage à un animal au tempérament unique, à la patience légendaire, à la grâce effacée aux yeux des humains. L’apparition d’Isabelle Huppert fut brève mais solaire. Ce coup de sabot d’«Eo» fait écho au génie de Skolimowski. Le film est une allégorie insoutenable de la folie humaine.
Comme son titre l’indique, ce film court de Rami Jarboui nous plonge de nuit, dans une cité glauque, amochée par la crise économique, en plein délitement et où l’étrange y règne dans chaque coin de rue. Cette étrange cité n’est autre que la capitale «Tunis». «About the Strange City » est une version courte tunisienne revisitée de l’œuvre originale d’Abdeljabbar Eleuch «Les incidents de la ville étrange».
Bienvenue dans un «Tunis by night» qui n’a rien de festif : un Tunis de nuit lugubre, peuplé par des âmes errantes : ivrognes, mendiants, citoyens lessivés de passage, écrasés par un quotidien lourd, travailleurs de nuit, couples amoureux discrets et frustrés, vivants sur cette mythique artère principale de la capitale, appelée couramment «l’Avenue». Toutes et tous défilent à une heure tardive, par un soir caniculaire. Ici est l’endroit où se dérouleront des événements surréalistes, propres à une ville étrange.
Ce court-métrage a un cadre spatial qui est mis en abîme : un grand lieu, grande avenue «Habib-Bourguiba», qui abrite ce bar iconique, bondé d’hommes, où se déroulera la quasi-totalité des événements. «L’univers», ce bar du centre-ville, traversé par mille et une histoires au quotidien, verra entrer Salah, un client fidèle de l’endroit, qui après s’être abreuvé de bières, et lu son journal, décide de rentrer… Mais n’y arrive pas. L’homme est collé à sa chaise, incapable de se lever. Tout le monde l’entoure pour lui trouver une solution et le décoller de son siège. Une cacophonie se déclenche et une agitation aigrie des gens autour se fait sentir… face au désespoir de ce dernier, qui ne comprend pas ce qu’il lui arrive.
Le spectateur ne tardera pas à saisir la dimension métaphorique du film, mais propre à un lieu plus vrai que vrai, à l’ambiance réaliste faite de noirceur nocturne et d’insécurité. L’image est hyperbolique : elle raconte un pays qui broie du noir, rongé par une crise économique et sociale profonde, meurtri par les ego de ses dirigeants, accrochés au pouvoir.
Des leaders, qui se font chasser par un peuple qui rage, qui s’impatiente, au bord du désenchantement… Mais dans «About The Strange City», ce sont les artistes et les intellectuels qui sont visés et dont l’agonie se fait sentir. Leur précarité fait écho à leur souffrance, et à leur désarroi. Ils sont sujets à des persécutions, subissent censure et atteintes et sombrent progressivement dans un abîme sans fin. L’image esquissée dans le film crie d’une manière singulière une détresse. Rami Jarboui la filme durant 18 min, à travers ce court remake, porteur d’une réflexion. «About the Strange City» est un essai métaphorique. Une adaptation sur grand écran présentée pour la première fois dans le cadre de la section «Adaptations» lors des Journées Cinématographique de Carthage 2022 et produit par «Key Prod».