Quatre protagonistes — deux couples de parents d’élèves — se rencontrent et échangent autour d’un différend qui a opposé leurs deux enfants. Comme dans un huis clos cinématographique, le rythme de cette création théâtrale n’a cessé de s’accentuer au gré des altercations qui ont foisonné… jusqu’au «carnage» final !
Dans sa pièce, adaptée de «Le Dieu du carnage» de Yasmina Reza, Ghassen Hafsia met en scène 4 acteurs d’El Teatro, déjà aperçus dans d’autres créations, à savoir Zied Ayadi, Emira Khelifa, Issam Ayari et Leila Yousfi. 4 artistes qui ont tenu de bout en bout les ficelles de cette réadaptation maîtrisée en tunisien. Des parents d’élèves issus d’un milieu social aisé, instruit, se rencontrent afin de dissiper une altercation juvénile qui a eu lieu entre leurs mômes dans la rue. Ils commenceront au départ à arborer masques et bonnes manières, à faire semblant d’être aimables, corrects, à lancer cette machine infernale des faux semblants, qui n’a cessé de se décarcasser, cédant la place à des piques, des altercations toujours sous couvert d’humour.
Dans le but de résoudre le problème, le différend ne fera que s’accentuer. Les parents de la «victime» s’expliqueront avec les parents du «coupable». Rapidement, les échanges cordiaux cèdent le pas à l’affrontement. « Carnage » est la première expérience de Ghassen Hafsia en tant que metteur en scène. Avec ces acteurs, ils sont tous issus d’El Teatro Studios. La création est dotée d’une scénographie attrayante et est rythmée par une musique de fond.
Ce huis clos scénique — entre pétages de plomb, vomissement, jet de portable dans un vase — tient en haleine de bout en bout. Le véritable exercice était la réécriture réussie du texte en tunisien : les répliques sont tordues, drôles et mordantes à souhait. Un texte truffé de mots qui atteignent leur cible bien plus que les gestes ou même les poings. La pièce rappelle incontestablement la réadaptation cinématographique de ce livre de Reza par Roman Polanski dans un film appelé aussi «Carnage» sorti en 2011 et qui rassemble un quatuor d’acteurs américains époustouflants, à savoir Kate Winslet, Christoph Waltz, John Reilly et Jodie Foster. Nos acteurs tunisiens n’ont pas manqué de peps sur la scène d’El Teatro : ils sont déjà passés les 5 et 6 avril avant l’annonce d’un nouveau cycle prévu pour bientôt.
La création de Hatem Karoui regorge de sarcasme et tourne en dérision des faits indissociables faisant partie intégrante du quotidien sociopolitique des Tunisiens.
Dernière création en date du slammeur et comédien Hatem Karoui, la pièce met en scène trois protagonistes hommes joués par Mehdi Mahjoub, Akil Kolsi et Helmi Ben Ali. Avec une voix «off» omniprésente, qui tient habilement les ficelles dans l’ombre et qui fait office d’un quatrième personnage, le gang «des intrus» s’est emparé de la scène d’El Teatro pour la première fois devant un public fort nombreux et habitué à l’humour décadent de Hatem Karoui. Pourtant, la pièce démarre dans une atmosphère sombre, suffocante, qui laisse présager une tragédie scénique. Trois silhouettes en mouvement étouffent, sont en fuite, se noient dans les interrogations et tentent d’interagir avec cette Voix, — celle de Hatem —, qui dicte, dirige, dans l’ombre sur un ton sarcastique. L’ironie prenait le dessus peu à peu, jusqu’à la détente totale. La pièce se classe dans un genre qu’on nomme théâtre expérimental, qui prône les non-dits, et donne libre cours au public d’interpréter, d’être réceptif différemment aux messages véhiculés.
Relations en dents de scie entre peuple et classe politique, politique étrangère (précisément française), répliques salaces, Hatem Karoui, dans sa toute première création en tant que metteur en scène, a mis en place un ascenseur émotionnel divertissant, mais qui pousse à la réflexion et se focalise notamment sur le statut des artistes, ceux qui vénèrent le 4e art spécifiquement, et qui sont pris pour «des intrus».
(crédit photo : Med Karim El Amri)
Grâce à la direction pointue d’Erige Sehiri, « La voie normale » dévoile au spectateur l’envers du décor, celui du secteur ferroviaire tunisien et de ses failles. Un cri de détresse qui s’annonce retentissant, projeté dans les salles obscures tunisiennes à partir d’hier 27 mars.
Trains, chemins de fer, wagons abandonnés, parfois accidentés, grisaille et bruits de fer en permanence, voyageurs en mouvement et pas moins de 4 personnes qui rythment la narration de ce film au titre attrayant, intriguant. Le long métrage relate l’histoire de 4 cheminots affectés à « La voie normale », il s’agit de la voie la plus délabrée et la plus abandonnée du réseau. Pourtant, c’est celle qui a été initialement construite selon les normes internationales. Au quotidien, rien ne se passe jamais comme prévu : pannes, accidents, altercations entre employés, hiérarchies étouffantes, bureaucratie administrative, l’œuvre projette une réalité dure, brutale, méconnue par les Tunisiens. Un secteur rongé par l’absence des autorités, le manque d’encadrement des employés et qui demeure rythmé par les chassés-croisés de personnes qui se vouent corps et âme au secteur des chemins de fer.
Des travailleurs tenaces, aux parcours rudes, aux personnalités éclectiques et qui luttent pour une situation meilleure, à commencer par Ahmed, 34 ans, qui a hérité d’un savoir-faire, celui d’un père et d’un grand-père anciennement cheminots. Sur le tas, il apprend son métier manuellement aux côtés de nombreux conducteurs.
Fitati (38 ans) lutte autrement pour remédier à la déliquescence de la Sncft. Un combat qui frise l’obsession. Dans le film, on le voit tentant tant bien que mal de mettre la lumière sur les défaillances du secteur ferroviaire tout en s’attirant les foudres des autorités, de l’administration et … de sa propre femme. Le film suit aussi le parcours de Abderrahim Aka Abee. Du haut de ses 27 ans, il puise dans ce chaos ferroviaire pour parvenir à enregistrer son premier album de rap conciliant ainsi profession et passion. « La voie normale » suit également une femme battante qui perce dans un univers masculin.
Le déroulement du tournage pourrait faire un excellent making off au film. Un tournage chaotique à l’image de la Sncft. Produit par Nomadis Images et les films de Zayna. Les coulisses ont été particulièrement rudes : le tournage a mis un temps à démarrer, faute d’autorisation et le film a mis 5 ans pour prendre forme. L’équipe a tenté de filmer en cachette en attendant l’obtention d’une autorisation légale d’un mois seulement. Un temps record pour parvenir à tout boucler. Soutenu par les conducteurs et les travailleurs au sein de la Sncft, il fallait faire face aux aléas d’une administration en perpétuel changement et des ministres qui défilaient. En suivant Fitati, agitateur aux yeux des autorités, nous assistons à ses tentatives pour médiatiser la dégradation du secteur, depuis 2010. Au gré des hasards, il rencontre Erige Sehiri, la réalisatrice qui filmait sur place. Leur rencontre a été capitale pour la concrétisation du film. L’alerte est lancée à travers ce long métrage qui nous prend aux tripes. Une mobilisation des autorités urge. Difficile de sortir indemne face à la dureté d’un quotidien aussi bien poétisé sur le grand écran. Distribué par Hakka Production, le film est disponible dans les salles Cinémadart et Amilcar.
Dans la lignée de «Bidoun» et «Bidoun 2», Jilani Saâdi rempile avec un 3e «Bidoun». Le long métrage, distribué par Hakka distribution, casse avec les codes d’un cinéma conventionnel en traçant l’échappée existentielle de deux êtres que tout oppose et qui finissent par se croiser… au gré des errances.
Pour pouvoir atteindre ses rêves ou un semblant de havre de paix, l’être humain déterminé, doit lutter, survivre, surmonter toute sorte de difficultés et s’armer jusqu’au bout. Dans «Bidoun 3», le poids d’une société étouffante et d’un environnement peu propice à l’épanouissement, voire hostile, a poussé Douja (Lina el Euch), une jeune femme de 20 ans passionnée de chant et de musique, à fuir Bizerte, sa ville natale. Conflit parental, société patriarcale, conservatrice, la pression peut être insupportable, pour une femme (ou un homme), tous âges confondus, qui aspire à un minimum de liberté, qui soit passionnée… et qui voue un culte à la vie.
Douja débarque à Tunis, s’entiche d’un jeune homme (joué par Noureddine Mihoub), devient aussi vite son petit ami : peu fréquentable et générateur d’ennuis, il lui mènera la vie dure. Parallèlement, Momo (interprété par Hached Zammouri), un homme d’un certain âge, ancien chanteur, qui (sur)vivait également de sa passion dans les cabarets/restos glauques de Bizerte, sombre dans l’alcoolisme et la dépression suite au décès de sa mère et… à la perte de sa voix. Rongé par les hallucinations, le désarroi ambiant, les tourmentes, quelques fétichismes, il prend aussi le large dans une quête de soi, qu’elle mènera… jusqu’à Douja. Ensemble, ils s’insulteront, se taperont dessus, trouveront un terrain d’entente… et se réuniront autour d’un Dessein.
Le dernier long métrage de Jilani Saâdi, réalisé en 2016 avec très peu de moyens, porte toujours autant l’empreinte de son créateur, célèbre pour des films qui retracent des fictions filmées avec un réalisme saisissant. Des images qui peuvent paraître floues, peu éclairées, pixélisées, filmées avec une caméra amateur portative, (ou pire un téléphone). Des prises qui donnent vie à un scénario, et à des scènes plus vraies que nature qui se font et se défont sous les yeux du spectateur. Une manière de filmer propre au réalisateur, qui peut paraître peu maîtrisée mais qui ne l‘est sûrement pas. «Chaque tremblement, chaque détail, chaque prise est entièrement maîtrisée et voulue», déclarera le réalisateur aux journalistes peu après la projection- presse. Un résultat sur grand écran qui file le tournis, dérange… mais qui reflète à la perfection l’environnement anxiogène dans lequel vivent les protagonistes. Une caméra qui esquisse aussi un Bizerte sombre et un Tunis nocturne… qui ne l’est pas moins.
Entre un cinéma documentaire et fictif, il n’existe pas de différence pour Jilani Saâdi : tout ce qu’on peut voir défiler sous nos yeux est voulu, minutieusement choisi et décidé. Filmés avec une caméra numérique «Go Pro», les maniements étaient donc restreints pour un «cinéma direct», réalisés dans des conditions difficiles. «Mes films sont des expériences cinématographiques vécues, qui ne sont pas réalisées uniquement dans le but de raconter une histoire», déclare le réalisateur en enchaînant : «Pour «Bidoun 3», réalisé en 11 jours sans autorisation en collaboration très étroite avec les jeunes acteurs et l’équipe technique majoritairement jeune, les autorités ont cru qu’on réalisait un projet de fin d’étude !». La construction des personnages était inspirée d’autres personnes connues dans la vraie vie. Une écriture scénaristique qu’on peut sentir légère, parfois improvisées mais qui est entièrement dirigée. Le scénario a été écrit en langue française, initialement, mais a été traduit par les acteurs en tunisien. Saâdi révèle de jeunes talents dans ses films comme c’est le cas de la jeune Lina El Euch : douée aussi pour le chant, elle a ajouté un vent de fraîcheur au film grâce à une interprétation qui peut paraître juvénile mais juste. Zammouri, en endossant le rôle très peu bavard de l’alcoolique dépressif, a su dégager une rafale de non-dits pendant 1h24. Des personnages qui se fondent dans une esthétique, celle de la fiction du réel.
Le film possède les allures d’un délire onirique pas «tout public» rythmé par une musique issue d’un répertoire tunisien, point fort de ce long métrage. Un fond musical finement ficelé par le jeune musicien Selim Ajroun, et réinterprété par Lina El Euch. «Bidoun 3» reste (très) cru mais casse avec l’ordinaire, le classique. Ce cinéma, peu courant dans des fictions tunisiennes, rend ce dernier «Bidoun» audacieux, voire transgressif.