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Fériel Remadi, artiste chorégraphe :  Un retour aux sources
ENTRETIENS12 / 19 / 2017

Fériel Remadi, artiste chorégraphe : Un retour aux sources

La scène artistique et culturelle tunisienne s’enrichit ! Une compétence s’apprête en effet à faire son grand retour. Ayant trop vécu entre deux rives, Fériel Remadi tunisienne, spécialiste en danse théâtrale et en chorégraphie décide de revenir doucement mais surement aux sources. Elle troque un vécu personnel et professionnel longuement mené en France contre un retour en Tunisie, sa terre natale, bouillonnante d’art, de culture et de nouvelles initiatives jeunes à booster. A partir du 16 décembre jusqu’au 26 décembre 2017, elle mettra au service des jeunes, son savoir-faire dans le cadre d’un projet baptisé « Boussole » et réalisé par l’association tunisienne «Tunisie paix » à Djerba. Fériel, qu’on surnomme couramment « Folla », travaillera essentiellement sur 4 axes : la confiance, le corps, la voix et l’art visuel. De quoi titiller la fibre artistique des participants dans le cadre de 8 workshops où elle les initiera également à l’écriture scénaristique d’un spectacle et à la réalisation. Rencontre !


En parcourant vos 23 ans de carrière, votre polyvalence ne laisse pas indifférent. Vous avez touché aux arts visuels, aux arts sonores, à l’expression corporelle et à l’associatif. Parlons – en histoire de nous mettre dans le bain !


C’est en France, pendant 23 ans que j’ai pu acquérir autant d’expériences qui n’ont cessé de se renouveler. Pour des raisons familiales, j’ai été plus ancré là-bas. J’ai commencé à 18 ans dans le socioculturel et mes créations ont commencé à émerger à ce moment- là. Récemment des portes se sont ouvertes en Tunisie. Je chapeaute très prochainement un projet à Djerba, celui de « Tunisie paix », section Médenine qui m’ont contacté pour prendre en charge de jeunes amateurs afin de les initier à la chorégraphie théâtrale basée sur le mouvement. Ce qui est important pour moi, c’est d’être à l’écoute et de savoir ce que les gens aiment faire, tel un chef d’orchestre qui ramène des idées et les laisse surtout s’exprimer. L’art pas pour l’art, l’art qui a une portée et qui peut être un vecteur de paix, entre autres… J’ai été emporté tôt par cette dynamique éclectique, du métissage, des différences, au moment même où j’ai entamé des études en droit que j’ai validé. A Lyon, là ou j’ai vécu, je me suis spécialisé dans le théâtre, j’ai fait de la coordination et j’ai fait aussi beaucoup de photos notamment en Egypte, à Beyrouth. Ça n’a pas été rose et encore moins facile là-bas, j’ai souffert de racisme entre autres, mais on y arrive.


Avez-vous enseigné ?


J’ai enseigné ado, adultes, enfants. J’ai travaillé l’encrage du corps avec des autistes et des parkinsoniens, et des gens plus âgés. M. Paul Bocuse a fait appel moi. Et le fait d’être bilingue m’a beaucoup aidé. Je suis fédératrice de bonne énergie avant tout en continuant à me développer.

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Et en quoi consiste votre apport à la Tunisie ?


La tentative, c’est d’essayer de montrer ce que j’ai accompli pendant toutes ces années à la Tunisie parce que ça me manque terriblement. Il y’a des perspectives à saisir à Tunis et je prévois de revisiter les régions, de les ré-exploiter à travers le vecteur artistique et je retravaillerai sur la notion « du bien et du mal » pure et dure à la « Matrix », à travers le personnage d’un « papillon ».


Il s’agit là d’un retour sur votre dernière création « Butterfly destiny », réalisée en 2012 ?


Je l’avais écrite et travaillée en 2012 avec un irakien. A un moment donné, on a juste traité la question du « paradis et de l’enfer ». Je ne l’ai pas totalement accompli, j’ai eu à réaliser d’autres créations par la suite, à propos de ma cuisine, où j’ai fait une performance en cuisine sur place pour retravailler sur la notion de l’attention : une femme confinée dans sa cuisine, capable de gérer plusieurs tâches à la fois et réalisée toujours en danse théâtralisée sous la forme de plusieurs tableaux où j’intègre la voix. Puisque je suis en contact direct avec le public, le tout doit être chorégraphié, super fixé. J’aime toujours laissé une petite touche d’improvisation.


Vous travaillez souvent en solo ?


Souvent, oui ! Et ce n’est pas un choix. C’est juste parce que soit on m’appelle pour diriger des projets de 45 acteurs ou pour coordonner un groupe de jeunes. Mais je suis « moi – même » plusieurs fois sur scène. Il y’a mille et une Fériel qui vont sortir sur scène. Je suis bien dans ça. Je me comprends.


En quoi se résume votre engagement associatif ?


Il se repose sur la notion de l’ascétisme et de la paix. Le vecteur de la paix est essentiel à la dynamique de mon association « la compagnie Folla » lancée en 2001 et forte de son métissage culturelle, des cultures minoritaires et des outils artistiques. Je suis porteuse de projet. Je donne de l’importance à tout ce qui est coopérative. Ce qui compte pour moi, c’est que les personnes qui bossent avec moi se sentent bien. Je n’ai jamais voulu faire une carrière fulgurante. L’important pour moi a toujours été de se sentir bien avec les autres. Et ça créée une reconnaissance sur la durée.


La Tunisie sera – elle satisfaisante d’après vous ?


La demande y ‘est, l’accueil aussi ! En Tunisie, en même temps, j’aime cette mise à l’épreuve, d’être comme les autres, je suis une observatrice artistique. Dès le départ, j’ai galéré ici, je n’arrêtais pas de courir dans tous les sens. Loin de cette bulle de confort. Mais je suis une « challengeuse ». Je n’ai pas de hautes idées mais je n’ai que des idées hautes, « des idéaux ». En mars dernier c’était un élément déclencheur, lorsque je me suis senti « embourgeoisée », tout me paraissait à porter de main. Et il fallait que ça s’arrête ! Mon existence devenait carrée et il fallait que ça cesse. Il est temps de partir vers de nouveaux horizons.


Fériel Remadi, artiste chorégraphe : Un retour aux sources
Sofiane, salma Ouissi et Yann Guessens :  « Cette ville était confisquée par le politique qui en a fait une vitrine du pouvoir »
ENTRETIENS9 / 23 / 2017

Sofiane, salma Ouissi et Yann Guessens : « Cette ville était confisquée par le politique qui en a fait une vitrine du pouvoir »

La prochaine édition de « Dream City » aura lieu, toujours à la médina de Tunis du 4 au 8 octobre 2017. Elle s’innove en proposant des ateliers d’art, des parcours créations, des night-shifts, des gratuits de la nuit avec du cinéma, de la performance, des concerts, dans des places publiques ! Oui, des concerts où tout le monde pourra y assister gratuitement. Derrière cette manifestation, créée en 2007, se cachent trois directeurs artistiques les Ouissi Salma et Sofiane ainsi que Yann Guessens et leur équipe. Tous tiennent d’une main de maitre les ficelles d’une biennale, d’ores et déjà attendue. Contrairement à ce qu’on pourrait voir en apparence, « Dream City » est loin d’être un simple festival.


Salma Et Sofiane, vous aviez toujours été les directeurs artistiques de cette biennale artistique. M. Yann Guessens fait partie intégrante de l’aventure cette année. Lui avez – vous légué les rênes de « Dream City » ?

Salma Ouissi : (rire) Non ! Pas du tout. Il s’est joint à nous depuis 2015 déjà. Il était présent à coté de Sofiane et actuellement, en 2017, c’est M. Guessens qui dirige « Dream City » artistiquement.


Pouvez-vous définir « Dream City » à notre lectorat ?

Salma Ouissi : Moi je veux bien le définir tel que nous on l’a initié au départ, depuis sa création en 2007. Ça serait plutôt bien d’entendre la définition de Yann. (Sourire) « Dream City » était au départ un geste artistique qui visait à prendre possession ou à habiter artistiquement l’espace public. C’était aussi déplacer le geste artistique voire l’associer à de nouvelles démarches et à des processus beaucoup plus contextuels. C’est un événement qui est né d’une manière underground et qui a été préparé totalement dans le salon de Sofiane ou on communiquait avec des gens de la pensée et ou on a veillé à accompagner des artistes, qui avaient pris part à l’aventure. Dès le départ, tout se construisait sur un temps long, en collectivité. On a travaillé beaucoup sur le commun ! Tout était suivi par des experts. Et ensuite, c’était également, aboutir sur les parcours et parvenir à concrétiser une réalisation de l’ordre de la fête ouverte à tous. Il y’avait eu l’idée des parcours et des œuvres qui tournent en boucle. Au départ, on avait fait appel à une vingtaine d’artistes tunisiens. Les artistes étrangers qui étaient présents dans les éditions d’après étaient des pointures qu’on avait repéré sur l’espace public, ailleurs. Et avec Yann, on est allé à la conquête de talents ou comment tout construire à partir d’un contexte sociopolitique et urbain précis. Comment on peut parler à la ville, et à tous avec ce médium d’art contemporain pluridisciplinaire.

Sofiane Ouissi : Il y’a effectivement la dimension artistique mais « Dream City » était né aussi à l’issu d’une marche pacifique sur l’espace public. Ce n’est pas anodin car en 2007, cet espace public était confisqué par le pouvoir et dans la même période, subitement, on a été même censuré sur antenne, dans une radio. On a été malmené, et une journaliste a été suspendue de ses fonctions, uniquement, parce qu’on a juste fait appel à un gouvernement en le mettant, face à ses responsabilités et à son devoir face aux citoyens et aux artistes et parce qu’on avait demandé à ces artistes là de prendre possession de l‘espace public, de descendre, d’agir, pour une marche pacifique. On a ici la dimension de la marche, cette traversée de cette ville. Et c’est suite à cela qu’on s’est rendu compte que toute cette ville était confisquée par le politique qui en a fait une vitrine du pouvoir, exercé sur la cité et sur la vie qui l’anime. Et C’est à partir de là qu’on s’était demandé « Comment créer un dispositif de l’ordre de la création ? » On revient ainsi à notre nature de créateurs. On n’est pas des directeurs artistiques dans le sens de programmateurs. Notre savoir, c’est celui du corps et la manière de transporter une énergie et faire en sorte que plusieurs énergies fusionnent dans de larges diversités. Et le médium auquel on a fait appel c’était pour nous une voix plurielle, reflétant une Tunisie dans sa diversité et non pas dans le cloisonnement. Du coup, c’est ce que Salma a dit, « Comment se réapproprier l’espace public ? » Il faut toute une réflexion autour de ça. Mais « comment recréer une marche ? » Puisqu’on a interdit aux artistes de marcher sur l’espace public toujours cette époque là.

Salma Ouissi : Moi j’aurais utilisé le terme « tactique ». On a usé de tactique par l’art pour défendre nos points de vue. Et on a tout écrit en tactique d’où le jeu du parcours. Mais la tactique aussi c’était au-delà de l‘œuvre artistique elle – même, on avait prétexté « L’art » pour pousser ces gens à marcher ensemble dans la ville. Et c’est de là ou tout était parti ! Il faut rappeler qu’on était dans un autre contexte ou les artistes travaillaient chacun de manière isolée et on était désolé par rapport à ça. Tout s’est enchainé après en rencontrant des amis qu’on n’avait pas vu depuis longtemps et qui nous disaient qu’ils allaient arrêter parce que « c’était très dur, qu’on se sent seuls et que c’est un métier de solitaire que celui de créer ici, dans un pays comme la Tunisie ». Et nous on était là à vouloir les convoquer autour de quelque chose qui nous travaille tous. C’était un geste d’engagement très politique au départ. Convoquer ces 20 artistes autour d’une table et réfléchir ensemble pendant 9 mois à comment on allait faire pour habiter cet espace public. Mais au départ, c’était que des jeux de tactique, au point ensuite de se dire comment intéresser M. tout le monde, ces gens qui ne s’intéressaient pas à l’art. C’était un constat alarmant que celui de voir la même minorité, le même public, les mêmes têtes, toujours partout, peu importe la manifestation culturelle. On voulait atteindre bien plus de gens. Et c’était à partir de ce déclencheur là -et il y’en a d’autres, bien sur- qui fait qu’aujourd’hui, on a beaucoup évolué. Et on s’est dit qu’on n’allait pas à chaque fois, dire au revoir au même public, voir à la même foule.

Sofiane Ouissi : Il y’a eu aussi une pièce de théâtre pas du tout anodine qu’on avait créée Salma et moi et qui avait comme thématique la guerre en Irak. Une guerre qui faisait fureur à cette époque là. On se sentait désarmer, tous petits face à cette injustice très forte qui nous a tous violenté. Mais après, comment on était arrivé à l’espace public ? C’est aussi lorsqu’on a inventé une marche du discours : « Quelle posture pour quel discours ? ». Je pense que cette marche s’est retrouvée sur l’espace public d’une manière inconsciente. Et il y’a eu cette traversée qui avait percée les murs. On avait travaillé sur tout un parcours de discours et c’était une manifestation en live avec un corps complètement explosé en se demandant, « Comment joueraient aujourd’hui les enfants de la guerre ? Est ce qu’ils joueraient avec les cadavres ? » Et du coup, tout s’est prolongé après, en emmenant ce geste artistique dans la cité et en propulsant l’artiste tunisien sur scène : des créateurs qui étaient déconnectés de leur quotidien. Au niveau de la production et de la création, ils étaient plus dans une réponse à ce que l’Europe leur demandait et ils ne saisissaient pas la richesse, n’exploraient pas suffisamment notre territoire qui était riche par ces murs, par sa mémoire, son savoir.


Et au fur à mesure, cette conception embryonnaire de « Dream City » a évolué selon le contexte sociopolitique ...

Salma Ouissi : On ne comptait l’organiser qu’une seule fois. Le seul souci est qu’on marchait énormément dans la rue. On s’affichait ! (sourire) Et le public nous réclamait de plus en plus et en redemandait. On était un peu responsables de ce qu’on avait déjà déclenché. Mais les artistes tunisiens aussi ! Parce que finalement, on s’était tous retrouvé dans cet espace qu’on avait crée tous ensemble. On a décidé donc de continuer. Et a un moment donné, jusqu’en 2013, Sofiane et moi avons tous sur nos épaules, on était redevables de quelque chose qui au départ, n’était qu’une création : on a décidé de prendre un peu de distance, on était dans l’exploration, et c’est comme ça qu’on a rencontré Yann Guessens. C’est l’un des seuls directeurs artistiques qui a quand même, laissé une partie de son budget pour travailler sur des projets en Afrique avec des gens du sud. C’est quelqu’un qui suit grandement les artistes à travers le monde.

M. Guessens, comment s’est déroulée votre collaboration ?

Yann Guessens : Ce qui m’a toujours motivé, passionné, ce n’est pas juste les artistes, mais c’est le dialogue, l’échange entre artistes et contexte et encore plus la conversation entre artiste – contexte et public. Et je trouve que cette conversation là en Europe et souvent devenue une conversation assez pauvre. Tout est extrêmement cloisonné en disciplines artistiques, en institutions culturelles, aux artistes et à leurs trajets individuels et ce qu’ils créent parle peu à une ville, à une société à un contexte. Mon combat a toujours été d’investir dans la durée, dans ces conversations là, avec la forte envie de créer des espaces partagés de création mais à l’intérieur d’un contexte urbain sociétal qui a besoin de la création, d’un avenir commun. Parce que ce soit dans les grandes villes que ça soit européennes ou j’ai travaillé comme Marseille (où je suis basé maintenant), à Tunis et ou même dans les grandes villes de l’Afrique subsaharienne où j’ai travaillé et ou j’y travaille encore, on ne partage de passé commun mais il ‘y a vraiment un avenir commun à construire et ça ne se fera pas sans les artistes et sans la création, dans son sens large qui implique les populations et les communautés de toute sorte. C’est pour ça que je me suis battu à Bruxelles, en partant d’une institution « Le théâtre national flamant » qui était devenue un OVNI dans la ville, qui s’enfermait dans une toute petite communauté flamande à l’intérieur d’une ville extrêmement multiculturelle et qui s’enfermait dans son infrastructure, dans sa boite noire. J’ai essayé de m’ouvrir vers toutes les communautés de cette ville, vers tout un territoire urbain. Et puis vers plusieurs endroits au monde avec lesquels Bruxelles est fortement reliée. En effet, si j’avais travaillé beaucoup à Kinshasa, ce n’était pas parce que j’avais envie de voyager un peu ou de faire mon touriste, mais parce que Bruxelles est aujourd’hui aussi une ville africaine et parce que s’il y’a des troubles à Kinshasa, on les aura à Bruxelles demain. Et de dire que le projet d’un théâtre flamant à Bruxelles, doit avoir un lien avec une réalité artistique et citoyenne, c’était pour moi évident. En même temps, il est vrai que je me sentais parfois seul. Avec cette vision, cet engagement, je n’ai pas l’impression qu’en Europe, dans le monde culturel, elle est suffisamment partagée, pour des raisons culturelles mais aussi politiques. Et donc, de se trouver des alliés était très important pour moi d’où la rencontre avec Salma et Sofiane qui s ‘est faite d’une manière directe à Bruxelles. C’était une rencontre très intéressante pour moi, qui avait pris les allures d’une conversation. C’est ainsi que j’ai entendu parler de « Dream City », de toute cette méthodologie, de cet engagement, de son développement. Ça m’avait beaucoup inspiré en leur disant que j’avais envie de l’apprendre, de le vivre avec l’ambition modeste d’ajouter un petit plus, vers une multidisciplinarité encore plus grande mais surtout en ouvrant cette famille d’artistes avec laquelle on travaille, vers des territoires qui, en 2014, n’étaient peut être pas présent dans le cadre de « Dream City » mais qui ont énormément de pertinence à Tunis, en se basant sur son histoire, son passé, en s’ouvrant vers l’Afrique du nord, le moyen orient, l’Afrique Subsaharienne. C’est important, ce n’est pas un choix exotique pour des artistes issus de certaines villes lointaines. Les raisons étaient de voir surgir des artistes d’un peu partout dans cette ville. La programmation de 2017 se développe dans cette direction là. Et ce qui est bien, c’est que d’avance, on prépare cette prochaine édition en créant cet espace temps partagé, intense, ou la méthodologie et l’équipe extrêmement compétente et engagée apporte beaucoup à ses artistes, qui arrivent ici pour la première fois, imprégnés d’envies et d’un autre trajet artistique. Qu’ils sentent cet échange très enrichissant, c’est primordial !


Cette exploitation des espaces publics se fait – elle de la même manière en Europe qu’ici ?

Yann Guessens : Elle se fait d’une manière bien plus intéressante ici. En Europe, on est déjà beaucoup dans les arts de la rue qui ne m’ont personnellement jamais intéressé. Ce qui m’intéresse, c’est un contexte une ville une société à exploiter et à créer. Je suis convaincu que des espaces partagés sont importants dans cette construction là et qui sont rares. Créer des petites communautés temporaires qui permettent de s’imaginer des alternatives et des futurs autres. Il faut se confronter directement à un espace public mais surtout à un territoire urbain dans toute sa diversité et aller directement en dialogue avec des populations, de nouveaux publics, des institutions. Ça doit faire partie intégral et permanente d’un projet culturel qui se doit engager à l’intérieur d’un contexte comme Tunis. En France, ces arts de la rue sont une sorte de discipline en soi. Tandis qu’ici ou à Kinshasa quand les artistes s’engagent, il s’agit d’une urgence artistique et citoyenne, qu’on veut raconter et qui mènera d’une manière inévitable à l’espace public.


Vous organisez aussi des résidences d’artistes, notamment une qui s’est déroulée, il y’a quelques mois. Pouvez – vous nous en dire plus ?

Salma Ouissi : C’est un Workshop. Je précise que c’est des créations. « Les arts de la rue », c’est de la diffusion sur les espaces publics. On organise des Workshop, dirigés par des experts. Il y’a des artistes qui arrivent, on essai de voir ce qui les travaille en arrivant ici. C’est que des créations ! Ce, à qui je pense qu’on a la folie de la liberté, d’autant plus qu’on ne fait pas partie d’une institution pour dire que c’est possible, au contraire, c’est difficile. Et c’est vrai que quand on est dans un système économique, notamment occidental, c’est beaucoup plus compliqué d’entreprendre cette aventure et que par conséquent, on ne peut être que dans la diffusion pur et dur de leur coté. Je trouve que sur ce continent, c’est ça qu’on doit défendre et réinventer.

Yann Guessens : Tout à fait ! Déjà voir ce genre de résidence d’immersion avant qu’un projet ne soit clairement défini, en Europe, ça n’existe presque pas ou plus ! Comment est ce qu’on a abordé cette résidence ? Le point de départ, c’était ce territoire d’un coté, et puis des artistes qui pourraient apporter des démarches qui seraient pertinentes pour eux et pour Tunis. C’est sur cet engagement que tout repose. C’est à partir de cette expérience que les vrais projets se sont construits dans le temps, dans l’échange. C’est à la fois rare et important.

Sofiane Ouissi : Il y’a cette dimension des voyages. Ça me rappelle tout ce qui est « Route de la soie », là c’est « la route de la pensée ou d’art » dans sa pratique la plus diverse et enveloppe le citoyen qui est pour nous une bibliothèque vivante, une encyclopédie vivante par sa mémoire et qui est largement partenaire de ce dispositif et grâce à lui, on arrive à toucher des points névralgique de tension parce qu’on travaille sur l’instant T, on lui donne la dimension du festival, c’est un objet de laboratoire qui sort de sa cité, qu’on le voit tenir la MAP de cette ville. On sent que tout bouge depuis 2007 jusqu’à maintenant, tout n’est pas figé.

Yann Guessens : La pratique artistique, il vient de la définir comme voyage et c’est ce qui nous motive tous. Ce n’est pas comme un de ces voyages qu’on effectue sur Facebook. Il s’agit de voyage vécu pleinement, et qui nous confronte à l’autre, et qu’on vit pleinement sur terrain.


Avez – vous pensé de décentraliser « Dream City » ?

Salma Ouissi : on l’a fait en 2012 à Sfax. Ça demande énormément d’effort, et de travail. C’est titanesque !

Sofiane Ouissi : La médina est aussi un espace de décentralisation. Les gens viennent de partout : de Djerba, du Kef, de ben Guerdane…. On a un échantillonnage de tunisiens issus de partout ici et qui apprennent à vivre ici, à s’intégrer, en ajoutant leur touche nouvelle de coutumes et de culture venue d’autres régions. Et c’est déjà énorme !


Sofiane, salma Ouissi et Yann Guessens : « Cette ville était confisquée par le politique qui en a fait une vitrine du pouvoir »
 Emna belhaj Yahia, écrivaine :  « Ecrire est une façon de vaincre la mort »
ENTRETIENS4 / 18 / 2017

Emna belhaj Yahia, écrivaine : « Ecrire est une façon de vaincre la mort »


Avant-dernière invitée aux rencontres littéraires féminines organisées à Mille feuilles, l’écrivaine tunisienne « Emna belhaj Yahia » s’est confiée à un public, venu nombreux la découvrir. « Les femmes qui écrivent sont –elles dangereuses ?» accorde sa prochaine et dernière séance, le 19 avril, à Elodia Turki, poétesse. Un bref retour sur cette rencontre s’impose en deux questions …


Vous éprouvez une passion incommensurable pour l’écriture. Pourquoi écrivez- vous ?


E.B.Y : C'est probablement parce que je me sens « poreuse », et comme envahie à chaque instant par les divers éléments constitutifs du monde. Le moindre petit fait, le moindre petit mot, la moindre respiration des choses peut constituer à mes yeux un instantané de vie, retenir mon attention, me parler silencieusement, et aller jusqu'à me confondre quasiment avec ma propre personne. Chaque micro-fait, dans les limites qui m'enferment, est un concentré de sens et d'existence. Il s'offre à moi, me pénètre, m'habite… Mais il risque toutefois de partir tout de suite, de s'effacer comme un dessin sur le sable, si je ne le retiens pas dans des mots. Les mots que je cherche, que je me mets à inventer peu à peu. Si ces micro-faits sont précieux, c'est qu'ils se confondent un peu avec moi-même, et que leur disparition serait aussi un peu la mienne. C'est donc au besoin de retenir toutes ces choses éphémères que j’obéis, quand j’écris. Mais mon écriture les modifie, bien sûr, les fait obéir à ma logique, les ordonne selon ma nécessité propre. Je ne me propose guère, en écrivant, de refléter fidèlement « ces petits bouts de monde » que je croise et qui m'habitent, que je veux empêcher de mourir et dont je veux préserver l'intensité. Non, je les réorganise, les métamorphose, les réinvente inévitablement.


D’après vous, les femmes qui écrivent sont – elles dangereuses ?


Oui, bien sûr, puisque l'écriture est une façon de se libérer des pressions qui s'exercent sur moi, et c'est donc un acte de liberté. C'est une transgression, un défi lancé à un tas de choses : la bêtise, le temps, l'oubli, le silence, l'arbitraire... C'est une façon de mettre à distance tout cela et de ne plus en être l'esclave. Et c'est même une façon de vaincre la mort, puisqu'en écrivant on retrouve en soi tous les textes et toutes les traces laissées en nous par les écrivains qu'on a lus et qui appartiennent à tous les temps, à tous les lieux. On établit avec eux une grande passerelle (et c'est essentiel, les passerelles !) On les retrouve donc là, présents en nous par-delà les années, et on crée avec eux des liens de complicité, de solidarité. Liens de l'intelligence, de la beauté et de l'émotion qui triomphent des barrières qu'on construit entre les hommes. Ainsi, grâce à l'écriture et à la littérature, chaque expérience singulière rejoint et se nourrit de la richesse et de l'infinie diversité de l'expérience humaine dans sa totalité et son universalité. Et les textes que j’ai lus et engrangés ont effacé une part d'obscurité qui était en moi ou autour de moi.


Quant aux trois femmes écrivains qu’Emna Belhaj Yahia a choisi de présenter comme figurant parmi ses « muses », il s'agit de Nathalie Sarraute dans « Entre la vie et la mort », de Marguerite Yourcenar dans « L’œuvre au noir » et d’Annie Ernaux dans « Les années »



Emna belhaj Yahia, écrivaine : « Ecrire est une façon de vaincre la mort »
Jean – Michel d’Hoop, metteur en scène : « La Tunisie est une exception »
ENTRETIENS3 / 19 / 2017

Jean – Michel d’Hoop, metteur en scène : « La Tunisie est une exception »

« Gunfactory » a fait sensation lors de son passage au 4ème art. Son metteur en scène Jean – Michel d’Hoop et toute sa troupe belge, ont enchainé stage au théâtre national et séjour en Tunisie, dans le cadre d’une coopération Tuniso – belge. Entretien avec un professionnel du théâtre belge.


Vous n’avez pas fait le déplacement jusqu’en Tunisie uniquement pour présenter vos créations. Une tâche ou un rôle vous a été attribué. Pouvez – vous nous en parler davantage ?


Le premier contact avec l’école de l’acteur s’est passé l’année dernière. Au tout début du processus, Fadhel Jaibi, voulait inviter un spectacle de la compagnie « Point Zéro ». On était très enthousiaste à l’idée de collaborer ensemble. Malheureusement, faute de timing, tout a été difficilement organisé. Au final, on nous a proposé un stage avec notre troupe de théâtre. Et c’est comme ça qu’on a appris qu’il y’ avait une école de théâtre. Et Mr Jaibi était fort intéressé qu’on vienne donner ce cours de marionnettes techniques pour adulte. Une technique bien particulière pas très présente ici. Et du coup, on ne voulait pas juste présenter le spectacle « Gunfactory », mais prolonger le séjour par une formation, un 2eme stage. D’autant plus que la problématique traitée était délicate. On voulait voir comment ça résonnait chez les élèves et voir comment la Tunisie pouvait réagir à ce même sujet. C’est comme ça que nous sommes parvenus a initié ce stage, en une semaine.

Et avec « Gunfactory », c’est « le théâtre éclaté » ?


On a usé de plusieurs outils différents : vidéos, images, interviews, documentations, audio, marionnettes … Etc Il s’est passé quelque chose d’important pour nous au niveau des thèmes abordés aussi : là, on a un prochain spectacle en préparation sur le nucléaire et la catastrophe de Tchernobyl. On est en pleine préparation. On part du réel pour en faire un spectacle. On va essayer de l’aborder différemment avec plus de marionnettes.


Peut – on définir votre théâtre comme un « théâtre direct » ?

Oui, tout à fait ! Les autres spectacles étaient plus oniriques. « Gunfactory » était beaucoup plus direct, au prise avec l’actualité.


Envisagez – vous de faire une tournée dans le monde arabe ?

J’espère bien ! Oui. Pourquoi pas ? (rire). Pas pour l’instant, mais par le biais de contacts, ça peut se faire ou pas, en Algérie ou au Maroc. Je ne suis pas du tout un spécialiste du monde arabe, mais je pense que la Tunisie est une exception : porteuse d’espoir, la parole est quand – même assez libre, par rapport aux autres nations. J’ai été fortement impressionné lors de ma première visite de voir à quel point c’était une société mixte, très complexe sans doute.


Avez – vous une idée sur le théâtre tunisien et sur ce qu’il s’y fait actuellement, à part, le travail du théâtre national ?

Non ! Je connais seulement le travail de Jaibi, et encore, je n’ai vu qu’un seul travail. On me dit souvent, qu’il ne faut pas que je parte d’ici sans un DVD ou autres, pour que j’en sache davantage, de découvrir. Je n’ai pas encore eu la chance de regarder d’autres créations. J’ai davantage vu ce que faisaient les élèves.


Est-ce qu’il y’a des participations des troupes tunisiennes en Belgique ?

Non, je n’ai pas eu l’occasion. Mais j’espère les voir parmi nous. La Belgique devrait inviter des troupes tunisiennes prochainement. Il est temps et pas que la troupe de Mr Jaibi. Ça fait deux ans que je suis particulièrement attentif à la Tunisie. Je me bats actuellement pour mettre en contact le théâtre national tunisien avec celui de la Belgique, pour plus de coopérations. En Belgique, il y’a aussi le théâtre de poche, qui est extraordinairement avant – gardiste et qui travail surtout sur les relations nord – sud et sur tout ce qui est « mouvement citoyens », qui est actuellement très répandu en Tunisie.


Et pour finir, pouvez – vous nous en dire plus sur le docu- théâtre ?

C’est mon premier spectacle que je fais ! C’est vrai que c ‘est un courant qui est entrain de venir beaucoup en Belgique. Ce travail nécessite beaucoup de temps et de recherche. Le « zoo théâtre » en Belgique de Françoise Bloch, fait un travail très précis sur du théâtre centré sur l’entreprise, le monde de la finance… etc Le lien entre l’argent et la politique. C’est un travail d’enquête. Mais ce qui diffère de notre travail à nous, c’est qu’on y ajoute un peu plus de théâtralité. Il y’a de la marionnette, ce qui est assez étonnant avec le doc- théâtre, des vidéos, des séquences.


Déclaration d’Amine, 24 ans, stagiaire, à l’école de l’acteur chaperonné par Jean – Michel d’Hoop :


« Affiner la notion acteur – créateur »


« On participe à une formation à l’école de l’acteur. Il y’a eu deux stages auparavant. Je fais parti de la 3eme promotion formée. Avec Jean – Michel on se focalise plus sur la notion de l’acteur – créateur. On nous met dans un laboratoire de recherche, on nous apprend, des techniques, des artifices, on nous inculque des méthodes, afin de devenir acteur. C’est ce qu’on apprend en temps normal à l’école de l’acteur. Ce dernier, s’il veut devenir metteur en scène, ou s’acquérir de nouvelles techniques, ici, on peut consolider nos acquis : on travaille dans beaucoup d’espaces, on est en contact avec les gens pour trouver de la matière. C’est ainsi qu’à partir de plusieurs questions, on peut mettre en scène cette matière. Mélanger toutes ses choses : l’humain, le théâtre, se servir de la technologie, et de bien l’intégrer sur scène. »





Jean – Michel d’Hoop, metteur en scène : « La Tunisie est une exception »
Najet Abdelkader Fakhfakh, auteure de « La liberté en héritage, journal d’une tunisienne » : « Les femmes font l’histoire, n’en déplaise à certains ! »
ENTRETIENS2 / 17 / 2017

Najet Abdelkader Fakhfakh, auteure de « La liberté en héritage, journal d’une tunisienne » : « Les femmes font l’histoire, n’en déplaise à certains ! »

Troisième rencontre organisée par la Compagnie des Vives Voix à la librairie Mille feuilles, avec, à l’honneur, cette semaine, l’écrivaine et universitaire tunisienne Najet Abdelkader Fakhfakh, qui s’est livrée à un échange des plus enrichissant avec un public, venu nombreux la découvrir.


Comment êtes venue à l’écriture ?


Quand je suis descendue les 6 et 13 août dans la rue, avec les milliers d’autres femmes pour manifester notre mécontentement, notre Exaspération et notre crainte grandissante face à la montée de l’obscurantisme, une pulsion presque viscérale m’a poussée à écrire. Ecrire, dans l’urgence, pour répondre au monde entier qui s’interrogeait sur les sources de notre courage, notre détermination, notre combativité. Ecrire pour démontrer qui nous étions vraiment. Ecrire, pour expliquer notre différence par rapport aux autres femmes du monde arabo-musulman. Ecrire, pour prouver que rien n’est fortuite, que notre émancipation est ancrée en nous, qu’elle n’est pas l’œuvre d’un seul homme- certes Bourguiba a donné un sérieux coup de pouce en légalisant les droits des femmes, mais il a trouvé un terrain favorable pour promulguer le Code du Statut Personnel- d’autres hommes et femmes avant lui, depuis des siècles, lui ont facilité la tâche. Il n’aurait pas pu agir de la sorte ni en Algérie, ni au Maroc ou en Libye. Ecrire, pour rendre hommage aux Tunisiennes qui depuis 3000 ans sont méconnues, voire oubliées involontairement ou volontairement. Les femmes font l’histoire n’en déplaise à certains ! Ecrire pour transmettre, pour raconter le passé, le présent aux générations futures et contrecarrer ainsi des forces malveillantes, qui profitent de la méconnaissance de l’histoire de la Tunisie par la majorité des jeunes, pour gommer le passage de quelques civilisations et en favoriser d’autres. « Un pays qui oublie son passé n’a pas d’avenir » W. Churchill. Ecrire, enfin, pour le plaisir de triturer les mots et les phrases même si leurs accouchements se font souvent dans la douleur. Je crois que l’oxymore plaisir-douleur qualifie bien, dans mon cas, l’acte d’écrire.


Pourquoi le choix de ces trente femmes ?

Ces personnalités féminines vouent toutes un amour indéfectible à leur pays, elles ont une soif inextinguible de savoir et de connaissances et un désir exacerbé de liberté. Pour Om Millel, elle est très peu connue, j’ai donc voulu la sortir de l’ombre. Elle est l’unique femme qui a dirigé l’Ifriqiya en tant que régente. Elle a gouverné autrement, avec équité, sagesse et générosité. Aucun conflit notable entre les tribus n’a été signalé au cours de ses années de règne. Quant à Zoubeida Béchir, elle est la première poétesse, qui a publié un recueil de poèmes. Et quels poèmes ! Cette autodidacte ose y parler d’amour et parfois d’érotisme. Elle a l’audace d’épancher ses sentiments, de dévoiler ses désirs par l’écriture. Je pense que grâce à elle, les Tunisiennes ont commencé à écrire. C’est pour cette raison que le CREDIF (centre de recherches, d’études, de documentation et d’information sur la femme), a donné son nom à un prix récompensant les écrits des femmes. J’ai eu l’honneur de le recevoir en 2015.

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Parlez – nous de vos influences littéraires féminines…


Avant d’écrire, il faut lire, encore lire, toujours lire pour reprendre la fameuse formule de Danton : de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace. J’ai commencé à lire dès l’age de 8 ans. Au fur à mesure de mes lectures, je devenais une femme qui pense, réfléchis, analyse, critique. Initialement, il y a eu une Najet avant et après la découverte de la philosophie. Je ne puis trouver de meilleure transition que cette citation de Marguerite Yourcenar qui écrivait : « Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même: mes premières lectures ont été les livres. » Je dois avouer avoir lu qu’un seul ouvrage de MY : Mémoires d’Hadrien (1951), il m’a tellement subjuguée qu’il m’a peut-être donné l’envie d’écrire des romans historiques autrement. D’abord, l’auteure, première femme à faire sauter le verrou qui ouvre l’accès au cercle très fermé des académiciens et à devenir immortelle. Ensuite, elle écrit à la première personne du singulier, prenant ainsi la place de son personnage masculin, l’empereur Hadrien romain, malade, qui adresse une longue lettre à son petit-fils adoptif Marc Aurèle dans laquelle il raconte sa vie et médite sur la maladie, la guerre, le pouvoir, la philosophie, l’art, la mort et l’amour qu’il éprouve pour le bel Antinoüs, fusionnant complétement avec cet homme d’Etat du 2ème siècle après J.C., éclairé, humaniste, aimant la musique, helléniste. J’ai trouvé cette démarche innovante et audacieuse. Puis, j’ai été fascinée par son incroyable connaissance et son interprétation de l’histoire ; l’histoire sous le regard scrutateur d’un personnage historique, un homme, qui écrit ses mémoires avant de mourir. Enfin l’écriture, claire, pure, classique. L’érudition rendue légère et accessible grâce à la magie des mots et du style. Je n’aime pas les textes pédants.

Une autre lecture m’a marquée : Barrage contre le pacifique de Marguerite Duras. C’est un roman de l’attente jusqu’à ce que le lecteur ressente la nausée. C’est un roman engagé qui démonte un système colonial de l’intérieur : âpre combat d’une femme contre une administration-rapace qui exploite autant les autochtones que les petits colons. Le barrage contre le pacifique est une image, une métaphore qui présage, anticipe la prochaine décolonisation. Nul ne peut résister à la nature. Tôt ou tard, la nature reprend ses droits comme les pays colonisés reprennent leur indépendance. Mon prochain roman serait un questionnement sur la colonisation en partant d’un événement historique peu connu : la bataille de Sfax. Je suis toujours très curieuse de lire les travaux d’écrivaines, d’aller voir les spectacles musicaux féminins, les expositions et les films de réalisatrices et de metteures en scène tunisiennes. Il faut bien-sûr les encourager mais surtout être au diapason de leurs œuvres et de leurs centres d’intérêts. Depuis la révolution, la création féminine se porte plutôt bien. Elle est diversifiée, innovante, audacieuse, voire téméraire et elle est récompensée, exemple du livre de Faouzia Zouari, Le Corps de ma Mère, Comar d’Or 2016.


Un roman a particulièrement attiré mon attention, c’est celui de Azza Filali : Ouatann, mais je dois avouer que je lui ai préféré : Chronique d’un décalage(2005). J’ai eu un certain plaisir à le lire même si l’auteure trouve avec le recul que son écriture est « trop comme il faut », qu’il lui manque un grain de folie. Filali nous entraine avec son personnage Zohra jusqu’aux frontières de la folie. Le lecteur suit la narratrice, aux prises avec son personnage, dans son acte d’écriture. C’est cette démarche qui m’a fortement intéressée.


J’ai découvert plus récemment, grâce au précieux conseil d’une amie, la quatrième auteure qui m’a profondément secouée, un véritable électrochoc. Cette rencontre tardive a répondu à toutes mes attentes littéraires. Un vrai modèle. La vie de cette femme de lettres est déjà un roman( 1936-2015) : pour ne pas choquer et porter préjudice à sa famille. Il s’agit de Fatima-Zohra Imalayène, une écrivaine remarquable qui s’invente un pseudonyme pour publier son premier roman Soif et devient Assia Djebar, deux termes presque antinomiques (consolation et intransigeance). Son talent littéraire, déjà apprécié par le Général De Gaulle, lui ouvre les portes de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique et celles de l’Académie française, elle y remplace Georges Vedel au fauteuil numéro 5, en 2005. Elle est le premier auteur d’Afrique du Nord à occuper cette place honorifique, et bien-sûr la première femme musulmane. Dans ses nombreux travaux, elle parle souvent des deux cultures, des deux communautés qui entretiennent des rapports difficiles et ambigus de sorte qu’ils engendrent des obstacles à la quête de soi, à la construction d’une nation, au développement d’une langue( la langue française). Une permanence de deux territoires que l’on retrouve clairement dans l’incipit de son roman l’Amour, la Fantasia(1985). Cet extrait est très important et très intéressant à découvrir dans la mesure où il nous éclaire sur le projet d’écriture d’Assia Djebar. Une autre caractéristique de cette remarquable écrivaine qui me plait c’est qu’elle commence ses romans par l’individuel pour ensuite s’ouvrir sur le collectif, elle joue avec le temps (passé lointain / passé récent), elle jongle avec les pronoms personnels, elle passe du elle au je, du il au nous multipliant ainsi les narrateurs et ce dans une écriture maîtrisée et savante. J’apprécie le subtil mélange entre son histoire personnelle, ses amours naissantes et la prise d’Alger qui indéniablement est la cause de cette situation contradictoire qui se reflète au début du roman. En mêlant l’écriture de soi à celle de l’histoire, Assia Djebar inaugure un genre autobiographique qui me séduit.


Et pour finir, « Les femmes qui écrivent sont-elles dangereuses », d’après vous ?

Quand les femmes agissent, sortent de leur silence, dépassent leur pudeur, quand elles osent aller fouiller dans les méandres de leurs pensées, de leurs réflexions, de leurs envies, de leurs pulsions pour les exprimer librement dans un livre, quel que soit le thème de leur ouvrage, elles dérangent. Ecrire, est un acte subversif dans la mesure où il délivre un message qui potentiellement risque d’éveiller les consciences, de remettre en question des superstitions, d’ébranler un conformisme enraciné depuis des siècles au profit d’une catégorie d’individus. Le livre escalade les remparts les plus hauts et les prisons les plus gardées. C’est pour cette raison que tous les régimes totalitaires et théocratiques brulent les livres. Le film de Youssef Chahine, le Destin, qui retrace la montée de l’intégrisme dans l’Andalousie à l’époque du grand savant et philosophe Ibn Rochd, Averroès, illustre parfaitement la menace que représente les écrits de l’exégète. Olympe de Gouges, femme de Lettres et révolutionnaire, considérée comme la pionnière du féminisme français a été guillotinée, 1793, au 18ème siècle, en pleine révolution, pour ses écrits subversifs. Elle a milité pour de nombreuses causes : pour les droits des Noirs, en écrivant une pièce de théâtre, Zamore et Mirza, ou l’heureux naufrage. Pour ceux des femmes en publiant : Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, texte qui sert de pendant à la Déclaration promulguée par l’Assemblée Constituante qui en excluait les femmes. Elle considérait que si la femme avait le droit de monter à l’échafaud, elle devait avoir également celui de monter à la tribune. Cependant, l’écrit qui lui a été fatal, est celui où elle fustige sans ménagement Marat et notamment Robespierre « l’opprobre et l’exécration de la Révolution »qu’elle accuse de vouloir instaurer une dictature. Là, j’ai pris un exemple extrême. Mais aujourd’hui, sous d’autres cieux, elles sont encore menacées de mort car elles informent, elles sont des passeuses d’idées. Elles sont la lueur qui guide les autres femmes dans les ténèbres, elles sont l’étincelle qui risque d’allumer un brasier. Les femmes qui écrivent sont dangereuses car celles qui les lisent deviennent dangereuses.


Najet Abdelkader Fakhfakh, auteure de « La liberté en héritage, journal d’une tunisienne » : « Les femmes font l’histoire, n’en déplaise à certains ! »
Rabâa Abdelkéfi, Ecrivaine :  « L’acte d’écrire, c’est cet acte de liberté qui fait scandale et brise les tabous !»
ENTRETIENS2 / 8 / 2017

Rabâa Abdelkéfi, Ecrivaine : « L’acte d’écrire, c’est cet acte de liberté qui fait scandale et brise les tabous !»


L’initiative lancée par la troupe des "Vives Voix" en collaboration avec la librairie Milles feuilles à la Marsa, bat son plein et attire toujours autant les férues de la littérature. Après un premier rendez – vous réussi avec Sonia Chamkhi, place à Rabâa ben Achour-Abdelkéfi, universitaire et romancière de renom. Son intérêt pour ces rencontres, l’a grandement poussé à accepter volontiers, l’invitation « des Vives Voix ». Devant un parterre d’invités, elle revient sur ces deux écrits : son premier récit-témoignage « Borj Louzir » et son dernier roman « Gandhi avait raison », paru en 2016. Au fur à mesure, l’auteure s’est prêtée au « question – réponse » de la modératrice, Maryvonne Radix, également membre de la troupe organisatrice. Elle revient sur ses deux romans, sa passion pour l’écriture, ses influences littéraires et répond pour finir, à la fameuse question récurrente «Les femmes qui écrivent sont – elles dangereuses ? ».


Comment vous est venue l’idée d’écrire Borj Louzir ?


Ce n’est pas mon idée. Je n’avais jamais pensé écrire ce type de texte. J’écrivais des poèmes que je ne conservais même pas. Mes camarades de fac en ont quelques uns. C’est ma sœur aînée, Héla, la narratrice Aïcha dans Borj Louzir, qui m’a piégée. Nous étions très amies et complices, mais nous ne posions pas le même regard sur notre famille. La divergence de nos points de vue nous amusait. Elle m’a suggéré de composer un récit à deux mains sur les personnes qui ont marqué notre enfance. Mais elle était espiègle et je ne sais pas comment elle s’est arrangée pour que je devienne l’auteur unique de ce récit. Borj Louzir n’était au départ qu’un projet ludique, dont la lecture était destinée à la famille et rien qu’à elle. Il n’était pas question de le publier. Mais la disparition des dernières figures de la Zitouna et l’émergence des islamistes m’a poussé à apporter mon témoignage sur un monde que j’ai connu et que mes propres enfants ne peuvent même pas imaginer.


Comment es-tu entrée dans la vie d’Aïcha, votre sœur ainée et narratrice de Borj Louzir ?


C’est elle qui m’a ouvert la porte de sa propre vie. Elle vivait un moment historique exceptionnel ; l’indépendance de la Tunisie et l’émancipation des femmes. Elle était expansive et éprouvait une irrésistible envie de raconter là ses sœurs et à ses frères le monde qu’elle découvrait. Elle nous parlait de tout, de ses lectures, de ses amours, des films qu’elle aimait, de la musique en vogue à cette époque, elle nous lisait même son journal intime ! Je n’ai pas eu beaucoup de mal à faire son portrait. Mais, il y a sans doute une intimité profonde qui m’échappe et qui lui échappait peut-être.


Et concernant "Gandhi avait raison", votre dernier roman paru en 2016. Quelles sont les motivations qui vous ont poussé à écrire ce roman ?


D’abord l’envie de raconter et d’écrire. Puis, le désir de rendre un climat social, une ambiance qui s’est perdue. Je n’ai pas cherché pourtant à faire un travail de recherche historique, même si j’ai dû faire un vrai travail de documentation. Ce qui m’intéressait et m’intéresse, c’est de recréer une atmosphère, un laps de temps, la guerre mondiale en Tunisie et la révolte estudiantine en 1968. En Tunisie, ces deux moments particuliers, qui ont bouleversé les mœurs, n’ont pas transformé la société en profondeur. Nous autres soixante-huitards par exemple, avions cru que nous avions fait la révolution culturelle ; nous sommes bien obligés de reconnaître aujourd’hui que notre mouvement était circonscrit dans l’espace universitaire et qu’il était si fragile que la déferlante islamiste l’a pour ainsi dire effacé. Il reste quelques septuagénaires pour témoigner de ce qu’a été cette époque, je suis un des témoins de cette fascinante époque, je l’ai racontée.


L’objectif de ces rencontres, c’est de permettre à l’auteure – invitée d’évoquer ses influences littéraires, face à son public. Parlons – en !


Je ne pense pas avoir subi l’influence particulière d’une écrivaine ou d’un écrivain. Je lisais partout et tout le temps et suis bien incapable aujourd’hui d’établir un bilan, un classement, une hiérarchie entre les auteurs qui m’ont influencée. Ils m’ont influencée malgré moi, sans que je m’en rende compte. Ils ont alimenté mon imagination et ont modifié le regard que je portais sur ma société. Je peux cependant, affirmer que le personnage de Colette me fascinait. J’aimais sa capacité à transgresser les tabous moraux, sociaux et sexuels, à se libérer de ceux qui lui barraient le chemin, à exprimer sa quête de l’amour et sa sensualité. Colette s’est libérée par l’écriture et si elle a puisé dans l’expérience vécue et surtout dans son enfance, dans l’Yonne les ressources de son œuvre, l’écriture l’a reconstituée. Le dialogue avec soi qui fait le style épuré, moderne, sans fioritures de Colette, je l’ai retrouvé avec le même bonheur dans Alexis ou le traité du vain combat de Marguerite Yourcenar. Dans sa préface à ce petit roman, elle écrit : « Par sa discrétion même, [le] langage décanté m’a semblé convenir particulièrement à la lenteur pensive et scrupuleuse d’Alexis, à son patient effort pour se délivrer maille par maille, d’un geste qui dénoue plutôt qu’il ne rompt, du filet d’incertitudes et de contraintes dans lesquelles il se trouve engagé, dans sa pudeur où il entre du respect pour la sensualité elle-même, à son ferme propos de concilier sans bassesse l’esprit et la chair. » C’est dans ce style classique et dans la langue « dépouillée, presque abstraite » que Colette et Marguerite Yourcenar ont levé le silence imposé par l’éducation, la morale, la religion et les mœurs et les mensonges du langage. Ce style simple, narratif, parce qu’il bannit la brutalité du langage obscène qui cache souvent la banalité de la pensée et parce qu’il épouse les profondeurs et les fluctuations de l’être, m’a séduite et a, peut-être d’une certaine façon, orienté mon choix d’écriture. S’il m’est difficile d’évaluer véritablement l’influence des écrivaines françaises sur ma propre écriture, je peux dire, sans risquer de me tromper que leur entrée dans le milieu religieux auquel j’appartiens a modifié mes idées, ma sensibilité, ma perception du monde et des choses. La double culture est une richesse extraordinaire mais elle est douloureuse, elle déstabilise et dérange et c’est, à mon sens la raison pour laquelle elle est rejetée aujourd’hui avec autant de force.


Et pour finir, d’après vous, « les femmes qui écrivent sont-elles dangereuses ? »


Cette question amène nécessairement d’autres interrogations. Pour qui et pourquoi les écrivaines seraient-elles dangereuses ? Si l’on entend par danger, l’écart par rapport aux normes, leur subversion et la peur qu’il engendre, tout acte d’écriture féminine, parce qu’il se saisit d’une parole confisquée, est subversif. L’éducation des femmes reposait et repose encore, en Tunisie, sur la retenue, la pudeur et le respect de l’ordre établi. Leur rôle, dans la société, est de fonder une famille et de transmettre les valeurs dont elles sont elles-mêmes les héritières. Les femmes qui écrivent élèvent la voix, brisent tant le silence qui fonde leur éducation, que la chaîne de transmission qui perpétue la tradition et les valeurs de la société. La place qu’occupe la femme dans le discours islamiste, par exemple, révèle bien que c’est sur l’enfermement des femmes dans l’espace privé que repose la survie de la société traditionnelle. La conquête de la parole confisquée, dans une société patriarcale et traditionnaliste, est un acte subversif, c’est un acte de liberté qui permet aux femmes de se saisir de l’espace public, l’espace des hommes, et de pénétrer dans un monde qui leur était interdit, par exemple le monde de l’intime et du non-dit. Les femmes qui écrivent sont perçues comme dangereuses parce que leur entrée dans le monde masculin fait scandale. Ainsi plus que les textes qu’elles produisent, c’est leur comportement ou simplement leur ambition d’entrée dans le milieu des lettres qui est stigmatisée. Les femmes qui écrivent ne sont pas condamnées pour incapacité littéraire puisqu’elles ont donné leurs preuves, elles sont condamnées pour des raisons d’ordre social. Jean-Yves Mollier écrit à ce propos: « Concurrente déloyale pour les uns, bas-bleu pour les autres, la femme qui entend vivre de sa plume provoque des réactions caractéristiques d’un refus ou d’un rejet massif. » Toute écriture féminine n’est pourtant pas nécessairement subversive et dangereuse, et de nombreux textes de femmes sont conformistes et visent à maintenir la pérennité d’un ordre social. Ainsi ; si les femmes qui écrivent sont considérées comme dangereuse, c’est parce qu’elles se sont libérées par et pour l’écriture. L’acte d’écrire, c’est cet acte de liberté qui fait scandale et brise les tabous ; et si l’on craint l’écriture féminine, c’est moins pour ce qu’elle peut comporter de subversif, que parce qu’elle libère son auteur. Cette liberté acquise par l’écriture, je l’ai découverte dans l’œuvre de Colette et peut-être -je n’en suis pas sûre-, est-ce parce qu’enfant j’ai lu La Maison de Claudine que j’ai écrit un jour mes souvenirs d’enfance.


Rabâa Abdelkéfi, Ecrivaine : « L’acte d’écrire, c’est cet acte de liberté qui fait scandale et brise les tabous !»
Fatma Moalla, première agrégée en Mathématiques et première tunisienne ayant obtenu un Doctorat d’Etat en Mathématiques : « Travailler le plus, c’est ce qui compte ! »
ENTRETIENS1 / 18 / 2017

Fatma Moalla, première agrégée en Mathématiques et première tunisienne ayant obtenu un Doctorat d’Etat en Mathématiques : « Travailler le plus, c’est ce qui compte ! »

Les tunisiens n’ont jamais autant été associés au terrorisme ! Tandis que les médias étrangers s’acharnent à dresser divers portraits d’individus terroristes « d’origine tunisienne » en étalant leurs frasques et en esquissant leur folie meurtrière, l’AFTM (Association des Femmes Tunisiennes Mathématiciennes), active depuis plus d’un an, prouve que la nation tunisienne regorge aussi de génies qui ont marqué l’histoire, depuis bien avant l’indépendance, jusqu’à nos jours. Dans une société en pleine mutation comme la notre, des tunisiens brillants, créatifs et ambitieux réussissent pleinement à l'échelle locale et internationale dans de nombreux domaines, y compris celui des mathématiques.

L’AFTM a été fondée le 12 juin 2015 par un groupe de jeunes mathématiciennes-enseignantes issues de nombreuses universités du pays et présidée par Dr Saïma Khenissy, maître de Conférences en mathématiques. Ensemble, elles ont eu pour principal objectif de valoriser la recherche en mathématique et elles n’y sont pas allées de mains mortes…

Lors de leur premier meeting, qui remonte à quelques mois, l’AFTM a mis en place trois prix mathématiques annuels et internationaux : prix « AFTM de la meilleure thèse de Doctorat en mathématiques pour les femmes tunisiennes », prix « AFTM de la meilleure thèse de doctorat en mathématiques appliquées pour les femmes tunisiennes » et le prix « Fatma Moalla » pour la vulgarisation mathématique. Le tout, afin de pousser les jeunes chercheurs tunisiens, d’un coté, à se surpasser et, d’un autre à les initier toujours plus à la compétitivité scientifique.

Parallèlement avec l’émergence de cette association, le nom d’une dame a resurgit : il s’agit de « Fatma Moalla », la toute première femme tunisienne de l’histoire à avoir obtenu son agrégation en mathématiques en France, en 1961 et son Doctorat d’Etat en mathématiques toujours en France, en 1965. Cette pionnière mène actuellement une paisible retraite entourée des ses trois enfants et de ses petits enfants. Par le biais de contacts, nous avons tenu à la rencontrer en exclusivité. D’une discrétion remarquable qui va de pair avec sa gentillesse et son sens de la convivialité et après moult négociations, elle a finalement accepté de revenir sur son parcours exceptionnel donnant ainsi l’exemple et redonnant espoir en ces temps difficile. Entretien bref mais intense avec une dame hors du commun !


Mme Moalla, vous, qui êtes issue du lycée de la rue du Pacha, vous avez surement connu de près ces femmes tunisiennes qui ont marqué l’enseignement tunisien, comme Mme Mongia mabrouk, première docteure en littérature arabe et Mademoiselle Zoubeida Amira, la toute première directrice tunisienne à avoir tenu les rennes d’un lycée en Tunisie juste après l’indépendance. Accéder au domaine du savoir à cette époque là était un privilège et n’a pas dû être facile. Comment tout a commencé ? Pouvez – vous nous donner un aperçu sur votre enfance ?


C’était une époque complètement différente de ce temps-ci ! Et personnellement, j’en garde un excellent souvenir. J’ai eu une enfance heureuse et une adolescence épanouie. Mes 5 sœurs et moi avions vécues à Tunis. Nous avons vu le jour à Tunis également, à part ma sœur ainée qui est née à Sfax. Et mon père était le tout premier sfaxien à avoir émigré à Tunis, avec mon oncle maternel et Mr Taïeb Miladi. A cette époque, il y avait également l’émigration intérieure. Mon père a continué à faire à Tunis le même métier qu’il faisait à Sfax, à savoir libraire. Il s’est installé à rue Sidi ben Arous et a connu des générations de zitouniens et sadikiens qui fréquentaient sa librairie. C’était une figure connue des souks de la médina, érudit, éclairé, qui aimait les livres et la lecture et qui nous a transmis intact cet amour. Quant à nous, en ce temps là, on sortait très peu et on gardait souvent le foyer familial. Mais je garderai toujours un souvenir merveilleux de mon enfance dans la maison familiale du Bardo, souvent au jardin, avec ma mère, si douce, si éclairée, si ouverte, si bonne, et avec mes sœurs et mon jeune neveu. De mon enfance, je garderai aussi le souvenir que notre plus grande joie, mes sœurs et moi, c’était d’aller dans l’arrière – boutique de mon père, pour y pratiquer notre sport favori : la lecture ! Que de livres ont été dévorés !

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Et c’est comme ça, que vous avez baigné très tôt dans le milieu des études, juste avant l’indépendance, entre 1945 et 1956. Une enfance où vous avez été initiée à l’enseignement …


C'est-à-dire, que mes sœurs et moi avions la bosse de l’enseignement. On est devenues toutes enseignantes à Tunis. Mais les plus jeunes ont fait de l’interprétariat aussi.


Au lycée, votre formation était plutôt scientifique ou littéraire ?


J’ai fait mes études secondaires au lycée de la rue du Pacha, qui dispensait un enseignement sadikien, c'est-à-dire qu’au bout de la première partie du baccalauréat (le baccalauréat était auparavant, divisé en deux parties, et était obtenu au bout de deux ans), on présentait le « diplôme de fin d’études du collège Sadiki », qui donne une excellente formation, tout à fait bilingue. D’ailleurs, durant tout le secondaire, j’adorais pratiquement toutes les matières, qu’elles soient enseignées en arabe, ou en français, ou même en anglais. Mais au bout de la première partie, on devait quitter le lycée de la rue du Pacha, parce qu’il ne dispensait plus d’enseignement, qui était donné jusqu’à la première partie du bac seulement, première partie obtenue en 1956, ainsi que le « diplôme de fin d’études du collège Sadiki ». Mais alors, au bout de la première partie, deux problèmes se posaient à moi : je devais quitter, « mon adorable lycée », avec d’excellents professeurs dans le temps, et il fallait surtout choisir une des trois filières de l’époque : Mathématiques ou sciences expérimentales, ou philosophie. J’ai mis du temps à choisir. Finalement, j’ai opté pour les maths.


Et pourquoi spécialement les mathématiques ?


Avec du recul, je crois que la raison est que les mathématiques correspondaient plus à mon caractère : j’adore la rigueur, la précision, l’honnêteté. J’ai la haine de la tricherie. Et c’est cela les mathématiques ! Cette science exacte et dure, où il faut être précis. Ainsi, chaque mot a son importance dans une définition mathématique : on n’a pas le droit d’enlever, d’ajouter ou de changer un mot. Les mathématiques exigent la clarté, la limpidité même. On se rappelle toujours, en mathématiques, la phrase célèbre de la Bruyère : « Ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement, et les mots pour l’exprimer viennent aisément »… En mathématiques, on apprend à devenir juste en traitant tous les cas qui se présentent de façon égale, et on apprend à devenir humble et à s’éloigner de la vanité humaine en mesurant ses limites devant la difficulté des problèmes à résoudre. En mathématiques, on a envie de s’écrier : Gloire à l’honnêteté, gloire à la clarté, gloire au traitement propre des problèmes ! A bas les amalgames, à bas l’obscurantisme, à bas la fourberie ! Et c’est pour cela que j’ai choisi les maths. Cependant, quoique les maths contribuent à faire d’une personne, une bonne personne, elles n’y arrivent pas toujours : il existe des matheux qui, malheureusement, ne sont que des despotes et des … prétentieux. Pour moi, entre autres, c’est qu’ils n’ont pas fait suffisamment de mathématiques. J’ai plongé, sans regret, dans l’univers des mathématiques au lycée Carnot, l’année de la seconde partie du baccalauréat, et que j’ai obtenue en 1957.


Un bac que vous avez décroché pour la première partie en 1956, l’année de l’indépendance, une date symbolique …


Tout à fait ! C’était une année, où il y avait un très grand élan patriotique. On accédait à l’indépendance ! Par la suite, tout se construisait : écoles, lycées, universités, hôpitaux …


Ensuite, le supérieur vous a ouvert ses portes …


Oui, en intégrant, « l’Institut des Hautes études » situé à la rue de Rome. Un établissement universitaire qui relevait d’Alger, et Alger relevait de Paris. J’ai eu ma licence en Mathématiques, au bout de trois ans en juin 1960. Après, je voulais continuer mes études, mais je ne pouvais plus le faire à Tunis parce que l’enseignement des mathématiques à Tunis s’arrêtait au niveau de la licence. Par correspondance avec Paris, j’ai pu préparer un diplôme de géométrie supérieure que j’ai eu en octobre 1960. A ce stade, pour continuer, je devais impérativement quitter Tunis. Et là, il fallait avoir le consentement de mon père, et il fallait avoir une bourse. Heureusement, le président Bourguiba et Mahmoud Messadi étaient éclairés et encourageaient l’instruction aussi bien des garçons que des filles. C’est pour cela que j’ai obtenu une bourse. Quant à mon père, qui était d’un milieu très conservateur, il a accepté d’envoyer sa fille à l’étranger pour qu’elle puisse terminer ses études. Notons, qu’il y avait à cette époque, beaucoup de parents « soi-disant » modernes, qui empêchaient leurs filles de partir à l’étranger pour étudier. C’est d’ailleurs en hommage à mon père que j’ai accepté qu’on associe son nom au prix lancé par l’AFTM. Pour que le nom de mon père « Mohamed Moalla » perdure dans le temps. Mon père a toujours voulu que les filles soient instruites. Mon père et ma mère ne voulaient pas qu’on rompe nos études pour le mariage… Comme ils étaient en avance sur leur époque !


Et une fois à Paris ?


Une fois à Paris, en un an, j’ai préparé le CAPES et l’agrégation que j’ai décrochés en 1961. D’ailleurs, j’ai passé l’oral de l’agrégation durant les trois jours de bombardement de Bizerte, une autre date post – indépendance marquante. Et j’étais profondément affligée, atterrée par cette guerre. Etant quelqu’un d’extrêmement pacifiste, je ne comprendrai jamais la guerre. Et J’étais horrifiée, attristée par le nombre terrible de morts dans cette guerre. C’était triste ! J’étais profondément malheureuse à cause de mes compatriotes morts, et qu’il ne fallait pas envoyer à la mort…


Et c’est à ce moment là, ou vous avez été la toute première dame à avoir obtenu son agrégation en mathématiques. Une fois de retour en Tunisie, on suppose que vous avez été reçue en grande pompe ?


Oui, c'est-à-dire que tout le monde était content, en particulier dans ma famille, aussi bien maternelle que paternelle. Là, je me suis rendue compte alors combien le peuple tunisien aimait les études, vu que cette glorification des études était unanime… Mais j’ai été aussi reçue en grande pompe par les officiels : par le président Habib Bourguiba, par le ministre Mahmoud Messadi, par des organismes nationaux. Pourquoi ? Il se trouve que dans la population féminine et masculine de la Tunisie, la toute première personne qui a eu son agrégation en mathématiques était une fille, avant les garçons. J’étais donc la première mais il faut bien une première à tout ! Donc aussi, « l’Union Nationale des Femmes Tunisiennes », qui était très importante, a exploité cela, avec beaucoup de fracas. Et j’espère qu’on s’arrêtera un jour à faire autant de tapage, en grande partie pour un simple hasard chronologique... Et immédiatement, j’étais nommée par Messadi, qui m’avait donné un demi – service au secondaire et un demi-service au supérieur dans le but d’avoir une expérience pédagogique variée, selon lui. Aussi en 1961 – 62, j’ai enseigné dans mon ancien lycée de la rue du Pacha, et, simultanément, j’étais assistante à la faculté des sciences de Tunis, dans un local situé à la « place de la monnaie », ou j’ai enseigné à des étudiants parfois plus âgés que moi… A ce propos, pour les « curieux », ma date de naissance est : le 14 janvier 1939 ! Bref, c’était le bon vieux temps où on n’attendait pas des années pour être nommé dans la fonction publique, et où les postulants acceptaient de bon cœur ce qu’on leur proposait : je m’étais acquittée de cette tache du mieux que je pouvais.


Etait –ce l’ultime étape de votre parcours ?


Non, justement, quelque chose me manquait : je voulais absolument continuer mes études jusqu’au bout. Autrement dit, décrocher ma thèse et faire encore des maths. Effectivement, j’ai soutenu ma thèse de doctorat d’état en 1965, à Paris. Ce doctorat, était le tout premier parmi les femmes, et peut être bien parmi les hommes. J’étais après cela, directement nommée à la Faculté des Sciences de Tunis, au campus universitaire. Là où, j’ai enseigné jusqu’à la retraite, sans jamais le quitter, sans jamais cumuler un autre emploi… J’y ai formé des générations de mathématiciens, et certains, ont pris la relève.


Et pour finir, avez – vous des recommandations ou des conseils à donner aux étudiants d’aujourd’hui ?


Oui : en premier lieu, je recommande d’être sérieux, c’est – à dire de faire son métier d’étudiant du mieux que l’on peut. Il faut étudier dans les moindres détails les cours, et surtout consulter le plus d’ouvrages possibles se rapportant aux cours, car les cours ne suffisent pas. Loin de là ! Vive la lecture !… Bref, travailler le plus, c’est ce qui compte. Par suite, il faut impérativement éviter les grèves, sinon, bonjour ignorance ! Bonjour formation incomplète, parfois même formation inexistante, mais doublée de prétention … ! Bonjour, Ô étudiants, coquilles vides dans le meilleur des cas et bourrées de méchanceté dans d’autres, et que l’on espère très minoritaires… A quoi peut – on s’attendre de la part d’étudiants qui n’ont fait que des grèves durant leur scolarité ! Et qui n’ont jamais fait un raisonnement direct correct, une réciproque correcte, un raisonnement par l’absurde correct … etc ? Sont – ils dignes du qualificatif « étudiant » ? Plus tard, ces étudiants là non seulement, sont incapables de dépister les fautes, mais malheureusement sont capables de faire beaucoup de mal. Ainsi, un étudiant qui se fait exploser pour tuer 100 personnes, est une personne qui est, ni plus ni moins, 101 fois assassin. Que de méchanceté ! Les mathématiciens ont bien imaginé la croissance exponentielle, qui est une croissance vertigineuse, mais cette croissance est incapable de mesurer la méchanceté d’un tel acte ! Elle n’y arrive pas ! Par contre, un étudiant qui se fait éliminer, ou qui accepte d’être éliminé, pour sauver la vie de 100 personnes. – On peut imaginer par exemple, d’horribles accidents de mines où une personne se trouve coincée en travers dans un lieu horriblement étroit, au point d’empêcher, que l’on accède à 100 mineurs coincés derrière- Eh bien, c’est celui là que l’on salue et qui mérite le nom de martyr. Comme on l’a souvent dit, c’est l’intention qui compte. Aussi ne trichez pas ! Ne confondez pas les cas ! Et les vrais mathématiques ne permettent pas ces amalgames.


Avez – vous d’autres commentaires ?


Oui, bien sûr ! Ainsi, à propos de votre introduction et de la première question que vous m’avez posée, j’aurais deux remarques à faire : dans l’introduction, vous parlez de génie. Il ne s’agit pas de moi, bien sûr… Si je l’étais, j’aurais eu la médaille Field ou du moins, une médaille … dix fois moins importante. Non, j’ai seulement été sérieuse. J’ai tout le temps était sérieuse dans tout ce que j’ai entrepris. J’ai également aimé mon métier et après tout, c’est un bonheur que de faire le métier que l’on aime. Je garde un excellent souvenir d’étudiants brillants, ou simplement travailleurs, ou bons et un excellent souvenir de collègues avec qui j’ai travaillé, souvent d’ailleurs dans le cadre d’équipes féminines remarquables… Et j’espère avoir été une bonne enseignante. Quant à « ma réputation », elle est due en grande partie à une simple coïncidence dans le temps et à la chronologie des événements… la deuxième remarque est à propos, de la première question que vous m’avez posée où vous parliez de madame Mongia Mabrouk et de Mademoiselle Zoubeida Amira. Je salue votre amour pour vos aïeux, et j‘espère qu’un jour aussi, mes petits enfants comme vous, se rappelleront avec amour de moi… Effectivement, j’ai bien connu Mademoiselle Zoubeida Amira, c’était la directrice de mon lycée de la rue du Pacha. Quelle bonne directrice ! Et quel bon professeur ! Puisque parallèlement, elle enseignait aussi l’histoire arabe. J’adorais son cours… A mon ancienne directrice et professeure, à mon père, à ma mère à ma sœur ainée, aux défunts de ma famille paternelle et de ma famille maternelle, à Bourguiba, à Messadi, à Sghaier Ouled Ahmed… Je dirais à tous : je ne vous ai pas oubliés. Vous avez fait de moi ce que je suis aujourd’hui. Je ressens pour vous tant de gratitude. Paix à vos âmes ! (Certains se demandent peut – être : que fait le poète défunt Sghaier Ouled Ahmed dans cette liste de défunts ? Eh bien, c’est que j’adresse à sa mémoire, tous mes remerciements pour avoir exprimé, si simplement, dans un vers de sa poésie, ce que j’ai toujours ressenti : l’amour du pays. Son vers de poésie m’a aidé à surmonter les déboires de ces derniers temps…). Quant à moi, vivante jusqu’à ce jour, je me dis : « Hamdoullah » et je clamerai jusqu’à la dernière minute : A bas le terrorisme, à bas l’obscurantisme, à bas les amalgames, à bas la fourberie ! Vive le travail, vive la clarté, vive le travail, vive les mathématiques et, en tout premier lieu : Vive la Tunisie !


Fatma Moalla, première agrégée en Mathématiques et première tunisienne ayant obtenu un Doctorat d’Etat en Mathématiques : « Travailler le plus, c’est ce qui compte ! »
Mehdi Hmili, réalisateur : "Protéger ses rêves..."
ENTRETIENS1 / 12 / 2017

Mehdi Hmili, réalisateur : "Protéger ses rêves..."

La sortie nationale de « Thala mon Amour », de Mahdi Hemili étanchera la soif des cinéphiles qui l’ont raté durant les dernières Journées Cinématographiques de Carthage. Après plus de trois ans effrénés de préparation, cette première fiction du jeune Hemili voit, le jour. Le titre du film téléporte le spectateur à Thala, berceau de la révolution tunisienne et ville natale du scénariste. L’œuvre relate le parcours de Mohamed (interprété par Ghanem Zrelli), ancien prisonnier du régime répressif de Ben Ali, parti à la recherche de Houria (Najla ben Abdallah). Un périple effectué en pleine période ou l’oppression en Tunisie avait atteint son paroxysme. Un hommage cinématographique, conçu par ce jeune scénariste, réalisateur, poète, ex – footballeur, passionné de théâtre et d’art, avec le soutien de son équipe. Un artiste polyvalent, issu de cette nouvelle vague de jeunes cinéastes tunisiennes qui ne cessent de donner un souffle nouveau au 7ème art tunisien. Ce long - métrage est un hommage à une révolution qui s’essouffle, à ses victimes, aux tunisiens de Kasserine, de Thala, aux victimes du bassin minier, aux femmes battantes tunisiennes, le tout, porté par un casting solide. L’avant – première a eu lieu à Kasserine. En pleine promotion, Mahdi Hemili, nous en parle davantage….


Parle – nous de la genèse de cette fiction ?


On s’était revus Mohamed Ali ben Hamra (le producteur) et moi, après nos retours presque simultanés de Paris et de Torino, peu avant l’éclatement de la révolution, en 2010. Je lui ai fait part de mon envie de réaliser ma toute première fiction intitulée « Ville Ouverte », qui parle de cette dictature. J’avais imaginé un univers totalement futuriste d’une Tunisie ou règne le chaos, et ou le spectateur se retrouverait totalement plongé dans un futur chaotique, en 2020, plus précisément. Il y’avait un homme qui cherchait une femme et cette femme là, était la dernière qui reste, toutes les autres sont parties. Etc Etc C’était un film d’anticipation, que je voulais réaliser en noir et blanc, un peu comme mes précédents courts – métrages. Le scénario de cette fiction a été finalisé, très exactement le 25 décembre 2010… en pleine période ou ça commençait à bouger en Tunisie. Et je n’arrêtais pas de dire « mais, on est dans le film, on est dans le film ! »… Et la révolution éclata ! Ensuite, en évoquant le scénario, on a commencé à le recadrer, le remodeler, à mon insu, au tout début, au gré des événements actuels historiques qui se déroulaient. Je tenais absolument à la version originale. Après rectification, le scénario a été déposé auprès d’une commission, qui a approuvée. On l’a présenté à l’ « Atelier des pro » à Torino et on ne cessait de nous dire qu’on décrédibilisait cette révolution « Du Jasmin ». Je voulais voir ma vision des faits, qu’on sente ma touche… à travers l’histoire d’un homme qui cherche une femme. Il s’attendait à ce qu’on réalise un film « épique », « politiquement correct » sur la révolution, ou l’amour triomphe etc etc… mais, au retour ils ont trouvé un film complètement personnel, qui pose des questions, et s’en prend à la racine des problèmes régionaux, sociaux, provoqués par le soulèvement de 2011 …


Qu’est ce qui distingue « Thala mon amour » des autres films qui traite cette thématique de la révolution ?


Les autres films, je ne veux pas en parler… Mais ce que je peux vous dire, par contre, est que « Thala mon amour », le film en lui - même est lassé de la révolution. Il vomit la révolution ! C’est pour cela que je laisse la fin ouverte, parce que je crois encore au changement. Il faut voir le coté humain, intimiste que dégage le film, c’est ce qui m’intéresse. « Les slogans et les magouilles politiques », ça ne m’intéresse pas… . Ce que je veux montrer, c’est le vécu de des personnages, qui reflète le vécu des tunisiens durant la révolution. Ça parle de l’intime. Les spectateurs sont invités à regarder et à penser à demain… un demain incertain, flou ! On vit l’instant présent… et ce n‘est pas forcément rassurant.


Peut – on le considérer comme un film politique ?


Ce film est subversif, mais il est essentiellement politique et poétique à la fois. Avec un net penchant pour le poétique que je voudrais voir triompher, parce que le politique est à gerber, c’est sale, c’est malsain, malveillant. En amour et en poésie, tu ne peux pas mentir, c’est pure …


Comment s’est passé le casting ?


Au départ, j’avais déjà en tête deux acteurs. Faute de disponibilités et d’à priori sur la production, ça n’a pas aboutit… Le tout s’est enchainé par la suite, j’ai donc aussitôt lancé un casting, il le fallait ! Et il fallait être ouvert, partir à la découverte de ce nombre important d’acteurs et d’actrices… Je cherchais sans arrêt « Houria », j’ai fait appel à une assistante de casting dont le but était de dénicher celle qui va endosser ce rôle principal. Beaucoup sont venues… de très bonnes comédiennes. Et pourtant, personne ne m’a convaincu ! Le dernier jour, Najla ben Abdallah est venue ! Puisque moi, je ne regardais pas la télé, j’avais pas du tout de Background télévisuel, je ne la connaissais pas du tout … Et là, j’ai vu autre chose chez elle… Donc, je me suis dis autant prendre cette tête connue, et tout transformer… j’ai vu en elle la femme, ouvrière dans une usine, très loin du coté Bling- Bling auquel elle nous a habituée. Et Ghanem, je l‘avais aussi découvert le dernier jour. J’avais écrit son rôle pour moi, initialement. C’était clair que j’allais galérer en réalisant et jouant en même temps. Et du coup, Ghanem est venu, on a parlé de tout et de rien, de l’art, de l’amour du football, et j’ai trouvé en lui mon double cinématographique, comme un alter – égo. Rim Hamrouni, j’ai écrit son rôle exclusivement pour elle. Fatma ben Saaïdane, c’est venu naturellement aussi, parce que je cherchais quelqu’un qui incarne une femme forte. On a fait des séquences trop belles. Je sentais la fragilité chez Dahech, dans le rôle du mari cocu… C’était une très belle équipe et le tout s’est fait précipitamment, spontanément, au feeling… Une réussite totale !

Et en ce qui concerne la musique du film ?


J’ai travaillé avec le compositeur Dimitri Scarlato, un italien qui a vu le film et l‘a aimé. Ce dernier a auparavant collaboré avec Paolo Sarrentino sur son film « Youth ». Et j’ai fait appel également à Amel Mathlouthi, pour qu’elle nous fasse un Acapella. Elle a magnifiquement accompagné la fin du film. Depuis New York, Mathlouthi m’a envoyé l’enregistrement et le résultat était à la hauteur de ce que je cherchais. Le film repose sur l’instantané ! Tout s’est construit à la dernière minute.


Vous avez dû surmonter des difficultés de taille lors de la réalisation …


Bien sûr ! Des difficultés financières essentiellement. Très peu d’argent mais beaucoup de courage de la production de s’être investit dans le film. On a résisté, malgré le manque de sous. La post production était éprouvante aussi. Le tournage s’est terminé en 2014, et depuis, j’ai passé les pires dernières années de ma vie.


Des projets en perspective ?


Oui. Ma prochaine fiction qui a comme thème le foot ! Une passion de toujours que j’ai du abandonné à cause d’une blessure. Le film parle d’une famille prolétaire dont le père est footballeur. Le scénario est déjà prêt depuis 2008, et a gagné de nombreux concours. Il est déjà soutenu par le « Doha Film Institut » et je participe avec, dans un grand atelier « Le grand nord », très prochainement au Canada, à coté de 15 autres scénaristes du monde entier. C’est un film sombre autour d’une famille, qui cherche à se faire une place dans ce monde violent, dénué de moral et de valeurs. Une fiction qui se déroule presque entièrement la nuit. C’est un film sur la condition humaine, sur l’idée de la rédemption, du pardon et de l’amour. Et il y’a énormément d’espoir vers la fin ! Et j’espère le tourner dans un an. Notons qu’il se passe en Tunisie, entre l’attentat du Bardo et de Sousse.


Un message à transmettre à la jeunesse actuelle ?

Protéger ses rêves. Ne vivez pas pour rêver la vie des autres, vivez à fond pour concrétiser vos propres rêves. Ne râlez plus, passez à l’action, et soyez persévérants. N’ayez crainte de souffrir et de ramer pour atteindre vos rêves.


Mehdi Hmili, réalisateur : "Protéger ses rêves..."
Alia Bournaz Baccar, auteure de « Sophonisbe, princesse carthaginoise et reine de Numidie » : Résurrection d’une princesse
ENTRETIENS12 / 10 / 2016

Alia Bournaz Baccar, auteure de « Sophonisbe, princesse carthaginoise et reine de Numidie » : Résurrection d’une princesse


Qui a déjà entendu parler de « Sophonisbe » ? Un prénom à la connotation historique Intriguant, délicieusement mystérieux, générateur d’interrogations diverses ? A la lecture du titre entier du dernier ouvrage d’Alia Bournaz Baccar « Sophonisbe, princesse carthaginoise et reine de Numidie », le mystère se dissipe doucement mais surement. Grâce à la chercheure, doctorante, universitaire et écrivaine, déjà auteure d’ouvrages baptisés « Ulysse et les délices de Djerba » et « Elissa Didon reine de Carthage » (entre autres), Alia Bournaz Baccar s’est donnée comme objectif d’éclairer un lectorat tout public en le replongeant dans les annales de l’histoire de Carthage. Cet ouvrage, publié chez Arabesque est une reconstruction historique des plus ludiques, l’histoire de « Sophonisbe » a été soigneusement esquissée, son vécu finement ré – illustré en collaboration Zohra Larguèche, diplômée des Beaux Arts de Tunis, enseignante et aquarelliste, et le personnage féminin historique, ressuscité. L’extraire des oubliettes, tel était l’objectif phare d’Alia. Un défi hautement relevé, après des années de lutte acharnée. Entretien.


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Pourquoi écrire sur "Sophonisbe" aujourd’hui et en quoi cette princesse est-elle actuelle ?


L’idée d’écrire sur Sophonisbe m’est venue lorsque j’ai constaté la chape de plomb qui recouvre cette princesse carthaginoise ! C’est une héroïne historique qui est très peu connue dans son propre pays. En dehors des spécialistes, son nom est toujours suivi par un silence interrogatif lorsque vous le prononcez. En Tunisie seuls quelques rares ouvrages lui ont été dédiés alors qu’à l’étranger elle a inspiré autant de romanciers, dramaturges, poètes que d’artistes peintres, musiciens, cinéastes….J’ai pensé qu’aujourd’hui où je sens que notre jeunesse est désorientée, il serait bon de lui rappeler ses racines et les héros qui ont marqué l’Histoire plurielle de son pays. C’est un encrage, à mon avis des plus bénéfiques pour notre jeunesse, d’autant plus qu’on retrouve en cette princesse les critères de la tunisianité, à savoir le lien avec un passé grandiose, l’amour de la patrie, le courage, le don de soi, le sens de l’éthique et de l’honneur la finesse d’esprit, bref ce qui fait la spécificité de la personnalité tunisien, du moins en partie.


Dans chacun de vos livres, la femme tunisienne semble avoir un rôle majeur dans l'histoire de ce pays ...


Oui, en effet, c’est un sujet qui me tient à cœur et une étude complète sur les Femmes illustres de Tunisie de l’Antiquité à l’Epoque contemporaine doit être envisagée. Nos héroïnes sont les grandes oubliées de notre Histoire. De nos jours, on parle peu de celles qui appartiennent à un passé lointain ou même proche et qui se sont estompées dans la mémoire collective. Pourtant, ces femmes ont marqué leur époque soit en prenant les armes, soit en léguant une œuvre. Bien d’autres aussi sont restées dans l’ombre. C’est le cas des militantes qui ont sacrifié leur vie pour libérer leur pays ou encore des pionnières dans le domaine médical et pédagogique. Leurs faits et gestes n’ont jamais été intégrés dans les cours scolaires d’Histoire. Ils peuvent servir de modèles bénéfiques et donner à réfléchir à notre jeunesse qui gagnera plus d’assurance et d’espoir. Il y a vraiment l’embarras du choix et de la matière pour réaliser des volumes. J’ai modestement contribué, pour ma part à cet aspect en publiant sur Elissa-Didon, Sophonisbe, Maherzia Bornaz, Zobeïda Amira, Mongia Mabrouk, pionnières dans l’éducation et l’émancipation de la Tunisienne, sur la militante Rafiâ Bornaz, j’ai préfacé le livre de Najet Fakhfakh « La Liberté en héritage »… mais il reste encore tant à faire !


D'aucun pense que malgré le rôle très important que les figures féminines emblématiques ont joué dans l'histoire, la femme tunisienne actuelle reste toujours fragile face aux différents courants qui risquent de lui faire perdre tous ses acquis. Qu'en pensez- vous ?


Oui, c’est vrai, c’est un constat qu’il faut hélas avouer. Je suis préoccupée et inquiète face à la maltraitance de la gente féminine au lendemain de notre révolution. En ce début du XXI° siècle où la technologie de pointe progresse à une allure vertigineuse, à l’ère des sciences où les découvertes se bousculent pour le bien de l’humanité, la matière grise de ces messieurs est phagocytée par une idée fixe : ramenez la femme à sa condition moyenâgeuse ! Toute leur énergie est bloquée pour pourchasser la femme qui est menacée, prise à partie, oppressée, brimée. Bref, nous assistons à la mise à mort de la femme libre, cultivée, équilibrée, épanouie. Elle dérange et on fait tout pour lui couper ses ailes. Même la petite fille dérange. Pourquoi lui vole-t-on son enfance à l’heure où elle doit sauter à la corde et jouer à la poupée ? On exploite sa naïveté et on l’affuble du hijjab. C’est une véritable gangrène qui ronge le pays. Mais j’ai confiance en la Tunisienne. Depuis l’antiquité la plus lointaine, combative, elle a toujours montré ses multiples capacités et marqué l’Histoire de la Tunisie. Pour obtenir l’indépendance de leur pays, les femmes ont sacrifié leur vie et leur famille tout en restant dans l’ombre. Elles se sont ensuite investies dans le combat pour leur émancipation et ont su prouver leurs compétences, leur sérieux, leur sagesse, leur sens des responsabilités et des gestions, tout en ne négligeant pas leurs rôles de mères et d’épouses. Elles ont porté haut le nom de leur pays dans tous les domaines : savoir, arts et culture, sports… En ces jours où on veut l’ensevelir sous un linceul noir, la fresque féminine qu’offre la Tunisie devrait être enseignée dans les manuels scolaires pour que nul n’oublie. D’où ma modeste contribution par ce conte sur Sophonisbe.


Quelle place peut avoir le conte aujourd’hui auprès de nos jeunes confrontés aux diktats de l'image et de l'internet ?


Là aussi, il faut reconnaître le recul de la lecture face à la recrudescence de l’audiovisuel, comme d’ailleurs partout dans le monde. C’est une forme d’éducation qui inculquerait à son enfant l’amour de la lecture, en créant des moments de complicités où l’un des parents lui lirait des passages chaque soir avant de dormir ou à d’autres moments perdus. La lecture deviendrait alors une habitude incontournable et une évasion. Les contes doivent plaire et instruire car ils enrichissent les connaissances du jeune lecteur en lui faisant découvrir d’autres cieux, d’autres époques, d’autres héros, en élargissant ses horizons et en développant ses facultés. C’est du moins ce que je recherche en écrivant mes contes pour la jeunesse.


Les deux volets précédents « Ulysse et les délices de Djerba » et « Elissa Didon reine de Carthage », vulgarisent une Tunisie antique pour les jeunes. Reconstruire tout un univers historique ne doit pas être de tout repos ...


Je me suis mise à vulgariser ces deux contes qui ont eu un succès fulgurant, avant de me focaliser sur « Sophonisbe ». Et ces textes me demandent énormément de travail : une recherche très approfondie et de la documentation acharnée. Quand on se fixe un but de faire revivre des personnages historiques qui ont réellement existé, on se doit d’être très pointu sur les informations récoltées qu’on s’apprête à ré-véhiculer. On se déplace sur des sites historiques, on se renseigne sur l’architecture d’antan… Ce genre de « contes », raconte des personnages et une époque historique très lointaine, qu’on essaye de vulgariser et d’interpréter. Et c’est là ou réside la difficulté. Il ne s’agit pas d’un roman ou on laisse notre imaginaire planer. Quand on a une espèce de « balises », qui sont l’histoire l’époque les personnages, il faut que ça soit net et vrai. Je tiens absolument à ce que les jeunes, s’instruisent sur leur passé. Qu’on les éclaire sur 3000 ans d’histoire !


D’où l’emploi de ces illustrations attrayantes de Zohra Larguèche pour une immersion assurée …


Bien sur ! Tout comme mes autres livres, je tenais à ce que ça soit illustré. Et pour se faire, j’avais absolument envie de faire participer les jeunes. D’où ma rencontre initialement, avec trois étudiants à la faculté des arts que j’ai chargé de me fournir les illustrations historique, mais peine perdue, ils n’ont rien pu faire. Ils n’ont cessé d’esquisser des illustrations qui n’ont rien à avoir avec l’antiquité. Leur travail a montré, hélas, que de nos jours, la jeunesse d’aujourd’hui souffre d’une carence culturelle très profonde. Finalement, je me suis tourné vers Zohra Larguèche, artiste peintre confirmée de ma génération et également enseignante, qui s’est chargée de tout faire au bout d’un mois. Mon éditeur, qui prend en compte l’avis de l’auteur, a tout finalisé après et le résultat est à la hauteur de mes attentes et devrait plaire.



Alia Bournaz Baccar, auteure de « Sophonisbe, princesse carthaginoise et reine de Numidie » : Résurrection d’une princesse
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