Alfonso Campisi est tunisien dans l’âme ! Son amour incommensurable pour le pays se reflète dans son parcours, ses accomplissements, ses mots, son sens de la répartie… Et de l’hospitalité. Couronné en 2018 par le prestigieux prix international Proserpina, consacré aux intellectuels siciliens qui se sont distingués dans le monde, c’est chez lui que l’intellectuel nous reçoit dans une pièce remplie d’ouvrages et de tableaux donnant… sur la Méditerranée. La vie de ce Sicilien d’origine a été sublimée par cette mer, riche de son histoire unique, de ses mouvements et de ses innombrables caractéristiques : «Je suis méditerranéen avant tout !», déclare-t–il, lors de cet entretien dans lequel il se livre, à cœur ouvert, sur sa vie, son œuvre, ses liens si forts qu’il entretient avec cette Tunisie et cette mer Méditerranée. Alfonso s’est exprimé également sur son combat toujours inachevé pour l’obtention de la nationalité tunisienne et de ses projets qui s’annoncent prometteurs. Rencontre.
Entretien en vidéo avec Alfonso Campisi, professeur des Universités et auteur
Alfonso Campisi, vos travaux de recherche sont riches : elles sont d’ordre historique et linguistique en grande partie. Vos publications et vos recherches restent impactantes, engagées et d’une très grande utilité. Parlons-en…
En effet, je travaille depuis une vingtaine d’années sur la Méditerranée. Toutes mes recherches sont focalisées sur cette mer, la nôtre, qui est fortement caractérisée par les mouvements : des personnes, des cultures, des langues. Des mouvements entre les deux rives : la rive nord et la rive sud de la Méditerranée et vice-versa. Toutes mes recherches sont focalisées sur cette mer riche, il y a beaucoup à dire et à écrire et tout n’a pas encore été dit… Une infinité de savoirs. Je m’intéresse plus spécialement aux langues de l’immigration, et plus précisément celle de la communauté sicilienne en Tunisie : l’histoire, la langue et le rapport entre les différentes cultures: italienne, sicilienne et tunisienne évidemment… On possède une histoire commune, c’est connu et qui remonte à des milliers d’années. Le domaine reste très passionnant et large. Parmi les livres les plus impactants, il y a eu un livre qui parle de la rencontre entre la langue sicilienne et tunisienne : un mélange s’est créé et ces deux langues ont été fortement imprégnées. Intitulé «Ifriqiyyia/Siqilliyya : un jumelage méditerranéen», le livre évoque les rapports historiques entre les deux régions. Après, il y a eu un autre sur la migration sicilienne fin du XIXe siècle début du XXe. Une migration en provenance de la rive nord : c’est un peu une sorte de migration «étrange» pour beaucoup mais qui ne l’est pas du tout. Il n’y a pas que la migration vers l’Europe, une autre vers la Tunisie a bien eu lieu à une certaine époque. La Tunisie était une terre d’accueil et d’asile pour beaucoup. C’est mon pays. J’ai écrit 6 livres en tout : le prochain romancé s’intitule «Terres Promises». Il parle d’une petite île de la Sicile et retrace le parcours particulier d’une jeune fille de la Sicile vers la Tunisie. Il y a un fond historique mais romancé quand même. Je ne vous en dirai pas plus …
"J’ai grandi au départ avec cette Tunisie, mais sans la connaître… J’ai eu l’opportunité de venir m’installer en Tunisie pour 2 ans… Je suis finalement resté 22 ans. "
Justement, vous entretenez un lien très fort avec la Tunisie. Quand et comment tout a commencé pour vous?
Ce lien que j’ai à la Tunisie est très spécial : j’ai commencé à entendre parler du pays quand j’étais tout petit. Ma famille sicilienne était venue en Tunisie à travers cette migration : ils se sont installés ici, jusqu’en 1945, quand une partie de ma famille est rentrée en Italie et quand d’autres membres sont partis ailleurs, jusqu’aux Etats-Unis. C’était comme une déchirure de la famille… Ma grand-mère me racontait des anecdotes, des personnages, de l’histoire, de cette Tunisie belle de sa culture, sa cuisine… J’ai grandi au départ avec cette Tunisie, mais sans la connaître, après je suis parti en France, en Italie pour des études : ensuite, j’ai eu l’opportunité de venir m’installer en Tunisie pour 2 ans… Je suis finalement resté 22 ans. (Rire) Je suis chez moi ici. Totalement dans mon cadre, mon milieu. J’ai retrouvé le peu de Sicile qu’il me faut, le peu de France aussi et je me considère comme méditerranéen. Quand on me demande ce que je suis, je revendique pleinement mon appartenance à la Méditerranée.
"C’est vraiment une bataille que je conduis : une bataille que nous menons en tant qu’intellectuels, écrivains armés par le dialogue pour lutter contre notre plus grand ennemi : qui est l’ignorance. C’est mon seul ennemi dans la vie. C’est un combat universel !"
Et cette Tunisie, justement en quoi d’après vous est-elle différente de la Sicile ? Géographiquement et culturellement, les deux rives restent tout de même très liées et ont beaucoup en commun…
L’île la plus proche d’ici est à 53 km (rires) C’est très proche ! La langue reste différente, les cultures aussi sont distinguées. Mais je trouve qu’il y a toujours beaucoup plus de ressemblances et de similarités que de différences. Les gens et les caractères sont pareils… Je n’ai jamais été dépaysé réellement… Il faut rester tenace et essayer de rapprocher les deux rives en dépassant les préjugés émis juste parce qu’on ne connaît pas l’autre.
Votre lutte, si on peut dire, pour l’obtention de la nationalité tunisienne se poursuit. Où en êtes-vous ?
Vous savez que la nationalité tunisienne est très difficile à obtenir malgré la loi claire et même si toutes les conditions sont remplies. Dans ce cas, on devrait normalement l’avoir systématiquement de la part de l’Etat. J’ai fait cette demande il y a 3 ans à peu près parce que c’est une question purement identitaire pour moi: je pense que cette identité culturelle, linguistique, que j’ai trouvée ici, pourrait se renforcer par l’obtention de cette nationalité : ça fait 22 ans que je travaille au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, 22 ans que je suis ici parfaitement intégré. L’avoir serait pour moi comme une reconnaissance de la part de l’État, du pays. Actuellement, ça traîne encore et on peut attendre jusqu’à 8 ou 9 ans… Il y a beaucoup de demandes de nationalité en attente. Il y a ce problème de traçabilité : comme on donne la nationalité européenne aux Tunisiens en Europe, ça serait bien d’en faire autant en Tunisie pour celles et ceux qui répondent aux critères légaux. Cette lutte est difficile et elle m’attriste beaucoup : pourquoi on ne donnerait pas la nationalité à une personne qui donne tellement au pays, qui produit, écrit, travaille pour le gouvernement depuis longtemps ? Je reste optimiste parce que je me dis qu’il n’y a pas de raison qu’on ne puisse pas l’avoir si on respecte la loi. 8.000 citoyens européens demandent à avoir la nationalité tunisienne et sont en attente. Un chiffre très important quand même. Pour information, j’ai présenté cette demande avant à feu BCE. J’ai écrit une lettre assez poignante, où j’exprimais mon amour pour le pays afin qu’on m’octroie la nationalité pour le mérite. Le dossier a fait tout le parcours qu’il devait faire: ça bloque au niveau du ministère de la Justice qui est chargé de passer le dossier à la Présidence. On attend depuis 6 mois…
"La nationalité tunisienne est très difficile à obtenir malgré la loi claire et même si toutes les conditions sont remplies… Je pense que cette identité culturelle, linguistique, que j’ai trouvée ici, pourrait se renforcer par l’obtention de cette nationalité."
En quoi consiste votre engagement dans le dialogue culturel et civilisationnel de nos jours ?
C’est un engagement qui a commencé il y a longtemps. Je l’ai surtout vécu à travers la parole, à travers ma famille: ce dialogue entre les deux cultures: ma lutte, parce que c’est vraiment une lutte pour les gens comme moi, c’est qu’on est comme des poissons qui vont à contre-courant. Vous voyez tout ce qui se passe dans le monde : violence terrible, guerre, manque de communication… C’est vraiment une bataille que je conduis : une bataille que nous menons en tant qu’intellectuels, écrivains armés par le dialogue pour lutter contre notre plus grand ennemi : qui est l’ignorance. C’est mon seul ennemi dans la vie. C’est un combat universel ! Une lutte qui avance à pas de fourmi et c’est bien. Il faut rester tenace et essayer de rapprocher les deux rives en dépassant les préjugés émis juste parce qu’on ne connaît pas l’autre.
"Je trouve que les étudiants sont davantage libres depuis 2011 et ça se ressent, il n’y a pas de comparaison à faire entre l’étudiant pré et post-révolution : une maturité a été acquise depuis."
Vous êtes dans la transmission du savoir : vous côtoyez des étudiants, vous avez connu des générations entières de chercheurs ou de docteurs en devenir ici. Quel regard portez-vous sur l’académie et les étudiants d’aujourd’hui ?
Par nature, je suis très optimiste même dans des moments difficiles. J’ai vu plusieurs étudiants : quand je vois d’anciens étudiants devenir mes collègues et qui ont réussi leur vie en ayant une famille et une bonne profession, ça ne peut que me réjouir. Je ne suis pas idéaliste : je reste réaliste. Je pense que le niveau des étudiants peut être très bon comme très mauvais : je vois qu’on a un bon niveau pour les doctorats en langue ou dans les autres disciplines. Je trouve que les étudiants sont davantage libres depuis 2011 et ça se ressent, il n’y a pas de comparaison à faire entre l’étudiant pré et post-révolution : une maturité a été acquise depuis. Ceci dit, la baisse de niveau reste mondiale et n’est pas propre à la Tunisie. L’étudiant tunisien est beaucoup plus mûr : il n’est plus soumis, il critique, il regarde, observe… Et pour comprendre ce changement forcément positif, la libération de la parole était cruciale.
"Pourquoi on ne donnerait pas la nationalité à une personne qui donne tellement au pays, qui produit, écrit, travaille pour le gouvernement depuis longtemps ?"
Crucial certes et tout aussi important que votre prochain film documentaire qui est intitulé «Siciliens d’Afrique : Tunisie terre promise» et qui promet de par sa thématique. Il est bouclé et sort dans quelque temps…
Pour revenir au discours de cette immigration de la Sicile vers la Tunisie, ce film la traite sur 1h10 et a été monté à Milan. Je l’ai réalisé avec le metteur en scène Marcello Bivona : on a traité donc de cet axe de l’immigration mais surtout sur la langue parlée par la communauté sicilienne de Tunisie. Nous avons une langue qui est le Sicilien, différente du sicilien de Sicile. Pourquoi est-elle différente? Parce qu’elle a eu des apports linguistiques arabes, tunisiens, français, maltais, italiens. Un véritable mélange d’histoire. Et c’est une langue qui est sur le point de disparaître. Les vieux la parlent encore, mais il faut intervenir pour la conserver et la promouvoir aussi. Ce film va parler de ça et sera prêt dans deux mois avec la collaboration de l’Institut culturel italien. J’espère qu’il plaira à tout le monde : ce film est la fusion de plusieurs cultures.
Lucie Borleteau, réalisatrice de «Chanson douce», actuellement en salle, était présente en Tunisie lors de sa sortie. Il s’agit d’une adaptation au cinéma du livre éponyme à succès de Leïla Slimani —Prix Goncourt 2016—. A l’Institut français de Tunisie, elle a participé à un Mater class/rencontre avec des cinéphiles, des professionnels, journalistes et des étudiants tunisiens en cinéma. L’échange, modéré par Didier Zyserman, a permis à la réalisatrice de lever le voile sur un parcours atypique, de bien communiquer sur les ficelles de l’adaptation filmique et de nous dévoiler les rapports entretenus entre réalisatrice et écrivaine pour parvenir à adapter une œuvre littéraire sur grand écran sans la trahir.
Lucie Borleteau, vous avez déjà à votre actif de nombreux courts-métrages et deux longs-métrages. Comment est née cette passion pour le cinéma ?
J’ai eu un parcours atypique dans le sens où je n’ai pas réellement fait d’école, en tout cas, d’études précises. C’est-à-dire que je n’ai pas réussi à intégrer l’école nationale, donc j’ai fait autrement : j’ai commencé par l’option cinéma au lycée, je pense que c’est quand même suite à cela que j’ai pu commencer… Ma famille ne faisait pas de cinéma et aucun n’était issu du milieu culturel et artistique. Cette éducation à l’image à l’école m’a poussée à m’intéresser à cette passion, ce domaine. J’ai pu me lancer dans l’analyse filmique, réfléchir en profondeur sur ce qu’on voit tout en faisant des travaux pratiques. Ce n’est qu’après que j’ai eu la chance de faire une classe préparatoire publique, qui est et reste unique en France même aujourd’hui. J’ai noué des liens et rencontré des gens brillants, toujours aussi passionnés par le cinéma, avec lesquels j’ai pu travailler jusqu’à «Chanson douce». J’ai raté le concours par la suite mais ceci ne m’a pas empêchée d’entrer à l’université Paris 8 à Saint-Denis qui était une fac de cinéma, la seule qui m’intéressait. À l’issue d’un diplôme de maîtrise obtenu dans cette faculté, et deux conservatoires, à un moment, il fallait que je travaille. J’ai obtenu un stage dans une société de production qui produit des films de Jacques Audiard entre autres, et qui se spécialise davantage dans les films d’auteur. J’étais assistante, j’ai su ce que c’était que le domaine de la production, je côtoyais des réalisateurs : j’étais comme un couteau suisse, à faire beaucoup de choses à la fois souvent liées à la mise en scène et loin du volet financier ou administratif. J’ai beaucoup appris en étant sur le terrain. A mes débuts, je cherchais un producteur, je ne recevais que des refus. J’ai dû demander à mon patron, braver tout un système de subvention pour me lancer dans mes deux premiers courts-métrages, avant d’enchaîner les deux longs. Je peux enfin dire qu’actuellement, c’est mon métier : réalisatrice.
"J’étais comme un couteau suisse, à faire beaucoup de choses à la fois"
Un parcours atypique, mais cela n’a pas dû être facile…
J’ai beaucoup souffert d’un point de vue individuel : des premiers concours par exemple. La plupart des étudiants ont dû avoir de superbes formations, après, ils peuvent toujours avoir des refus, au fur et à mesure de leur parcours. «La passion, c’est la détermination», d’après moi, quand on veut se lancer dans la fabrique de films. En tous les cas, ce n’est jamais facile. Mon travail d’assistante m’a beaucoup aidée à devenir ce que je suis maintenant. Je reste indépendante actuellement. J’ai également pu réaliser les 6 épisodes d’une série «Cannabis» pour la chaîne Arte qui m’a permis d’avoir des moyens, d’essayer des scènes que je n’osais pas faire, d’explorer des terrains peu familiers.
"Ma manière d’être fidèle au livre était surtout d’être fidèle à mes sentiments, à mes sensations ressenties lors de ma lecture"
Vous avez à la fois la casquette de scénariste, comédienne, réalisatrice et même de productrice. Autant de casquettes qui vous permettent de mieux naviguer dans le cinéma. Votre premier long-métrage est une adaptation d’une nouvelle : pourquoi partir d’une nouvelle et d’un texte existant pour réaliser ce premier film ?
Bien avant, j’avais déjà commencé à faire des premiers essais. J’avais fait un film doc aussi et suite à cette expérience, j’avais énormément investi et dépensé mon premier salaire. C’était très difficile d’entrer dans le circuit des festivals en étant autonome financièrement. Il fallait que je fasse un film de fiction à cette époque-là. Je pense que quand on a 20 ou 25 ans, c’est peut-être niais de le penser, mais on a très envie de faire les choses même avec un minimum d’expérience ou de vécu. J’avais donc adapté une nouvelle de Pascal Quignard. Je n’avais pas les moyens d’acheter tous les droits de la nouvelle légalement mais j’avais réussi par le biais d’une fille à le contacter en lui envoyant une lettre. Il a accepté tout en ayant une idée de mon projet et m’a accordé une sorte de liberté. Pour «Chanson douce» c’était très différent. Il s’agissait d’un livre à succès, il y avait eu donc plusieurs convoitises sur celui ou celle qui allait l’adapter. Les personnages étaient très bien dessinés, l’histoire est forte. En France, c’est bien plus facile de subventionner un film. On accorde plus d’importance au scénario même s’il reste au cœur du processus de financement. L’écriture filmique change d’une personne à une autre et au fur et à mesure jusqu’à la concrétisation finale.
Je me suis dit que l’intérêt du livre, c’est de faire peur tout en s’immisçant dans le quotidien banal d’individus.
Quelle est l’importance d’écrire un scénario adapté en binôme ?
J’ai l’impression que si j’écris toute seule, j’aurai juste un premier jet. J’écris souvent parce que j’ai envie d’une scène, d’une situation, je la dessine. Mais j‘ai beaucoup de mal à avoir une vision de la structure globale de l’histoire par exemple. Ma coscénariste m’aide à faire le tri dans les choses que je désire pour m’épauler à les organiser afin que le scénario soit plus agréable à lire. On a un squelette, une structure plus solide du film en entier vers la fin. Pour les personnages aussi, consulter un coscénariste, c’est tout aussi important. L’endroit, le caractère, l’habit, l’attitude… J’aime bien cette idée d’écrire quelque chose et après de l’envoyer à quelqu’un pour tout revoir. Faire lire le scénario à plusieurs personnes, avoir des retours, en discuter jusqu’à déceler les failles et les problèmes.
"Quand on a 20 ou 25 ans, c’est peut-être niais de le penser, mais on a très envie de faire les choses même avec un minimum d’expérience ou de vécu..."
Afin de pouvoir adapter sur grand écran «Chanson douce» de Leïla Slimani, prix Goncourt 2016- et actuellement au cinéma, comment s’est passée la relation entre vous, la réalisatrice et l’écrivaine ?
L’histoire de cette adaptation est aussi particulière. Encore une fois ce n’était pas du tout orthodoxe. (Rire). Il se trouve que j’ai lu ce livre parce qu’un producteur me l’avait recommandé. Il pensait qu’il pouvait faire un film à succès au cinéma. J’ai été complètement happée par le livre, je l’avoue. C’est un livre qui laisse une très forte impression, qui est fluide. Captivant. Je l’ai vu comme un conte maléfique, mythologique. L’infanticide commis par la figure maternelle. J’ai pensé à un thriller, film du genre. Il fallait avoir un langage cinématographique décalé : il ne fallait pas choisir, je me suis dit autant mélanger les deux. De nombreux réalisateurs étaient pressentis pour le réaliser. J’ai senti une connexion avec Leïla Slimani quand je l’ai rencontrée chez Gallimard. Tout s’est bien passé… En sortant de notre rendez-vous, je me suis dit que ça allait peut-être marcher. Karine Viard a proposé le nom de Maiwenn et évidemment elle l’a eu. Bien après, une année plus tard, après un 2e bébé et un congé de maternité, Maiwenn a finalement abandonné la réalisation et on m’a proposé de prendre la relève. Le producteur m’a proposé de travailler à partir de la première version du scénario. J’ai dû le revoir, le relire minutieusement. Ça m’a permis de travailler et de rebondir sur ce scénario à l’instinct.
"C’était très difficile d’entrer dans le circuit des festivals en étant autonome financièrement"
A quel point pouvez-vous être fidèle au livre ?
S’ils ont pensé à moi pour reprendre le projet, c’est parce que Leïla Slimani avait un très bon souvenir de notre rencontre chez Gallimard et elle avait confiance en moi. Elle était dans une démarche, celle de me laisser toute la liberté : elle savait que je n’allais pas trahir l’histoire. Je ne pouvais pas trahir entièrement le livre ni l’adapter à la lettre. Une seule trahison flagrante commise pour moi : c’était une scène de crime violente filmée vers la fin. Le premier chapitre du livre est en fait la fin du film. Une scène que je ne voulais pas filmer : je pouvais la suggérer, la citer mais pas la filmer. La chronologie du livre est très flottante. J’ai dû modifier beaucoup de choses et ne retenir que les scènes qui se nouent entre la nounou, les parents et les enfants. Le livre se passe également sur 2 ans ou 2 ans et demi, on le sent dans la croissance du bébé et de la petite fille. Dans le film, il a fallu condenser. Ma manière d’être fidèle au livre était surtout d’être fidèle à mes sentiments, à mes sensations ressenties lors de ma lecture. Mon travail à moi était de rendre hommage au travail de Leïla Slimani avec mes moyens à moi.
La passion, c’est la détermination», d’après moi, quand on veut se lancer dans la fabrique de films.
On a eu l’impression que vous avez privilégié le drame social en déclinant l’aspect thriller…
Il s’agit d’une histoire qui s’installe mais qui n’est pas là dès le départ. Le personnage principal est fragile, elle succombe à ses hallucinations, ses crises de démences. J’ai eu envie que l’histoire s’installe doucement. Ça se fait d’une manière insidieuse et de l’intérieur sans révéler l’intrigue principale dès le départ. Dans le film, je me suis dit que l’intérêt du livre, c’est de faire peur tout en s’immisçant dans le quotidien banal d’individus.
J’ai dû demander à mon patron, braver tout un système de subvention pour me lancer dans mes deux premiers courts-métrages, avant d’enchaîner les deux longs. Je peux enfin dire qu’actuellement, c’est mon métier : réalisatrice.
Des acteurs qui jouent le rôle d’individus vivant au quotidien, notamment deux enfants. Comment s’est déroulée la direction des acteurs-enfants ?
La problématique était un peu différente entre le bébé de moins de deux ans et la petite fille de 5 ans. Pour les bébés, soyons clairs : on est dans un geste documentaire, on n’a pas peur quand ils jouent : ils sont toujours très justes avec 200% d’émotions. On a respecté la loi française qui énonce que, pour le bien-être des enfants bébés, on ne tournait pas plus de 30 ou 40 minutes par jour. Certaines scènes apparaissent spontanément en tournant avec eux. Il y a des réactions qui surgissent et qui enrichissent. C’était de l’ordre des petits miracles. Avec la petite plus âgée, c’était différent : même laps de temps sur lequel il fallait travailler, bien plus large, 3 heures par jour. Elle, elle joue par contre et on avait conclu un pacte avec les parents : celui de ne pas lui raconter la fin. J’avais l’impression que si elle l’avait su, ça l’empêcherait de défendre son personnage en l’interprétant. La différence entre la réalité et la fiction à son âge en tant qu’actrice pouvait être poreuse. Sa grande force en tant qu’actrice, c’était sa grande force d’écoute. Elle était excellente et se calquait sur de bons acteurs sans du tout la manipuler. J’ai toujours de bons retours de spectateurs en France. Tout le monde la félicitait.
A El Teatro, le premier cycle de représentations théâtrales de «TranstyX» s’est déroulé du 18 au 21 décembre. Quatre rendez-vous qui ont drainé un large public. Focus sur cette création avec à l’affiche les deux actrices Sonia Hedhili et Amina Ben Doua, signée Moncef Zahrouni, un jeune dramaturge et metteur en scène qui traite ici de la Transidentité.
Moncef Zahrouni, pourriez-vous vous présenter ?
Je fais deux choses dans la vie : je suis manager support technique, sinon je m’initie à l’art et à des activités culturelles diverses en parallèle : dans ce contexte, je ne vais pas dire que je suis passé de l’amateurisme au professionnel parce que derrière «TranstyX», il y a des sponsors, tout un budget, une équipe de 18 personnes professionnelles. En tout cas professionnel ou pas, je ne me catalogue pas comme étant une personne professionnelle dans l’art. Je fais du théâtre depuis des années, je suis aussi l’associé de ma sœur sur un projet musical qui s’appelle «Millenium Capella».
Et par «Art» ou «Activité culturelle», vous virez plus vers le théâtre…
Non, pas nécessairement ! L’art me permet d’utiliser plusieurs formes artistiques. Donc, par exemple, là on fait une pièce de théâtre mais pas que : parce qu’avec ma sœur, on a fait la bande originale de la pièce, donc cela me permet de faire de la musique et me permet d’écrire des textes prosaïques, des poèmes, etc. J’aime beaucoup la vidéographie : 2D, 3D… D’ailleurs dans cette pièce on fait beaucoup de vidéos, et je suis en train de piloter les équipes des personnes qui travaillent sur les vidéos. Pour la création de 2017, j’ai créé les vidéos d’une œuvre réalisée à El Teatro «Nos amis les humains», mais là c’est un peu plus grand, plus sophistiqué et je n’ai pas beaucoup de temps : on voulait vraiment avoir plusieurs artistes donc je ne voulais pas monopoliser toutes les casquettes comme je le faisais auparavant. De plus, si je le fais, ça va me prendre beaucoup plus de temps pour produire. Et puis, le jeu d’acteurs… Le cinéma offre aussi plusieurs possibilités, donc un virage cinématographique, plus tard, n’est pas à exclure. (Sourire) .
Parlez-nous de la genèse de ce projet… Du processus de sa création.
Il a commencé en 2018 lorsqu’une amie à moi m’a envoyé une vidéo, celle d’un passage télé d’un homme trans, qui est passé sur une chaîne tunisienne très connue sur un programme très suivi. L’animateur vedette de l‘émission avait beaucoup de mal à comprendre la personne, à utiliser les bons pronoms, les bonnes terminologies, en plus, on a mélangé tous les pinceaux en faisant appel à un mufti pour donner son avis et qui ne comprenait pas trop aussi ce qui se passait : Trans, Intersexe… Les expressions, les mots et leurs définitions se mélangeaient… Presque tout le monde était dans le même sac et l’interprétation allait plus dans le sens religieux… J’étais révolté, c’était exécrable et on donnait une mauvaise image des personnes trans : c’était très mal expliqué…
"C’est déjà très bien d’avoir un public qui soit tolérant et dans l’acceptation de l’autre..."
Alors, j’ai voulu faire quelque chose en commençant à écrire une chanson, ou un texte poétique, après je me suis dit que ça n’allait pas être une bonne riposte, et moi qui aime la bonne riposte, je me suis dit, on va faire une pièce de théâtre. Ça sera un travail approfondi, recherché, poussé qui éclairerait davantage l’opinion publique sur cet univers des personnes transgenres : beaucoup de lectures, de visionnages de films… Mais ce n’était pas suffisant, il fallait être sur terrain et rencontrer des personnes trans, et tous les jours pendant la nuit, j’allais en voiture arpenter les rues et les avenues de la capitale, en voulant découvrir le monde trans de la nuit : c’est en effet un univers très nocturne, et petit à petit, je me suis trouvé dans le monde trans. J’ai rencontré beaucoup de personnes trans qui ne sont pas de Tunis parce qu’ici, c’est légèrement différent. Quand la personne subit autant de sévices dans une petite région où tout le monde connaît tout le monde et quand la famille est forcément dans le rejet. A 17 ans par exemple la victime fuit vers Tunis, en espérant trouver un travail… Elle se permet au quotidien quelques formes de liberté.
De quelle manière donc est traité le sujet de la transidentité ?
La pièce, déjà, présente un personnage trans qui sort de l’ordinaire, qui se retrouve dans la prostitution mais qui arrive à s’en sortir. Sur terrain, j’avais commencé à faire des rencontres et de très belles rencontres. Je me souviens d’une personne trans à qui j’ai proposé de l’accompagner juste pour voir comment est son quotidien, sa vie. J’ai proposé de payer pour qu’elle accepte de me montrer ou de m’expliquer quel rapport elle entretient avec ses clients, son corps : elle est femme, avec les organes génitaux d’un homme et j’ai besoin de comprendre… J’ai vu des choses qui m’ont beaucoup aidé à créer, et à façonner mon personnage. Après, j’ai fait la connaissance d’une autre personne trans, travailleuse de sexe qui m’a dévoilé ce monde de la prostitution trans et l’organisation de tout ce réseau… Et c’est un monde plutôt fascinant.
Est-ce que TranstyX est une réponse «au massacre télévisuel» de ce sujet ?
Au départ, oui ! Si jamais on a une salle pleine, et 80% des personnes spectatrices sortent après avoir su qu’une personne trans est appelée en réalité «Aaaber» en arabe ou que le terme «Moutahaouel» a une connotation très péjorative, c’est largement suffisant pour moi. Par exemple, quand on regarde la pièce et qu’on se focalise sur l’expression du genre prononcée d’une personne, différente de nos standards sociaux, et qu’on ne s’y arrête pas plus tant que cela. C’est excellent ! C’est déjà très bien d’avoir un public qui soit tolérant et dans l’acceptation de l’autre, je n’ai pas trop d’espérance, ceci dit… Mais essayons.
"La pièce est comme un travail de cartographie"
Vous devriez pourtant : le public tunisien ne cesse de surprendre et les langues se délient…
J’espère bien mais, nous, on ne fait pas seulement du théâtre. Il y a aussi d’autres composantes : on a ajouté les débats : la séance se compose de 55 minutes de théâtre et une heure de débat, juste après. La pièce n’apporte pas de réponses, mais incite à réfléchir et à interroger. «Qu’est-ce que la transidentité ? Qu’est-ce qu’une personne trans ?». La pièce est comme un travail de cartographie : pendant le spectacle, c’est comme si on invitait le spectateur à trouver une image… En lui disant «Fais ton chemin, découvre !».
Etes-vous l’auteur du texte de la pièce ou l’avez-vous écrit avec quelqu’un d’autre ?
J’en suis l’auteur puisque j’ai accompli le travail sur terrain. Ma sœur me lit beaucoup : c’est toujours la première personne qui me lit sur papier ou même par télépathie. (Rire). Je l’adore. Elle a participé à deux créations d’El Teatro… On fait de la musique ensemble. Elle est très douée et elle a une voix magnifique. Avec mes deux actrices Amina ben Doua et Sonia Hedhili, on a fait de l’écriture théâtrale ficelée. Il y a eu des modifications, des changements, etc.
Est-ce qu’elles étaient connaisseuses de cet univers de la transidentité ou de celui de la communauté Lgbtqi++ ?
Non, en réalité, c’était un peu flou. C’est vrai qu’avec Amina, on en parlait beaucoup avant mais pas de la transidentité : c’est une première pour elle. Et d’ailleurs, on va réaliser un livre qui contient le texte de la pièce de théâtre, qui sera illustré par deux magnifiques artistes, sans oublier trois interviews de trois personnes trans rencontrées à Tunis. Comme la pièce s’est focalisée sur une femme trans, donc, on commencera la première interview par un homme trans et deux autres femmes trans, dont la vraie «Tina» qui m’a inspiré. Il s’est passé quelque chose d’extraordinaire avec elle.
Le nom de votre personnage principal dans la pièce est bien «Tina». Dites-nous qui est la vraie «Tina» ?
Je l’ai rencontrée à une époque où on n’avait pas l’intention de parler de la pièce et quand elle a débarqué chez moi, j’ai dit que j’avais un texte que je veux bien lire avec elle. Quand on l’a lu, elle s’est effondrée en larmes et elle a dit que c’était sa vie et qu’elle se voyait dans le texte. Elle n’arrêtait pas de se demander qui j’étais, qui est-ce qui m’a envoyé à elle… Elle n’en croyait pas ses yeux, ses oreilles… J’ai dit que je suis une pure coïncidence : je me suis présenté, montré mes travaux. Après, on a continué la lecture avec beaucoup de sérénité. C’est vrai que le nom du personnage principal dans la pièce initialement, c’était «Maya», mais je rendais hommage à «Tina», donc j’ai changé toute la pièce pour parler d’elle. J’ai fait sa rencontre en organisant des soirées clandestines chez moi avec des personnes entre autres trans et je les invitais à être très à l’aise en exprimant leur genre comme elles l’entendent… Déguisement, Make Up, etc. Entre-temps, j’en profite pour faire aussi des lectures de textes, et je récolte leurs feedbacks, je prends leurs remarques en considération.
"Tout ce qui se passe à l’intérieur d’une personne trans, je veux l’extérioriser, le dévoiler. Ces personnes ne sont pas introverties par choix, c’est la société qui les réprime et leur impose le silence. Je veux montrer leur image, ce qu’elles veulent voir, comment elles se projettent, comment elles veulent être vues"
Pourquoi avez-vous fait appel à des actrices femmes ?
Bonne question. En fait, pour moi : une femme trans, c’est une femme, elle veut s’affirmer et être vu comme femme. Si, par exemple, je ramène un acteur homme ou androgyne sur scène et qui garde des traces de masculinité, on va dire : ça ne sera pas «le rêvé» : tout ce qui se passe à l’intérieur d’une personne trans, je veux l’extérioriser, le dévoiler. Ces personnes ne sont pas introverties par choix, c’est la société qui les réprime et leur impose le silence. Je veux montrer leur image, ce qu’elles veulent voir, comment elles se projettent, comment elles veulent être vues. Il y a deux facilités : la première, c’est de ramener un trans pour jouer le rôle, et la 2e c’est de ramener un acteur homme et lui donner des instructions pour l’être. «Tina» se voit comme femme et toutes les personnes trans que j’ai rencontrées se sentent femmes. Quand on va les représenter sur scène dans le corps d’une femme ou par une femme, c’est forcément mieux. Dans le cinéma ou le théâtre, on a souvent représenté les personnes trans par des trans ou par des personnes de sexe biologique qui correspondent. Et Sonia Hedhili, l’actrice principale, a un côté un peu masculin dans son attitude, mais reste quand même très féminine. La pièce se passe dans l’au-delà après l’opération de réassignation de sexe de Tina. Donc déjà, le personnage est une femme transformée. De plus, on est dans cet au-delà qu’on a recréé dans la pièce de théâtre avec cette image que la personne a toujours espéré projeter. D’ailleurs, je rappelle que la personne invitée sur le plateau télé était un «Femelle – mâle», c’est le contraire de ce que je montre dans ma pièce.
Est-ce que vous craignez la réaction du public ?
Non, parce que déjà dans la pièce «Nos amis les humains» , réalisée en 2017, on a fait parler un personnage misanthrope et athée… Dans le théâtre, on en a eu beaucoup, mais ils sont athées à partir d’un héritage politique marxiste gauchiste, etc. Je voulais un athée, un vrai, misanthrope, qui parle dans un langage scientifique, très loin des courants politiques. La pièce a été soutenue par l’association Mawjoudin et j’ai échangé aussi avec Chouf. Plus tard, on veut faire trois représentations dans les régions : on ira au Kef face à son public passionné de théâtre et ailleurs sûrement.
Afef Ben Mahmoud est connue auprès du public en tant qu’actrice. L’artiste est pourtant multidisciplinaire : elle est réalisatrice, productrice et a fondé sa propre boîte de production en 2018. Depuis les Journées cinématographiques de Carthage, «Les Epouvantails» est en salle et sillonne différents festivals nationaux et étrangers dont un passage remarqué à la Mostra de Venise. Dans ce long métrage, elle y incarne le rôle d’une avocate, farouche défenseure des droits humains tout en étant productrice sur ce dernier film en date de Nouri Bouzid. Afef revient sur ses deux films à l’affiche actuellement au cinéma, son tournage avec Mehdi Hmili et annonce le lancement de son propre film en tant que réalisatrice. L’artiste n’a pas manqué l’occasion d’éclaircir quelques points cruciaux. Rencontre.
Le public vous connait en tant qu’actrice. Comment a viré votre carrière vers la production?
Effectivement, j’ai pu lancer ma propre boîte pour produire mon propre film en tant que réalisatrice en 2018, tout récemment. C’est vrai que c’est ma première production mais ce monde-là ne m’a pas été toujours inconnu. J’ai fait des études approfondies en cinéma : je suis passée par l’Essec, j’ai une maîtrise en management, ensuite, j’ai réalisé mon premier court métrage et c’est là où j’ai décidé de me spécialiser en cinéma : j’ai eu mon diplôme en réalisation et j’ai fait mon DEA en Design/Image. Donc tout ce qui est management, gestion de ressources humaines, comptabilité, finance, etc, je les ai étudiés et ils m’ont toujours été familiers. J’ai beaucoup profité d’ailleurs de mes années à l’Essec.
Et pour «Les Epouvantails» de Nouri Bouzid, c’est donc vous qui avez proposé de le produire?
Absolument ! Je n’étais qu’actrice depuis 2013 sur ce film. Comme Nouri a eu des problèmes de financement, de production et de film à stagner, je lui ai proposé de tenter le coup en montant ma propre boîte. Il était partant, et je me suis lancée dans l’aventure.
C’était comment de travailler avec Nouri Bouzid ?
Enrichissant ! Nouri, c’est quelqu’un de qui et avec qui on apprend beaucoup. Cette production du film est très particulière parce que je n’ai reçu le papier officiel qui disait que le film passait à ma propre boite que le 9 janvier. Et comme le film traîne depuis 2014, la condition était de signer la convention avant le 31 janvier. Une fois la convention signée, le compte à rebours commence pour livrer le film et Nouri voulait absolument tourner en hiver. On avait le choix ou de commencer de suite ou de laisser tomber. On a commencé le tournage le 29 janvier. C’était donc une course menée avec une superbe équipe et ce n’était pas facile du tout.
Et du coup, sur ce film vous vous êtes retrouvée actrice… et productrice ? Ça n’a pas dû être facile de joindre les deux bouts.
Complètement ! On se faisait du souci pour moi et en guise de réponse, j’ai dit qu’en tant qu’actrice, ça m’arrivait souvent de changer de casquette. Parfois en même temps, on te demande de pleurer, une seconde après de changer d’état, d’apprendre un texte. J’ai réalisé à quel point le métier d’acteur est certes l’un des plus difficiles… mais il est très facile par rapport à la production ! (Rires). En tant qu’acteur, on est concentré, on fait notre boulot, ensuite, on rentre chez nous et on dort comme des bébés (rire), alors que pour la production, ce n’est pas du tout le cas. J’avais une superbe équipe réellement et c’est ce qui m’a aidée à jongler entre les deux.
Votre rôle dans le film est celui d’une avocate intègre, très engagée dans les Droits Humains. Est-ce que c’était facile de l’interpréter ?
Je l’ai aimé. (Rire). Je pense que pour un acteur, s’il aime son personnage, il fera tout pour le réussir. J’ai beaucoup aimé Nadia, de par son parcours, ce qu’elle a fait, ce qu’elle aimerait faire, accomplir, ses combats, ses convictions. Elle est l’avocate de ces deux filles, et du jeune garçon homosexuel. Elle est vraiment engagée, pour les libertés individuelles. C’est d’ailleurs ce que j’ai en commun avec elle en tant que Afef ben Mahmoud. J’ai fait le nécessaire donc pour bien l’incarner.
Comment s’est passé le tournage avec les trois nouveaux acteurs Mehdi Hajri, Nour Hajri et Joumene Limem ?
Franchement, Nouri a toujours été très fort en casting. Ça c’est l’histoire qui le prouve. Je pense qu’il n’y a pas d’acteur nouveau qui a travaillé avec lui et qui n’a pas reçu de prix d’interprétation : de Hind Sabri, Lotfi Abdelli, Ahmed Hafiane… toutes celles et ceux qui ont travaillé avec lui. Quand il choisit son acteur, je pense qu’il sait d’emblée qu’il va bien le jouer. Il sait très bien choisir. Même si j’ai plus d’expérience que Nour, Mehdi et Joumene mais ce sont des acteurs-nés. Quelque part, il fallait installer un rapport de confiance et une fois ce rapport installé, ça marche. Etre acteur, c’est avant tout être généreux ou être dans le partage avec ton partenaire peu importe qui il est. Et ils étaient formidables. J’étais très contente de travailler avec eux.
Le film passe un peu partout en Tunisie et à l’étranger. L’accueil critique et public est mitigé…
J’ai reçu beaucoup d’avis positifs. Mais de toute façon, un film c’est un point de vue. Et un point de vue diffère d’une personne à une autre. S’il était unanimement descendu, ou salué, ça aurait été bizarre. Nouri a en plus toujours su comment ouvrir le débat, et n’a jamais choisi la facilité. Ses sujets sont toujours délicats et peu traités. Déjà, quand on entend le terme «la Syrie», plusieurs nous ont dit «Non, mais c’est du déjà vu, déjà consommé». Je leur ai dit qu’on a vu beaucoup de films traiter du départ et non pas du retour. Mais le retour est très important également. On parle dans le film de la réintégration sociale des deux filles, revenues de Syrie. C’est comme si ce sujet est tabou et qu’on aimerait le garder tabou. C’est mon avis personnel. Je trouve que ce sujet n’a pas été très traité ni ici ni dans le monde arabe ni à l’étranger. C’est comme si on n’aime tellement pas parler de ces gens-là, que ça énerve de parler d’eux et de les exposer de cette manière. Ces gens-là font partie de notre société s’il s’agit de Tunisiens : on ne peut donc pas leur enlever le passeport, les rejeter ou les dénigrer. Au contraire, si c’est des gens qui rentrent avec des problèmes, il faut y remédier pour une meilleure réintégration et un vécu collectif en paix.
Le film s’en prend frontalement à la Troika, aux islamistes. Ça pouvait être redondant par moments…
D’une part, cela n’a jamais été dit d’une manière aussi frontale, je pense. On sous-entend mais pas d’une manière aussi directe. Et d’autre part, ce qu’on est en train de vivre aujourd’hui est le résultat des événements de 2013. On ne peut pas parler de quelque chose d’aussi important aujourd’hui, sans traiter le pourquoi des choses. Leur sens émane de 2013. Le spectateur pourra comprendre l’origine des choses à travers le personnage de l’avocate. D’autre part, avant la révolution, on ne pouvait jamais se permettre de parler aussi ouvertement ou d’évoquer des sujets similaires. Actuellement, on a ce luxe de s’exprimer aussi ouvertement, la tête haute. J’aime bien remettre les choses dans leur contexte et dire comment les choses ont évolué. Ça peut paraitre bizarre ! Et les combats sont toujours les mêmes depuis 2013. On est dans la continuité.
Brièvement, qu’est-ce qui différencie donc «Les Epouvantails» des autres films qui ont traité de l’extrémisme religieux ou de l’islamisme ?
Ce film parle de deux filles parties combattre en Syrie et de leur retour. Le film commence quand elles sont revenues en Tunisie et montre le déroulement de leur réintégration. On ne traite pas de l’islamisme comme dans les autres films et même pour l’aspect politique, je dis que si on a évoqué la Troika, c’est juste pour contextualiser et non pas pour parler des politiciens. Le film traite des rejets de ces personnes-là par tout le monde, par les politiciens, les voisins, leur familles, par elles-mêmes. Le film se veut différent et s’il ne s’est pas approfondi pour parler de l’islam ou de la Troika, c’est que ce n’était pas le sujet, tout simplement. C’est ma manière de percevoir les choses. Si on voulait parler de la Troika, il nous faudrait un autre film. Je suis artiste, pas politicienne. Ce qui m’intéresse, c’est le côté humain. Si on soigne l’humain, on peut régler beaucoup de problèmes sociaux et parvenir même à les éviter.
Actuellement, on peut vous voir au cinéma en tant qu’actrice dans «Avant qu’il ne soit trop tard» du jeune Majdi Lakhdhar. Comment s’est passée l’expérience ?
Mohamed Ali ben Hamra, que je salue, m’a approchée pour un premier rôle dans le film. Mais j’avais un calendrier hyper chargé et je n’étais pas disponible pendant la période du tournage. Ce qu’il m’a proposé au retour c’est de faire une apparition dans le film. Je l’ai fait sur deux jours. C’était un clin d’œil. Ça ne me dérangeait pas du tout. C’était, certes, un petit passage mais les gens m’en parlent beaucoup. L’exercice de cette caméra subjective n’était pas facile : au lieu de donner la réplique à des personnes, tu la donnes à la caméra. Même l’énergie qu’on tente de se créer entre acteurs d’habitude, elle est inexistante dans ce cas-là. Je salue d’ailleurs tous les acteurs qui ont accompagné cette expérience du début à la fin.
A l’instant, vous venez de terminer le tournage du dernier long métrage de Mehdi Hmili. Peut-on en savoir plus ?
Je n’ai pas le droit de parler avant la sortie du film. J’ai adoré travailler avec lui. C’est un réalisateur talentueux, doté d’une formidable manière de diriger les acteurs. Un rapport de confiance s’est installé entre nous et Mehdi donne de l’espace à son acteur. Chose qu’on ne peut pas avoir avec tout le monde et cet espace te permet de vivre encore plus le moment. Quand on vit le moment, en tant qu’acteur, c’est en le vivant qu’on peut réagir d’une certaine manière parfois et pas d’une autre et s’il y’a un réel rapport de confiance avec le réalisateur, tu peux te permettre de proposer, de te lâcher et de vivre le moment pleinement. J’ai fait le rôle d’une mère d’une cinquantaine d’années, c’est un rôle de composition.
Vous débutez bientôt le tournage de votre propre film en tant que réalisatrice. Où est-ce que vous en êtes ?
On attend encore le financement, collecter la somme recherchée et j’espère entamer le tournage en 2020. C’est une coréalisation et une coproduction entre la Tunisie et le Maroc. Ça parle de la danse et dans les troupes de danse, il y a toujours plusieurs nationalités. On vise beaucoup l’Europe pour les coproductions, mais moi je trouve que c’est très intéressant aussi d’en faire entre les pays du Maghreb. Il y a un traité qui parle de coproductions entre les pays maghrébins depuis 1997. Il y a eu beaucoup de films coproduits par le Maroc et qui partent ensuite en Europe pour la post-prod mais il n’y a jamais eu d’échange de films marocains vers la Tunisie. Donc, là, c’est vraiment un 50/50. Ça va être une première. J’espère qu’on va réussir à le faire. J’ai eu Malmo pour le développement, et le script et El Gouna pour le scénario. Le tournage aura lieu entre le Maroc et la Tunisie avec des acteurs algériens, marocains tunisiens et libanais. Le film s’intitule «Backstage».
Etes-vous toujours partante pour des rôles à la télévision ?
Bien sûr. Toujours preneuse. Je reste ouverte à n’importe quelle aventure professionnelle, peu importe la casquette. L’important est que le contenu soit bon. Je reste effectivement partante. Le projet doit être de qualité. J’ai un public, et je n’ai pas envie de le perdre.
Après un arrêt de trois années, «Les Dunes Electroniques» reviennent pour une 3e édition riche en musique, en art visuel, qui se veut engagée et qui se déroulera pendant le weekend du 16 et du 17 novembre dans le désert tunisien. L’évènement est un rempart aux difficultés d’ordre économique dans le sud tunisien et une aubaine pour les citoyens tunisiens originaires de Nafta et de Tozeur. Ali Patrick Ouerghi, fondateur de cet événement, nous dévoile les coulisses et les enjeux d’une édition particulièrement attendue par plus de 5000 festivaliers tunisiens et étrangers.
Patrick, vous êtes fondateur des «Dunes Electroniques» : un évènement qui a marqué 2014 / 2015. Tout comme l’Ephémère festival pendant l’été 2014, cet événement a lancé la culture des festivals de musique électronique et d’art visuel en Tunisie. Quelles sont les attentes ou l’impact que peut avoir un tel événement dans le sud du pays ?
En 2014 et 2015, ce festival a impacté la jeunesse tunisienne et les festivités électroniques qui ont suivi après. Pourquoi on l’avait créé à l’époque ? On avait lancé l’hôtel Dar Hi à Nefta, à cette époque le tourisme et l’économie du pays étaient au point mort. Et c’est le sud qui en souffrait le plus. Il fallait faire quelque chose pour que cela change et on s’est tout de suite dit que la culture pouvait être un rempart, un moyen de redynamiser la région qui était en train de mourir. Les gens de la région avaient besoin d’un coup de pouce, un coup de projecteur pour promouvoir leur région et leur remonter le moral. De plus, on pouvait en faire un outil de développement régional. La dynamique qui se crée ici pendant le festival est hallucinante : les secteurs touristiques et artisanaux sont revivifiés. Tout le monde bouge, tout le monde se sent impliqué, les commerçants sont entrés en lice, les établissements hôteliers sont au grand complet. L’impact est grandiose, c’est l’objectif.
Sur le plan de la programmation, est-ce que cette 3e édition reste dans la continuité des deux précédentes ou est-ce qu’elle s’innove et se veut différente ?
Pour la 3e édition, et d’une édition à une autre, on tient à évoluer, à s’améliorer. C’est important pour nous d’organiser cette édition en cette période de l’année, de braver les intempéries s’il y en a et de se munir. On apprend de nos expériences : en 2015, rappelons-le, tout le programme qu’on avait tracé est tombé à l’eau à cause des pluies diluviennes qui se sont abattues sur la région. Cette année, on revient avec tout ce qu’on avait prévu de concrétiser auparavant, avec une trentaine d’heures de musique électronique : une vingtaine d’artistes internationaux et une dizaine de DJ tunisiens et notamment des stars comme Luciano, un des piliers de la musique électronique. On a décidé cette année d’étoffer l’aspect artistique avec de l’art par exemple : installations artistiques, chorégraphies, œuvres d’’art venues du monde entier. De plus, la programmation promet, puisque une bonne partie de l’évènement se déroulera dans les décors de «Star Wars». D’ailleurs, on réserve de grands écrans pour regarder des films « Star Wars». On a reçu des performances de danseurs/ danseuses qui se joindront aux festivaliers pendant la nuit. Ça c’est la partie Culture / Art, répartis dans des Hashtags en ligne. On a également ajouté «les dunes Spirit» en Hashtag pour entretenir l’humeur et le bien-être des festivaliers, ajouter une touche de spiritualité, et de faire appel à un Chaman, qui fera de la méditation. D’autres activités dans ce sens sont au programme. La décoration du site de Star Wars et sa scénographie étaient au point. Sans oublier les workshops avec des étudiants de l’Enau et l’Essted chapeautés par la Maison de l’Image, etc. On se veut participatifs, tout le monde peut s’approprier «les Dunes Electroniques» et il faut garder ce fil conducteur. L’événement est tout public et s’adresse à toutes les tranches d’âge. J’espère le voir acquérir une notoriété internationale dans quelques années. Il ne faut pas oublier l’engagement écologique prôné par l’équipe des Dunes qui veillera à la protection de l’environnement en faisant appel à des associations et des organismes. On est dans le désert : il faut s’engager à le laisser propre en sensibilisant tout le monde à la protection de la nature.
Quelles sont les dispositions prises pour faire face aux intempéries et aux débordements d’ordre sécuritaire ?
Éviter les intempéries, on fera de notre mieux (rire). En tout cas, a priori, il fera beau. On a pris des dispositions très importantes bien sûr : La Garde nationale est notre alliée et ici, ça sera le coin le plus surveillé de toute la Tunisie. Notre garde travaillera à tous les niveaux, sur le site, les frontières, dans le désert, etc. Une mobilisation pareille est exemplaire. On ne peut pas organiser un événement d’envergure sans assurer la sécurité de bout en bout et sans s’associer aux autorités.
Les festivaliers seront au rendez–vous : les chiffres sont–ils à la hauteur de vos espérances ?
Les ventes se passent très bien : énormément de gens sont attendus. Les hôtels affichent complet. Le transport est au point, les covoiturages, plus de 50 journalistes attendus pour l’occasion : des festivaliers étrangers qui viendront à l’occasion. Notre parrain Jack Lang sera parmi nous, l’ambassadeur de France, M. Olivier Poivre d’Arvor, également. Une occasion de se retrouver et de montrer que c’est un festival important «Made in Tunisia».
Comment les Tunisiens originaires de Nafta et de Tozeur sur place perçoivent-ils l’organisation de ce festival ?
Si le festival tient toujours la cadence, c’est grâce à eux : depuis l’organisation de la dernière édition, ils n’arrêtent pas de réclamer le retour des « Dunes Électroniques », à l’unanimité. Ça fait plaisir de voir une si grande mobilisation pour réussir un festival qui rassemble plus de 6000 festivaliers dans la région. Même à l’époque où le tourisme allait bien, il n’y a pas eu d’évènements similaires dans la région : affiches partout, autorités régionales, le gouverneur de Tozeur et son soutien indéfectible. Cet événement est capital pour le développement de la région, sans oublier, le soutien inconditionnel du ministre du Tourisme, M. René Trabelsi.
Justement, après une éclipse de 3 ans, comment avez-vous pu ressusciter les « Dunes » avec le soutien du ministre du Tourisme ?
Je n’ai pas jeté l’éponge. J’ai continué à travailler mais tout a été mis en «stand by» pour l’aspect festif : il faut dire que depuis, la Tunisie et la France ont traversé une période sécuritaire critique. On a résisté et on a continué à essayer de remédier aux problèmes du tourisme dans la région et, au fur et à mesure, le ministre du Tourisme a été intéressé par l’initiative et a tenu à apporter son empreinte. Depuis, on a acquis une certaine expérience. Pas mal d’événements ont eu lieu à Djerba, notamment, partout ailleurs et même en France, et c’était inévitable que les Dunes devaient revenir. Et M. René Trabelsi a tenu à relancer le festival.
Trouvez-vous tout de même qu’économiquement le pays est en train de remonter la pente ? Que des améliorations sont tout de même à retenir ? Que le tourisme s’embellit dans cette région ?
Je trouve qu’en Tunisie, on a souvent tendance à parler de tourisme dans le sud ou comment faire pour remédier aux carences du tourisme du désert, du sud, ou même de l‘intérieur. On propose, on évoque, mais on n’agit pas réellement. Les hôtels, les restaurants se font rares et ne sont pas au point, les avions ne sont pas à l’heure. La culture des gros événements marquants comme celui-là ne peut être que bénéfique : il faut être innovant, la région attire toujours autant, il faut créer de nouveaux circuits, de nouveaux parcours, innover à la base. Il y a du travail, beaucoup de travail encore à faire et il faut surtout être innovant. La Tunisie a un potentiel jeunesse énorme.
Beaucoup espèrent faire des «Dunes électroniques» à long terme une sorte de «Burning Man» en Tunisie …
(Rires), Pourquoi pas ? On a tout ce qu’il faut pour atteindre cet objectif.
Modéré par Mariem Azizi, artiste, universitaire et cinéphile, le Masterclass d’Abdelatif Kechiche était sans doute l’un des moments les plus attendus de la 2e édition du Toiff 2019, organisée récemment à Tozeur. Venu spécialement assister à ce festival du cinéma, ce géant du cinéma contemporain a rassemblé une quarantaine de professionnels du cinéma : acteurs culturels, réalisateurs, journalistes, étudiants, cinéphiles et festivaliers. Très loin de ce dont on pouvait s’attendre, le réalisateur s’est dévoilé, sourire en coin, décontracté face à son public. Une audience qui n’a pas mâché ses mots par moments en tentant de connaître le plus possible cette icône du 7e art : une personnalité qui ne cesse de cultiver le mystère. Kechiche a reçu une rafale de questions, ses réponses, en retour, étaient tantôt directes, tantôt évasives… Rencontre.
Abdelatif Kechiche, un double parcours remarquable au début en tant qu’acteur mais surtout en tant que réalisateur : un parcours jalonné de succès et primé aux Césars, à Cannes en décrochant la Palme d’Or en 2013 pour « La vie d’Adèle », ainsi que d’innombrables prix partout dans le monde dans différents festivals. Vous êtes connu pour votre mise en scène maîtrisée et votre façon particulière de diriger les acteurs : on sent que vous prenez vos acteurs tel qu’ils / elles sont dans la vie réelle.
La première chose que je tiens à dire est en rapport avec cette manifestation cinématographique remarquable : le Toiff. Hier, j’ai vu le film « La Coupe » de Mohamed Damak et j’ai découvert un véritable bijou du cinéma tunisien : il y avait une maîtrise de l’art cinématographique exceptionnelle et une mise en scène extraordinaire. Je l’ai trouvé bouleversant. On l’a vu sur la place publique. Quelques spectateurs regardaient passionnément dans le froid, dans la nuit, avec un son approximatif. Le film avait une grâce, une force dans ce désert. Parler de ce que nous sommes : hommes et femmes tunisiens. Parler de cette passion pour quelque chose d’irréel, trop beau. Ces personnages étaient remarquablement bien interprétés : c’était un plaisir de les voir si jeunes et s’amuser comme ils le font. Ce film passait à la fois comme un documentaire, et une fiction. Il a une double vocation. La mise en scène était juste. Il y avait de la dérision et j’ai beaucoup ri. C’est ce qu’on cherche depuis la nuit des temps : faire rire les spectateurs. Je voulais dire déjà que Mohamed a déjà autant, si ce n’est beaucoup plus, d’histoire et de maîtrise du cinéma que moi et je parlais tout à l’heure avec Fathi Haddaoui du cinéma tunisien qui se porte très bien : qui est polyvalent, en pleine effervescence, dégoulinant de créativité. Pour mon dernier film, « Mektoub My Love : Intermezzo », j’ai eu comme premier assistant-réalisateur Nasreddine Ben Maati, un excellent collaborateur qui a porté le film.
"J’ai plus de souvenirs de films tunisiens qui m’ont bouleversé bien plus que d’autres."
Il y avait une scène d’hôpital, qui m’a valu 15 jours de tournage : une scène chaotique, des blessés, des morts etc. Éprouvante par moments à tourner. On répétait et on tournait dans cet hôpital de nuit. Il y a eu deux jours où je n’avais plus la force de tourner, et j’ai confié la direction à Nasreddine qui devait tout mettre en scène : je lui ai tout légué. J’avais besoin d’un temps d’arrêt, les conditions de tournage étaient difficiles, pesantes… Quand j’ai vu le résultat bien plus tard, j’ai découvert, un metteur en scène excellent, qui a tous les atouts nécessaires pour aller de l’avant et faire de l’excellent travail, une maîtrise parfaite. Je sais qu’il peut galérer pour réaliser un excellent film à lui tout seul : le financement et tous les obstacles qui vont avec les préparatifs d’un film sont durs à gérer par moments, mais il peut le faire. Un film tunisien par exemple, n’a rien à envier à un film iranien ou autre. J’ai plus de souvenirs de films tunisiens qui m’ont bouleversé bien plus que d’autres. Le cinéma existe aussi dans une petite ruelle dans le désert. Je ne parlerai pas de jeunes ou vieux génies vivants actuellement et toujours aussi productifs, ils peuvent le faire pour eux-mêmes.
De vos premiers films jusqu’à « Vénus Noire », il y avait une thématique franco-française et un message universel. J’ai l’impression que dans votre filmographie, ce film était un cap pour passer à autre chose et dire « Je suis un cinéaste universel qui travaille désormais sur des sujets universels ». Vos films deviennent beaucoup plus recherchés et quelque part vous avez une envie consciente ou inconsciente de réinventer votre écriture cinématographique. Vos derniers films, est-ce que vous les tirez de gens que vous rencontrez ? D’impressions que vous voulez communiquer ? C’est comme s’il y avait tout un dispositif mis en place pour restituer les choses au-delà du réel et parfois du dérangeant. Comment vous procédez avec vos acteurs ? Comment arriver à ce degré de réalisme avec les personnages, les dialogues, etc. ?
Il y a d’après moi la notion du plaisir. Quand j’ai envie de faire des films je les fais par pur plaisir. Je ne le fais pas par nécessité d’en faire. Le désir de rêve, de bien-être, il y a une façon de s’échapper aussi. On a tous envie de s’échapper quelque part, se retrouver sur un plateau avec des personnes choisies peut être aussi la parfaite échappatoire pour un réalisateur. On peut se nourrir du plaisir des autres également. Voir de près comment s’élabore un film de A à Z. C’est toujours une idée qui vient, une rencontre, un scénario qui nous permettrait de concrétiser… Je crois que le cinéma, c’est aussi le groupe : la réussite de tout un groupe qui a porté le travail jusqu’au bout. Après, ce groupe il peut en effet, se défaire, se refaire. Il s’agit d’une énergie. Aujourd’hui, c’est plus léger de faire un film en groupe qu’avant. A l’époque, on pouvait avoir affaire à des tensions, des difficultés. Aujourd’hui, il y a plus d’audace, de souplesse pour un travail accompli d’une manière collective. C’est l’énergie des autres qui importe, toute l’équipe : ce sont des moments de création partagée. Les souvenirs et les anecdotes qu’on garde, c’est précieux.
"Il y a d’après moi la notion du plaisir. Quand j’ai envie de faire des films je les fais par pur plaisir. Je ne le fais pas par nécessité d’en faire."
Il y a eu quand même de grandes consécrations autour de vos réalisations. Votre direction d’acteur, si vous le permettez, pouvez– vous nous la décrire de plus près ?
Pardon, mais quand je travaille, je fais ce que je pense, j’applique ma vision. Je sais qu’au départ, il y a un choix de gens à faire, avec qui on a envie de travailler, et c’est des gens qui me fascinent d’emblée par leur talent, leur beauté, leur intelligence, leur malice, ruse… On va essayer de prendre ce quelque chose de plus profond en eux. C’est un métier que je trouve magique, qui perd peut-être un peu de son essence par moments mais le métier d’acteur est immense. Il nous apporte beaucoup et nous informe sur ce que nous sommes. Être devant la caméra, face à un public, incarner un personnage. C’est immense ! Personnellement, je n’ai pas pu être un grand acteur…
Suite à une rétrospective Kechiche, on a vu des différences de plans, de mouvements, de langue, de langages… Et un des thèmes marquants, c’était l’adolescence, ou cette fragilité, cette douceur qui est exprimée au monde et qui émane de cette période en particulier. J’aimerais que vous nous disiez pourquoi ce thème est si important pour vous.
"Je travaille, je fais ce que je pense, j’applique ma vision."
Je n’arrive pas à comprendre moi-même le sens de ce que je fais. Il y a tellement de choses dues au hasard, et à la chance qui font qu’un film prend un autre chemin, reflète d’autres messages. L’adolescence… Peut-être qu’au fond les artistes, acteurs incarnent à la perfection l’adolescence et qu’au fur et à mesure des changements, le thème paraît comme s’il était en permanence présent.
Il y a beaucoup d’énergie dans vos films, c’est cela qui charme énormément le public. Comment ça se fait que dans vos derniers films, vous avez eu autant de conflits et de problèmes avec vos acteurs ? Comment une si belle énergie peut-elle devenir une source de conflits ?
Je m’entoure d’acteurs / actrices que je trouve passionnants. Je les cherche pendant longtemps avant de les avoir. Rechercher l’être exceptionnel qui va porter le film à l’écran, prendre son temps… Donc, c’est souvent des personnalités très fortes. L’art dramatique et le travail immense qu’il nécessite demande à ce qu’un élément essentiel parfois du film peut craquer. On a affaire à des êtres en état de création, face à des êtres en pleine exaltation. Quand tout cela se termine, il y a un vide, une dépression, une chute… Ce qu’on garde en bon souvenir pour les uns peut être désastreux pour les autres. Une merveille pour eux, des inimitiés, des naissances, des couples qui se forment : j’ai eu pas mal de naissances et de couples sur mes films. Et c’est comme ça, c’est la vie. Après, les conflits dans le cinéma, il y en a à la pelle et malheureusement parfois, ça empêche que le film s’exprime. Mais les conflits que j’ai eu avec quelques-uns / une ne fait pas d’eux ou d’elles de mauvais acteurs / actrices, ils / elles restent à mes yeux des talents inouïs. Je ne les regretterai pas pour si peu. Tant pis s’il y a eu une volonté de scandale réel ou irréel. Ils sont ma fierté, et j’ai trouvé des gens qui ont renouvelé le cinéma français. Avec un tel charisme et une telle aura, ils font peur au monde. Initialement, c’est l’être profond qui s’exprime dans un personnage et non pas sa personnalité qu’on peut voir faire du charme dans la presse, parfois…
Les jeunes étudiants en cinéma qui sont là sont intimidés par votre présence. Nous, on vous a vu évoluer de « Bezness » jusqu’à « Mektoub my love ». Qu’avez-vous à leur dire ?
Depuis « Bezness », j’ai eu beaucoup de chance. C’est à une pointure américaine de dire ça (rire). En même temps, j’ai rencontré des personnes exceptionnelles, des metteurs en scène hors du commun, des acteurs formidables. Finalement, je me sentais plus metteur en scène qu’acteur. J’ai puisé de ce côté-là et c’est globalement un parcours léger, je trouve que j’ai eu vachement de la chance. Ce n’est rien d’autre. J’essaye de puiser dans une forme de liberté, d’échappée, de sensualité. Je me sens bien avec mes contemporains…
Êtes-vous en train de suivre le cinéma tunisien ces dernières années ?
Vraiment j’ai une très grosse lacune qui remonte à des années, jusqu’à maintenant. Je n’ai plus le temps. Je n’ai pas l’esprit à voir des films, comme je suis tout le temps sur terrain. Et c’est général, ce n’est pas propre au cinéma tunisien. Je ne suis pas du tout au courant de ce qui se passe dans le cinéma du monde. Le travail me prend trop de temps. J’aimerais bien en voir comme avant.
On ne vous voit jamais en Algérie, vos films ne passent pas là-bas. Est-ce que vous voyez des films algériens ?
On a 4 ou 5 millions d’Algériens en France. Le cinéma algérien est très à la portée de nos jours. Il n’y a plus de frontières. C’est une chance. Je sais que le cinéma algérien est exceptionnel et l’Algérie est aussi très riche de sa littérature.
"Personnellement, je n’ai pas pu être un grand acteur…"
Pourquoi Kechiche insiste en poussant jusqu’aux limites du supportable dans certaines de ces scènes ? Est-ce que c’est lié à la matière qui tourne ou est-ce que c’est prémédité dès le début pour nous faire « torturer » en quelque sorte à travers la longueur notamment de quelques scènes qui restent marquantes ?
Je n’ai pas voulu paraître sadique, hein ? (rire). C’est comme les repas, il y en a qui les trouve lents, consistants, ou trop copieux. Moi, j’aime beaucoup les images. C’est toujours difficile de trouver un équilibre qui correspond aux attentes de chacun. Un film, ça s’oublie avec le temps, les images aussi, et souvent ce qui nous a ennuyés peut nous exalter plus tard…
Peut-on imaginer un Kechiche tourner en Tunisie avec des acteurs locaux ?
Oui. Un sentiment plus qu’envahissant. Donc, oui bien sûr. Ce n’est pas à écarter.
"Le cinéma tunisien se porte très bien : il est polyvalent, en pleine effervescence et dégoulinant de créativité."
Dans vos premiers films, il y avait la thématique de la migration en France. Après, c’est devenu un choix que vous faites. Ce sont des thématiques franco-françaises qui nécessitent une connaissance de l’histoire de la France. Après le film « Mektoub My Love », la question de l’intégration ne se pose plus. Les personnages ne se demandent plus s’ils font partie de la France ou pas. On voit qu’ils jouissent librement de la vie. C’est un choix que vous avez fait et que je trouve sulfureux, non seulement dans les sujets mais aussi dans les thématiques…
Je reconnais qu’il y a des moments de lourdeur dans le film qui ne devraient pas être là mais qui me plaisaient. C’était une question de montage. C’est une histoire qui m’avait bouleversé et j’ai eu envie d’en faire un film avec des personnages fascinants. C’est difficile d’expliquer ce que j’ai voulu dire par ce film. Pour « Vénus noire », il y a eu ces scientifiques qui l’ont disséqué. Leurs propos ont eu lieu à des discussions, et ont fait office d’archives pour l’histoire. Les moulages de ce corps existent toujours dans un musée. C’est presque une relation métaphysique que j’ai avec ce personnage. Son énergie m’a habité pendant plusieurs années, j’ai eu envie d’en parler. J’ai eu envie de la raconter. Je suis fier de l’avoir fait. Si vraiment je pouvais vous dire mes motivations quant à la réalisation de tel ou tel film, je l’aurais dit… Les motivations profondes, je ne peux pas les connaître. Désolé.
Dans votre parcours, vous avez eu l’occasion de collaborer étroitement avec Ghalya la Croix. Vous formiez un duo. On voit que votre duo, dans les coulisses, marche très bien. Qu’est ce qui fait sa force ? Qu’est-ce que vous vous apportez mutuellement ?
Encore de la chance de l’avoir rencontré. Ghalya a un caractère « de cochon » par moments. Mais ce qu’on a fait à quatre mains reste entre nous. (Rire) C’était bien sûr, enrichissant de la connaître.
"Je crois que le cinéma, c’est aussi le groupe : la réussite de tout un groupe qui a porté le travail jusqu’au bout."
Une fois Bertolucci a dit « Pour filmer des corps nus, il faut que la caméra ne soit ni trop près ni trop loin », mais vous avez inventé cette manière de filmer de près, comme si cela pouvait permettre de repousser le plaisir, surtout dans vos derniers films. Est-ce que c’est vrai ?
C’est un sujet vaste « Le corps ». Il n’est peut-être pas intéressant de s’y étaler… C’est un travail difficile, le filmer est stressant. Saisir le moment où on capte quelque chose, ça mérite d’en faire des images, ce moment-là. C’est en tout cas toujours un plaisir de transmettre, d’en faire des images. Ai-je répondu ? (Sourire).
Dans cette époque difficile, quelles sont vos préoccupations actuelles ? Qu’est-ce qui vous tracasse en tant qu’être humain ? Votre rapport à cette époque ? Y a-t-il des sujets que vous aimeriez traiter, sortir ?
Quand on a de nombreuses motivations, à vouloir changer de monde : au fur et à mesure que le temps avance, c’est toujours les mêmes préoccupations de toute l’humanité. J’ai désespéré depuis le début du siècle dernier. Je fais des films pour retrouver un peu de dérision, de rires, de larmes, de rencontres. C’est presque égoïste, mais je fais du cinéma pour m’échapper.
(Rencontre collective modérée par Mariem Azizi )
L’actrice Hend Sabry, marraine du «Gabès Cinéma Fen», est partie à la rencontre des étudiants de l’Institut supérieur des arts et métiers à Gabès pour animer un masterclass dans un amphithéâtre bondé d’étudiants curieux, de journalistes et de festivaliers. Elle est revenue sur ses débuts, et son immersion dans l’univers du 7e art, tout en se focalisant sur son ascension, le rapport acteur-directeur d’acteurs et son parcours singulier.
Votre carrière a démarré sur les chapeaux de roues grâce à Moufida Tlatli et son film tunisien culte « Le silence des Palais ». La réalisatrice tunisienne vous a grandement aidée à vous insérer dans le milieu. A cet âge-là, vous étiez encore jeune adolescente. Parlez-nous de vos débuts dans le cinéma ?
« Le silence des Palais » était une aventure magique. Un an de pur bonheur. J’étais fascinée par le monde du cinéma, et je me faisais diriger pour la première fois par une réalisatrice. J’apprenais à peine les ficelles de la direction d’acteurs. J’ai également pu apprendre la maîtrise de l’éclairage, de la lumière, des intuitions d’un acteur derrière la caméra. Les premiers réflexes, je les ai appris sous la houlette de Moufida Tlatli et en ayant aussi une idée approfondie sur le travail de Youssef Ben Youssef (directeur de photographies décédé). Le travail en équipe s’apprenait à cette étape-là : chacun d’entre nous apportait sa pierre à l’édifice. La dynamique qui se crée sur un plateau de tournage est indispensable. C’était quand j’avais 15 ans, je sillonnais déjà les festivals de cinéma dans le monde. Je découvrais cet univers, et en tant qu’actrice qui apprenait tout juste, je devenais « égoïste », mon ego enflait, je le dis en toute franchise. Les lumières des projecteurs influencent notre rapport à l’autre et à soi-même. Chaque personne connue du grand public peut l’affirmer, et dans mon cas, j’avais l’impression de tout savoir, tout maîtriser, de régner. A cette époque-là, ma relation avec le cinéma fut ambiguë et ce malaise a quand même persisté parce que j’ai commencé très tôt, d’après moi. Le fait d’enchaîner les tournages, qui prenaient fin aussitôt après, m’ébranlait : on rencontre une nouvelle famille sur le plateau, on vit avec et on voit tout le monde partir après. Emotionnellement, ce n’était pas évident. Une pause de quelques années après mes débuts était donc nécessaire. Je n’ai fait qu’un seul téléfilm français en 5 ans. J’ai eu mon bac et j’ai repris le cours de ma vie…
Jusqu’aux retrouvailles avec Moufida Tlatli, et son film « La saison des hommes ». Entre actrice et réalisateur, vos rapports étaient étroits. Comment a été vécue votre collaboration par la suite ?
En parler est nécessaire, en effet. Je lui tire mon chapeau ! C’était la toute première directrice d’acteurs, et je pense que ce n’était pas évident pour elle de me diriger en me décontextualisant de mon environnement, de mon mode de vie, de mon entourage. C’était profond comme approche et elle reste à mes yeux l’une des figures les plus importantes que j’ai eu à connaître dans ma carrière : elle tire son talent de sa maîtrise du montage. Sa relation avec les acteurs s’entretenait donc initialement derrière des écrans. Elle assistait à des répétitions et savait quand un acteur faisait une bonne prise ou une mauvaise prise : l’acteur, il faut le citer, sait quand il fait une bonne ou une mauvaise prise avant le réalisateur, c’est comme une sauce : elle prend ou elle prend pas. Une intuition. Et elle, en tant que monteuse, elle sentait ça aussi. Elle savait qu’un acteur aussi ne pouvait percer que grâce à une certaine bienveillance, et à l’amour. Si l’acteur ne ressent pas ça envers un réalisateur, c’est perdu : toute cette énergie positive, elle se reflète dans le travail de l’acteur et son interprétation. Moufida était tactile, elle m’a couvert et m’a redonné confiance en moi, elle était maternelle. Lorsque je ne me suis pas sentie jugée, j’ai pu avancer. L’acteur ne peut devenir acteur qu’en acceptant d’être jugé.
Donc, finalement qu’est-ce qu’une direction d’acteur, d’après vous ?
On ne peut pas généraliser. L’interaction n’est pas la même d’un acteur à un autre : les acteurs ne se ressemblent pas, c’est au cas par cas : tout dépend du vécu de chacun, de ses références, de sa personnalité. C’est fluide. Les acteurs ne réagissent pas de la même manière. L’intimité, le partage et l’échange définissent la direction d’acteurs et Moufida Tlatli m’a appris que le cinéma est « une affaire intime ». C’est comme ça que personnellement, j’aime être dirigée. On ne peut clairement pas faire un film sans amour.
Cette bienveillance a-t-elle été toujours présente dans votre carrière ?
Evidemment que non ! Comme je le disais, c’est une relation en dents de scie, sur plusieurs niveaux. Il s’agit d’une relation de travail sérieuse à la base, mais après il peut y avoir des rivalités, une guerre d’ego, une peur de l’acteur, des fois, ces inimitiés et ces relations toxiques prennent le dessus, et ça peut aller jusqu’à l’affrontement.
L’avez-vous vécu ?
Une fois, oui. Peut-être deux. (Rire) On m’a explicitement dit une fois : « Vous êtes des acteurs, il faut qu’on vous casse pour que vous avanciez ». Il y a des réalisateurs qui ont eu des palmes d’or à Cannes et qui peuvent se permettre de réagir de la sorte.
C’est l’aspect humain qui est en jeu! Pour l’aspect créatif, les situations peuvent être immondes. Je fais en sorte de ne pas me mettre dans une situation rabaissante, malgré tout. Je souligne le regard sur l’humain, ou plus précisément sur la femme.
Toutes les réalisatrices procèdent-elles de la même manière ?
Non, ça diffère complètement. Avec l’Egyptienne Inès Dghidi par exemple, ma relation fut professionnelle et le côté humain était inexistant. Avec Hind Boujemaâ sur son dernier film qui sort bientôt, j’ai retrouvé ce bien-être. Avec Moufida, on philosophait carrément.
Les réalisatrices sont plus empathiques envers les acteurs que les hommes : la femme réalisatrice vous cerne plus rapidement et c’est aussi important dans la direction d’acteurs. Les réalisateurs avec lesquels je me suis entendue sont très empathiques.
Comment se font tes choix de rôles ?
La priorité, c’est le personnage qui est le fruit d’une écriture scénaristique, de la vision d’un réalisateur et de la composition des autres personnages. « Un personnage multidimensionnel » : il faut que le personnage me parle même s’il diffère totalement de ma propre personne : il faut qu’il soit provocateur ce personnage. Il y a des acteurs qui rompent avec le personnage tout juste à peine le tournage entamé parce qu’ils se rendent compte que leur relation avec ce personnage n’allait pas faire des étincelles. Une fois lors d’un dîner avec Robert de Niro (je suis veinarde ! (rire)), il m’a fait savoir que partout ailleurs, on fonctionnait de la même manière.
Y a-t-il une différence dans la relation entre l’acteur et le réalisateur en Tunisie et en Egypte ?
Il y a une différence, bien sûr ! Mon rapport avec Inès Dghidi était totalement différent d’avec Moufida Tlatli comme je le disais. En Egypte, j’ai directement été jetée dans le vide. Là-bas, c’est une machine. Il y a un enjeu commercial. Le film va être beaucoup plus diffusé.
D’ailleurs, quand j’ai débarqué en Egypte, on m’a souvent taxée «d’actrice commerciale». Le fameux rapport intime entre réalisateur et acteur est inexistant en Egypte.
La traversée de 3.000 km à pied de Ridha Dhib a suscité curiosité et intérêt pendant l’été. De Paris à Sousse, retour sur un itinéraire artistique marquant. L’artiste marcheur a concrétisé cette performance à l’institut Français de Tunisie le 9 septembre dans le cadre d’un finissage intitulé «ID’BA Projet hor-l-zons». Au gré des 106 étapes, et à l’aide d’une boussole performante en réalité augmentée, Ridha Dhib est parvenu à créer ce trait d’union entre la France et la Tunisie. Bienvenue dans les coulisses de cette immigration inversée hautement symbolique.
Tout d’abord, on va se focaliser sur ce fameux déclic : comment est née «cette idée de la Marche»?
La marche fait partie de mon travail et de ma démarche depuis quelques années : depuis l’avènement du numérique, on peut en effet, obtenir une trace de ce qu’on peut accomplir. Cet intérêt a vu le jour depuis une quinzaine d’années. Pour revenir sur cette performance, en tant que Tunisien : je me questionne. Cette ligne, cette traversée de la France jusqu’en Tunisie en passant par l’Italie a été un trait d’union. Sur le chemin, ce sont les rencontres qui m’ont marqué : je suis fils d’immigré et l’inattendu était stimulant. Cette démarche, cette expression par le corps, mon corps était de l’ordre de l’inconscient, de l’impensé. Je prenais en compte la misère économique, qu’on peut ressentir du nord au sud, par exemple. En France et en Italie, les gens me recevaient et m’accompagnaient. Je me suis dit qu’il faut faire l’itinéraire de cette immigration à l’envers, du nord au sud. Certains passants, des villageois, ne voient pas de touristes, ni d’immigrés, ni d’européens : ils voient leur semblable, un être humain. Ce chemin est une nécessité éthique de le faire à l’envers. Le territoire, ça se traverse et ça se vit.
En parlant, vous vous focalisez davantage sur l’Italie que la France. Pourquoi ?
En Italie, c’était la partie la plus balisée. C’était l’imprévu et c’était aussi la partie la plus longue.
Comment expliquez-vous l’hospitalité de toutes celles et ceux qui vous ont accueilli ? Est-ce que c’est dû à votre apparence ou à votre aura méditerranéenne ?
Je me vois déjà défavorisé des autres. Dans le sud, ils ont l’habitude des passants. Dans mon cas, il y a une bizarrerie, dans «comment je suis», «Ma manière d’être» dans mon énergie : je trace une ligne, je suis presque une ligne : on voit une certaine énergie qui passe : je suscite la curiosité, il y a le respect de la performance et par conséquent de la personne qui la porte.
De Paris à Palerme, en arrivant à Tunis : c’est l’immigration inversée. Comment était le contact avec les gens ? On voudrait en savoir plus sur cette diversité humaine que vous avez sûrement croisée en chemin d’une région à une autre.
J’ai été hébergé dans des monastères, des couvents : à aucun moment, la question de l’appartenance, ou de la religion par exemple, s’est posée mais une fois, je me suis retrouvé chez des prêtres issus de toutes les nationalités : ils m’ont demandé quelle était ma religion, j’ai dit que j’étais athée, mais ça ne les a pas empêchés de bien me traiter. 99% de mes rencontres se sont très bien passées —pour ne pas dire 100% : ce 1%, c’est la part des anges— (rire). Dès qu’on échange un peu, c’est la question de la performance qui prend le dessus : son sens, son message, qui a impacté toutes les rencontres. Les gens c’est des degrés, des variétés, j’ai rencontré des gens peu ouverts dans des patelins très isolés notamment dans le sud de la France. Mais j’annonce la couleur et je leur explique ce que je fais. Cette rencontre avec mes semblables s’est toujours bien passée quand je me présente. J’ai fait pas mal de bords de route également.
Avez-vous rencontré des problèmes ? Avez-vous eu des mésaventures ?
Les chiens, ce sont ceux que j’ai rencontrés le plus (rire). Et à Palerme, sur une petite plage, j’ai commencé à filmer et j’ai aussitôt été entouré de mafieux qui se sont sentis menacés et qui ont tenu à ce que je leur montre ce que j’avais filmé. C’est juste ça, mais pour le reste, franchement… tout s’est bien passé et je suis agréablement surpris !
Parlez-nous de votre condition physique ?
Je suis sur une moyenne de 33 km par jour depuis mon départ de Paris, et en Italie, j’ai pu atteindre les 40 km. J’ai des barres de céréales sur moi et de l’eau. Je bois beaucoup d’eau jusqu’à 6 ou 7 litres. En Tunisie, j’ai fait Tunis, Grombalia, Hammamet, Ennfidha, Hergla et Sousse.
Votre performance est née de cette ligne directrice que vous avez décidé de traverser. On aimerait que vous nous éclairiez davantage d’un point de vue artistique sur les arrêts que vous effectuez…
Ce sont des points de liaison et quand je construis les étapes, je cherche les distances les plus raisonnables pour un marcheur : il y a plusieurs paramètres, celui du logement, de la distance… Ces arrêts, ce ne sont pas une coupure de la marche. Il y a de points morts : le rythme s’atténue mais il n’y a pas de coupures, il ne s’agit pas de rupture. C’est une variation d’intensité plutôt qu’un rapport de rupture. L’idée est que cette ligne doit être fluide dans les deux sens.
Derrière cette performance sportive, comment pouvez-vous nous expliquer davantage la dimension artistique, philosophique et sociétale derrière, qui reste peu saisissable ?
Tracer une ligne dans le temps, c’est presque de la géologie de l’image. Reconstituer cette ligne à partir de morceaux de paysages et d’images prises, c’est ce qui est fait. Il s’agit d’un dispositif. Je me réfère à toutes ces images prises qui font l’objet d’une exposition. Ce travail se réfère à une carte stellaire. Il y a des vidéos projetées et des images et de cette dimension artistique s’est reconstitué ainsi cet itinéraire, cette ligne. C’est un travail sur l’image. L’exposition à l’Institut Français est l’apothéose de cette performance.
Surréaliste, saisissant … L’art pictural de Becem Ben Othman plonge à la fois les férus d’art moderne, de vêtements décalés, et les mordus de pop-culture dans un univers sombre, intrigant mais qui reste à la pointe de la tendance. Cet imaginaire, visible sur des tableaux ou des vêtements, fusionne mythologie, renaissance, expressionnisme, surréalisme et culture mainstream.
L’artiste a été bercé depuis son jeune âge par la poésie, les œuvres de Picasso et les livres d’art. Sa vision décalée du monde est faite de mystère, d’irrationnel et prend vie sur ses premières œuvres. Sa découverte du surréalisme a affiné ses tableaux … jusqu’à nos jours. Récemment, il revient en designer distingué : Avec « MaximVs » (Prononcé MaximUs), le créateur est parvenu à centraliser tout son univers. Il s’agit d’une appellation recherchée qui émane de l’époque romaine et du langage latin et fait référence à une création d’habits singulière, propre à l’artiste et disponible en ligne et dans deux concepts Store. Bessem ben Othman est pluridisciplinaire : il est scénariste, peintre, a déjà à son actif un livre publié à compte d’auteur titré «Source, Mouvance, Apparence» : dedans, on peut découvrir ses tableaux qui y ont été soigneusement déclinés. L’artiste a déjà exposé dans les galeries d’arts et dans de nombreux espaces et possède plus de 200 tableaux et dessins. Trois questions s’imposent pour mieux cerner cet univers détonnant.
Tes dernières créations fusionnent art et mode. Comment s’est déroulée cette transition ?
L’idée a émergé avec ce boom d’ images sur les tee-shirts qui remonte déjà à quelques années. Chacun essayant de se distinguer tant bien que mal. Je me suis inspiré d’un imaginaire collectif pop, dont il tire sa source des médias, de la télé, du net, des films, des séries, des BD, de l’univers des super-héros tendance de Marvel, et du monde de l’art dans sa globalité. Au début, j’ai commencé à reprendre ce genre d’images, celles d’autres artistes, jusqu’à récemment, où j’ai commencé à utiliser mes propres images, mes propres œuvres picturales dont certaines qui ont déjà été exposées dans des galeries, et d’autres en cours de création. Au début, j’ai fait en sorte d’opter pour des images connues dans le but de toucher plus d’adhérents consommateurs. Commencer directement avec mes créations pouvait ne pas être du goût de tout le monde.
Quelles ont été tes inspirations artistiques ?
Je me suis inspiré du travail de Marcel DuChamp, peintre, plasticien, homme de lettres. A l‘époque d’Andy Warhol, il avait fait sensation à travers son art. L’artiste a pris La Joconde, et lui a ajouté des moustaches. (Pour ne citer que cet exemple parmi d’autres). Il a travesti en quelque sorte, des œuvres connues. En ce qui me concerne, j’ai opté par exemple pour des super-héros contemporain comme Iron Man et je les ai affichés sur des tee-shirts, passant de la sorte des tableaux aux pulls. C’est principalement l’influence pop-culture du xxe siècle qui m’a poussé à aller de l’avant. C’est une époque que je trouve d’ailleurs proche de celle de la mondialisation.
Des œuvres picturales aux vêtements, tes influences sont-elles les même ?
Pas vraiment. Pour les tableaux, j’allais plus loin. Mon intérêt pour d’autres époques se fait tout de suite sentir : je parle de périodes comme la Renaissance, l’expressionisme ensuite le surréalisme et des icones comme Salvadore Dali et d’autres. Finalement, il y a ceux issus du courant moderne. Je les ai explorés en tentant de combiner entre les différentes époques. J’estime qu’au final, j’ai pu atteindre un style minimaliste. Les nouveaux dessins sont moins encombrés avec moins de détails dus à ce modernisme pop.