Omar el Ouaer est pianiste jazz et compositeur. Il participe à une tournée musicale unique dans son genre aux USA, depuis octobre 2022, et s’apprête à concrétiser de nouveaux projets. Dans cet entretien, il nous parle de son actualité et lève le voile sur une scène jazz tunisienne en agonie.
Crédit photo : Mehdi Hassine
Vous avez entamé une tournée musicale aux USA et qui se poursuit prochainement. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Le leader du projet est bien Yacine Boularès. Il a eu l’idée en 2021, en plein Covid, de créer un groupe de jazz tunisien, qui ne fait pas vraiment du jazz, mais il le mixe à des sonorités tunisiennes. Il y a eu du rap en arabe littéraire, des chansons écrites par Nesrine Jabeur et la musique composée par Yacine. Yacine est saxophoniste, basé à New York. Il tenait à mettre en lumière cette génération de musiciens tunisiens qui a émergé, et pour lui, c’était une manière de montrer que cette musique s’exporte très bien à l’étranger aussi bien aux USA qu’en Europe. On a passé une année à travailler. On a tenu bon, malgré la pandémie… Yacine nous a décroché une petite tournée en octobre 2022 : on a participé à un festival en Côte d’Ivoire et enchaîné avec une première partie aux USA en octobre 2022 : on a fait New York, Duke University, New Jersey. C’était une mini-tournée de 4 dates qui s’est bien déroulée avec une résidence artistique. La 2e partie se fera en janvier 2023. On est 7 musiciens : moi-même au piano et au Keyboard, Jihed Bedoui à la basse, Youssef Soltana à la batterie, Hedi Fahem à la guitare et au Ouatar (instrument tunisien traditionnel), Nesreddine Chebli à la percussion, le rappeur Mehdi WMD, Nesrine Jabeur au chant et, bien sûr, Yacine Boularès qui chapeaute.
Comment percevez-vous la scène Jazz actuelle en Tunisie ?
D’habitude, je suis très optimiste. Ces derniers temps, il y a un effet étrange qui persiste… Post-Covid, peut-être ? On constate qu’il n’y a presque plus d’endroits où jouer de la musique live. Il y en avait beaucoup avant, mais plus maintenant. Les musiciens passent par une phase critique, faute d’endroits où jouer. Financièrement, c’est aussi la chute libre. Ce qu’on vit en ce moment est dérangeant, pénible, dur. Ce n’est pas les lieux qui manquent pourtant, mais presque aucun ne veut ouvrir ses portes à la musique Live. Cette baisse drastique de lieux où se produire est inquiétante. Notre communauté n’est pas unie : elle s’agrandit pourtant, mais elle est divisée. Le jazz club de Tunis nous réunissait avant… ça donnait de l’impact. Cela nous a donné plus de visibilité. Mais on n’a pas su créer une plateforme qui nous rassemble. La génération actuelle n’a pas où se produire, où apprendre. Il y a beaucoup de facteurs annonciateurs d’une crise de la scène jazz. Il faut s’interroger encore sur ce qui cloche. Les médias devraient encore plus nous soutenir. C’est aussi de notre faute : on ne fait pas assez d’efforts. Je vais lancer un appel aux musiciens prochainement pour essayer d’y remédier. Notre but suprême reste de soutenir la scène locale qui, actuellement, agonise. Il faut trouver une solution tous ensemble en impliquant les propriétaires des clubs, médias, public, musiciens. Il y a un gros malaise : en tant que tunisiens, on a besoin de cette scène. On est oublié par l’Etat et la Cité de la culture. On existe pourtant ! La Tunisie a toujours été une terre de jazz : le festival de Tabarka l’atteste. Le festival de Carthage, dans sa première édition, était jazz. (Très peu de gens le savent). Toutes les icônes du jazz mondiales sont passées par la Tunisie… Aux USA, récemment, les Américains étaient surpris de découvrir notre musique et notre patrimoine. Il y a un potentiel énorme, mais l’Etat ne veut rien voir. La transmission doit se faire de génération de musiciens à une autre. Il faut être rassembleur, fédérer et s’accrocher encore de nos jours.
Avez-vous des projets à venir ?
Je travaillerai en trio pour mon prochain disque. Le 3e. Les deux autres sont sortis en 2014 et 2019. Deux musiciens sont venus en Tunisie pour une résidence : Guilhem Flouzat et Clément Daldosso. Ce projet musical qui verra le jour bientôt est soutenu par l’Agora et l’Institut français de Tunisie. Actuellement, je cherche à l’enregistrer à Paris en 2023. Je fais partie aussi d’un Quartet en Tunisie. Tous les quatre, on a joué dans le cadre du 18e Sommet de la francophonie à Djerba. C’était dans un musée traditionnel : c’est l’Agence du Patrimoine qui nous a contactés. Je prépare, depuis, un projet avec cette même agence qui vise à promouvoir les musées de Tunisie à travers la musique, comme une tournée afin de les faire connaître. Je suis à la recherche de soutien financier. L’idée, c’est de faire tourner un projet musical dans les musées et les sites archéologiques tunisiens. J’essaie aussi de monter un projet de workshops de jazz qui viserait à créer une rencontre entre des musiciens américains professionnels et des musiciens tunisiens. Je cherche des fonds pour cela. En tant que musiciens, on a appris dans des stages auparavant : l’idée est de continuer à initier la nouvelle communauté à la musique jazz. C’est utile pour les jeunes artistes montants qui n’ont aucun environnement où apprendre, qui ne savent pas où se produire, où pratiquer. Le fait de monter un projet actuellement en Tunisie est difficile, et travailler avec l’étranger revient aussi cher, mais nous le ferons.
Paru aux éditions Orizons, « Bonjour monsieur Bussac » est un ouvrage de Raouf Medelgi, professeur – universitaire, spécialiste en langue française – littérature caribéenne. L’auteur passe au crible les écrits et la vie de l’écrivain François G.Bussac en se basant sur son vécu en Tunisie durant plus de 15 ans et sur ses histoires de famille ancrées dans notre pays. François G.Bussac (dit le Capitaine) a, depuis, regagné la France. Cette rencontre autour d’un livre retrace une tranche de vie. Entretien.
« Bonjour monsieur Bussac : Itinéraire d’un écrivain des deux rives » vient de paraître aux éditions Orizons. Il s’agit de votre tout premier livre édité autour de la vie et des écrits de François G. Bussac. Un ouvrage qui a été conçu suite à un échange amical, spontané et drôle …
Pour remettre le texte dans son contexte et l’histoire dans son sillage, c’était autour d’un déjeuner avec Monsieur Bussac, chez Martine Gafsi, la comédienne. (rire). Nous discutions de « biographies d’auteurs ». Et spontanément, pour rire, j’ai dit à monsieur Bussac : « On devrait écrire une biographie sur vous ». (Rire). Comme il a plus que 25 ouvrages à son actif et qu’il a longtemps écrit des nouvelles, des romans et des livres pour enfants, on l’a furtivement pensé. Et ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd… (rire) Quelques jours plus tard, on était chez lui au sémaphore à La Goulette et notre écrivain revient sur cette proposition. Il m’a exprimé sa volonté de le faire à condition que le livre soit davantage focalisé sur la relation France / Tunisie : d’où le titre « Itinéraire d’un auteur entre deux rives ». J’ai toujours écrit mais je n’ai jamais donné à lire mes textes à quelqu’un (ou rarement) et l’exercice s’annonçait dur. Le faire, c’est se lancer dans une aventure et comme l’auteur concerné est un ami, on se dit finalement, pourquoi pas ? Il faut éviter le pathos, l’emphase : il faut trouver le ton juste et celui qui donnera envie de découvrir l’univers Bussac. On l’a construit donc ensemble : il s’agit d’une collaboration, entre nous deux et avec nos amis, notamment journalistes, écrivains et universitaires.
Comment ce livre illustre-il cette relation entre les deux rives de la France et de la Tunisie ?
J’aime bien appeler ce livre « Le pont », aussi simple que soit ce mot. On est dans cet « entre-deux », et nous pouvons saisir ce trait d’union qui unit les rives tunisiennes et françaises. Il ne faut pas oublier également ce lien indéfectible qui lie François G. Bussac à la Tunisie. En effet, pour donner envie et pour parler juste, son grand-père et sa mère ont vécu un temps dans notre pays. Je garde le suspense pour les lecteurs … et de là, a commencé la construction de ce pont. Cet héritage familial a fait que François-George a toujours eu un attachement fort à notre pays. Une relation que je n’ai pas décelée dès le départ : Lui, il était directeur des médiathèques de Tunisie, moi j’ai été journaliste, et on n’avait pas au départ des atomes crochus : on a appris à se connaître bien après, avec la création de la troupe des « Vives voix ». Je suis resté fidèle à cette idée de « pont » et d’appartenance.
Ce livre rend-il hommage à l’écrivain – Capitaine ?
Oui. Il a passé 15 ans de sa vie et la fin de sa carrière en Tunisie. Il a choisi de rester ici après son départ à la retraite et de ne pas rentrer en France. Le Capitaine a beaucoup écrit en ayant ce regard à la fois juste, amusé et parfois inquiet sur la Tunisie. C’est un hommage à l’histoire familiale, aux amitiés tunisiennes et un regard sur les aléas du pays. Il n’y a qu’à voir ses chroniques sur la révolution pour saisir leur force. « Bonjour monsieur Bussac » est un livre qui nous ouvre par petites bribes, par truchement, l’univers de l’écrivain, son antre. Ce livre est un hommage à sa manière d’écrire, à l’écrivain et à l’homme. Le Capitaine est un personnage, qui marque et interpelle toutes celles et ceux qui l’ont connu de près ou de loin, dans le cadre professionnel ou personnel : il a une présence, une prestance, une voix qui remplit l’espace. Il ressemble à un personnage qui sort d’un roman. Un alchimiste qui attirerait le monde autour de lui : on peut l’aimer, avoir de l’affection pour lui, lui en vouloir aussi (mais pas pour très longtemps). L’amitié fait des miracles : mais écrire sur quelqu’un fait encore plus de miracles parce qu’on découvre des choses. On se laisse aller dans des confidences et parfois on devine des choses derrière l’écriture. Quand on lit l’œuvre, on devine des choses après : Il y a une authenticité qui se dégage, il y a une sincérité qui transparaît, qui glisse. C’est un ami des lecteurs, un écrivain-ami, un beau mélange. « Bonjour monsieur Bussac : Itinéraire d’un écrivain des deux rives » paraîtra d’ici un mois en Tunisie aux Editions Arabesques.
Publié aux «Editions Orizons», la parution du roman «Le miracle de Méméti» résonne comme un testament laissé aux lecteurs tunisiens. François G.Bussac, son auteur, l’a fait paraître en France, avant de le faire publier prochainement aux éditions Arabesques, en Tunisie. François G.Bussac rend hommage, à travers cette double publication, à la Tunisie, qui a longtemps été son pays hôte…
Vous avez une actualité bien rythmée : depuis votre retour en France et après de longues années passées en Tunisie, deux livres paraissent chez les éditions Orizons en France : le premier est de vous «Le miracle de Méméti», et un 2e sur vous «Bonjour Monsieur Bussac», publié par le professeur Raouf Medalgi, en hommage à un parcours prolifique, qu’est le vôtre. Pouvez-nous donner un aperçu sur votre dernière publication ?
Pour ce 1er livre cité, je le considère comme une «Lettre d’au revoir» à la Tunisie. Certains me disent que «Le miracle de Méméti» est comme un testament littéraire. Disons que c’est le premier roman politique dans lequel j’essaie de montrer la Tunisie dans toute sa complexité sociale, en suggérant aux Tunisiens, à ma manière caracolante, de se regrouper, de rester solidaires, afin d’éviter l’abîme à ce beau pays que nous aimons tant.
Dans cette société tunisienne, à qui vous adressez-vous ?
A un public francophone, et à un public qui essaie toujours de concilier démocratie et Islam. Qui continue de tirer des leçons des 10 dernières années postrévolutionnaires, qui n’ont pas été que négatives. J’ajoute ma pierre modeste dans l’essai de compréhension de ce pays.
Une Tunisie, qui, avec ses aléas, a toujours fait partie de votre œuvre…Qu’est-ce qui différencie votre approche dans «Le miracle de Méméti» ?
Le livre qui m’a fait connaître est bien celui du «Jardinier de Metlaoui» : c’était l’histoire de mon grand-père, qui travaillait dans les mines de phosphate tunisiennes, des décennies auparavant. Un livre qui m’a fait connaître et qui a éclairé un moment du protectorat, peu connu au sud de la Tunisie. J’ai publié des livres sur la jeunesse, et un roman qui s’appelle «Le cousin», toujours chez les éditions Arabesques. «Le miracle de Méméti», le dernier paru, est très différent. Il y a aussi cette histoire de ravissement de l’auteur : lorsqu’il crée 6 personnages, qui ne se connaissent pas, et qui sont tunisiens, issus de toutes les classes sociales, âgés ou jeunes, et qui, décident, un jour, de former un groupe théâtral, ensuite politique. Leurs destins s’entremêlent sur 22 chapitres, et avec l’envie commune de faire du bien à leur pays. Une Tunisie, de nos jours, qui se vide de son élite et de sa jeunesse brillante.
«Le miracle de Méméti », d’où s’inspire ce titre qui interpelle ?
«Méméti», c’est la grand-mère de celle qui s’appelle Nour, 25 ans, et qui fait partie du groupe cité. Elle vit au Kram et s’occupe de ses frères et sœurs. Elle rentre un beau jour chez sa grand-mère, au Kef, et se ressource en redécouvrant de nouvelles valeurs humaines.
La plupart de vos personnages sont inspirés de la réalité…
C’est un clin d’œil. Sur les 6 personnages, il y en a 4 inspirés par certains de mes amis proches.
«Le miracle de Méméti» est actuellement publié en France, et le sera bientôt en Tunisie.
Chez les éditions Arabesques, en effet. Ce livre sera vendu en Tunisie, à des prix abordables pour notre lectorat francophone.
Simultanément, Raouf Medelgi, professeur universitaire, publie un livre «Bonjour monsieur Bussac», chez Orizons aussi. Un livre qui relate votre œuvre, votre parcours et ce lien qui vous a uni à la Tunisie.
(Rire), une parution curieuse ! Raouf Medelgi est critique littéraire, journaliste, et professeur. Je le connaissais déjà ! Il prépare une thèse actuellement et comme il a eu l’occasion de lire bon nombre de mes livres, il a proposé d’écrire un essai sur mes livres. On a travaillé la main dans la main. Ce livre est celui de Raouf Medelgi. Des amis proches, académiciens et des journalistes y ont participé. Une publication qui est enrichie par quelques inédits de ma part. Il sera aussi édité par Arabesques éditions.
«Sur la route» a interpellé l’attention des cinéphiles. L’exposition photographique installée à la Cité de la culture est une continuité des projections de la trilogie ethnographique de Jean-Michel Corillion et Isabelle Coulon, programmée lors des JCC. Ce travail photographique itinérant a vu le jour grâce au soutien de Dalila Choukri, consultante artistique du festival. Il sensibilise à des problématiques socioclimatiques majeures.
L’exposition «Sur la route» à la Cité de la culture a accompagné les visiteurs. Comme un complément aux projections de votre trilogie ethnographique, coréalisée avec Jean-Michel Corillion et présentée lors de la 33e édition des Journées cinématographiques de Carthage, elle a permis à des spectateurs de poursuivre cette itinérance, à travers une série de photographies prises pendant le tournage. Quelle est sa genèse?
L’idée d’organiser cette exposition a, en effet, surgi en même temps que la projection des trois films «Sur la route», tournés au Malawi, en Chine et en Inde. Les photos sont un moyen de raconter autre chose : une vision, moins documentaire et plus poétique de ce qu’on peut voir dans les films. L’expo nourrit l’imaginaire de personnes qui regardent les photos et qui se créent leurs propres histoires. C’est un cheminement différent mais complémentaire aux films. On a fait une sélection de 5 photos par pays, classées selon des thématiques : celles des femmes, de la nature, de la spiritualité et celle liée à une atmosphère, ou à des ambiances.
«Sur la route» offre aux spectateurs de la trilogie, projetée pendant les JCC, une autre vision de vos trois films. Comment les visiteurs l’ont-t-ils vu ?
L’exposition découle non pas des films, mais de leurs tournages. C’est un regard complémentaire à des histoires racontées sur grand écran. Le vernissage s’est déroulé à la Cité de la culture. Je suis très heureuse de cette collaboration franco-tunisienne puisque l’imprimeur est tunisien et s’appelle Saber Bahri, un professionnel qui a mené à bout l’impression des photos. C’était un travail collaboratif. De Paris, il n’y a eu que les envois de photos en fichiers. Le développement et le processus se sont entièrement déroulés en Tunisie. Tout s’est bien passé. Je suis satisfaite. Il y a des formats horizontaux de photos qui montrent la nature. Et d’autres verticaux, d’1m50 sur 1 mètre, offrant ainsi une proximité entre nous, spectateurs, avec les personnes visibles sur les photos. Ces mêmes photos qui permettent à ces dernières d’être avec nous. Y en a un, par exemple, qui est décédé, et qui continue de vivre à travers l’image. Pendant la fin de l’expo, on peut voir un moine qui regarde la vallée : on l’a suivi et on a clôturé le travail avec lui. La photographie est un instant figé, comme un arrêt sur image : j’essaie d’instiller des mouvements dans la photo en ayant l’impression que les personnages photographiés sont souvent en activité, en mouvement. Les déplacements sont ressentis à travers nos photos. Une autre thématique cruciale, visible, c’est bien ce rapport qu’entretient l’Homme avec la nature et les animaux. Ce rapport-là est traité différemment d’une culture à une autre.
Pouvez-vous nous en dire plus sur cette trilogie ethnographique, visionnée sur grand écran pendant les JCC ?
Ces trois films longs documentaires sont : «Sur la route de Phirilongwe» au Malawi, «Sur la route de Zanskar» en Inde, et le 3e «Sur la route de Xiao Jang», et sont coréalisés avec Jean-Michel Corillion. Nous avons été extrêmement touchés par la réaction du public. Il y a eu des pleurs, des applaudissements… C’était émouvant, touchant. C’est uniquement dans des festivals qu’on a des retours intéressants.
Lors de la 33e édition des Journées cinématographiques de Carthage, une nouvelle section «Semaine de la Critique» a brillé par la sélection de ses films signés par des réalisateurs en pleine ascension. Le débat a foisonné autour d’un nouveau cinéma éclectique et souvent méconnu du large public. Sahar El Echi, responsable et programmatrice de cette Semaine de la Critique, nous en dit plus.
Vous avez géré une nouvelle section lors de la 33e édition des Journées cinématographiques de Carthage, celle de la «Semaine de la Critique». Elle rappelle celle du festival de Cannes… Celles de festivals comme Venise, Berlin…
L’appellation fait écho à cette section internationale qui a toujours existé dans les plus grands festivals du monde. Cette année, dans le cadre des JCC, on s’est intéressé à ces films qu’on ne voit pas beaucoup dans la compétition officielle : ceux qui nous viennent de l’Amérique latine, de l’Europe de l’Est, quelques films européens aussi… Mais ce qui distingue cette section, c’est qu’elle soit davantage focalisée sur les 1ère et 2es œuvres longs métrages de fiction des auteurs. Cette section offre un espace à ces artistes émergents qui viennent d’intégrer l’industrie cinématographique. Elle existe désormais pour les soutenir.
Comment s’est faite cette sélection de films ?
Il y a eu un appel à films lancé depuis mai 2022. Plusieurs films ont été reçus via la plateforme. Tout un comité de sélection m’a accompagnée. La semaine de la Critique est une section indépendante avec un comité de sélection indépendant formé par des critiques de cinéma qui sont aussi à la Fipresci. On a vu tous les films soumis et on les a retenus via un système de sélection, sur des étapes et en se basant sur des critères. Les films sont de nationalités diverses : Ils nous viennent du Mexique, de Roumanie, du Chili, de Belgique / Sénégal, du Maroc, d’Italie et de France. Il ne s’agit pas d’une copie des sections qu’on voit dans les autres festivals. Il faut retenir qu’il s’agit d’une section qui rassemble tous les cinémas du monde, ceux des réalisateurs émergents du monde entier. C’est important pour notre festival qui est arabe et africain de leur donner un espace aussi utile. Rappelons que Tahar Cheriaa a toujours milité pour le cinéma du sud. C’est essentiel qu’ils soient aussi dans une compétition, avec un prix décerné à la fin. C’est impératif de confronter les cinémas du sud et du nord et de mettre en valeur des films avec leurs atmosphères particulières et leurs univers qu’on ne voit pas ailleurs. S’ouvrir sur un cinéma aussi distingué, c’est tout aussi important pour le public tunisien.
Peut-on revenir sur le jury de cette sélection ?
Le jury international se compose de critiques : Serge Toubiana est le président d’UNI France, ancien rédacteur en chef de «Cahiers de Cinéma», ancien directeur de la Cinémathèque. Il a un rapport très personnel à la Tunisie puisqu’il a grandi ici. Les JCC marquent son retour. Kamel Ramzi est écrivain et critique égyptien. Thiorno Ibrahima Dia du Sénégal est chercheur en arts, critique et journaliste. Chiara Spagnoli Gabardi, d’Italie, est critique de cinéma et journaliste. La section doit susciter l’intérêt des critiques tunisiens et journalistes, et celui des Tunisiens qui sont cinéphiles. Après chaque projection, un débat s’organise autour des films projetés. Cette dynamique reste primordiale. La présence du public était remarquable. Cette soif de découverte était omniprésente. Le maintien de cette section est une réussite avec des retombées qui l’attestent. Nous avons aussi invité Charles Tesson qui est critique de cinéma pour une journée autour de la critique cinématographique, organisée en partenariat avec l’IFT. C’était une master-class fructueuse.
Le public présent était conquis. Cette ouverture sur le monde, sur une autre esthétique, et l’entretien de cette dynamique de réflexion sont cruciaux. La section prône des causes humaines, universelles, politiques qui provoquent le débat. Ces films reflètent leurs cultures, mais s’adressent, en même temps, à tout le monde.
C’est dans le cadre d’ateliers pour enfants et adolescents organisés par l’association «l’Art Rue» qu’Andrew Graham, chorégraphe, a interrogé «l’impraticabilité de la ville». L’artiste avec son groupe de participants a présenté une étape de sa création «Lignes» dans «Dream City». Des enfants en fauteuils roulants, aidés par leurs mères sont au centre de cette création dansante. «Lignes» ou «Lines» raconte cette solidarité entre personnes désireuses de contourner les difficultés afin d’accéder plus facilement à la culture. Cette danse était une communion vécue entre toutes ces personnes mixtes. L’artiste nous en dit plus sur ce processus de création enclenché.
A Tunis, vous avez montré un aperçu bouleversant de «Lines». Une étape, annonciatrice d’une création qui se fera prochainement sur la durée…
Je suis arrivé en septembre 2021, invité par l’association «L’Art Rue» afin d’animer des ateliers sur deux semaines pour différents groupes d’enfants. On s’est ouvert à plusieurs personnes, dans différents quartiers, en nous adressant à différentes classes sociales et à des personnes souffrant de situations de handicap, à Tunis comme aux environs. Les enfants et les adolescents de la Médina font déjà partie du public avec qui «L’Art Rue» travaille. On a fait ces deux semaines de rencontres au théâtre el Hamra. La plupart des participants ont fait et feront partie du projet «Lines». Le public cible, en premier, c’était les enfants. On a surtout pensé à qui n’a pas accès à la culture et à aller chercher ces gens. De bouche à oreille, ils et elles se sont toutes et tous appelés et l’équipe s’est élargie. Il y a eu beaucoup d’enthousiasme autour de ce travail.
Qu’est-ce qui vous a le plus interpelé pendant ce processus ?
Il y a eu deux choses qui m’ont marqué dans le rapport parents / enfants : ces mamans qui traversent la ville avec leurs enfants en situation de handicap (ou pas) pour les emmener dans cet atelier. Elles insistaient et elles étaient déterminées à traverser toute cette ville impraticable au quotidien. Comme Mme Basma, professeur de langues, malvoyante, qui a eu un accident en venant à l’atelier. Elle tenait à assister à notre atelier, comme tout participant. Et il y a eu ces mamans aussi qui se mobilisaient entre elles pour porter leurs enfants sur scène : j’ai rarement vécu des moments aussi bouleversants. J’ai été danseur dans une compagnie, avec plein de chorégraphes connus. Une étape qui m’a permis déjà d’approcher une communauté d’artistes en situation de handicap auparavant. C’était devenu pour moi incontournable de me demander : qui se sent handicaper par la ville ? Qui est handicapé par la société ou qui est oublié par elle ? La culture devrait être accessible à tout le monde sans exception.
Pouvez-vous nous en dire plus sur ces mamans ? Quel rôle ont-elles joué dans le projet ?
On aurait dit un match de football. (Rire) Elles encourageaient leurs enfants tout le temps. Mais à un moment, je leur ai demandé de sortir pour pouvoir travailler davantage l’autonomie avec les enfants. Elles étaient d’accord. Elles discutaient entre elles beaucoup, notamment concernant leurs enfants… c’est comme si elles s’étaient créé involontairement une cellule d’écoute. Un espace Safe. On a réfléchi, ensuite, à la façon de créer un espace sur la durée. Elles ont continué à se voir, juste pour se parler. A partir de ces rendez-vous, j’ai fini par les inviter à participer aux ateliers, ensuite, aux auditions et à les inclure. A la fin des deux semaines, on a pu passer des auditions à des enfants professionnels.
Comment avez-vous mené à bout ce processus de création ?
On n’a fait que de la recherche. On n’en était qu’au début. On est en phase de création. On ne l’a même pas commencée. La création commencera en janvier ou février 2023. On a tâté le terrain, découvert les matériaux. Cette phase de recherche reste très importante parce que c’est aussi comprendre les besoins de chacun et chacune et connaître le langage que tout le monde parle. C’est d’arriver à connaître les disciplines qui les intéressent ou qu’ils pratiquent déjà : la danse, le théâtre, le chant … Cette étape de «Lines» sert à repérer tout cela, afin de commencer à écrire avec eux et elles.
Votre projet est inclusif : on y voit des personnes migrantes, Queer, des personnes à capacités réduites, des femmes…
Je trouve que je suis privilégié de pouvoir travailler en mixité ainsi, parce que cela me permet de réfléchir, de me mettre à créer. Cela m’ouvre de nombreuses portes et des espaces de créativité. C’est beau comme processus. Je les ai toujours ramenés dans le vif de la créativité.
Pour la direction d’artistes, pouvez-vous nous en dire plus ?
Je me suis fait aider par les mamans. Cette étape première de «Lines» est un travail qui part des réalités et des besoins de chacun. C’est plus facile de travailler avec des enfants dans une situation de handicap : ils ou elles ont une temporalité et une réceptivité différentes. Travailler avec eux et elles, c’est créer un lieu qui soit adapté à leurs attentes. On a fait surtout beaucoup d’improvisations en inventant des choses, en réfléchissant.
«Lines» a été présentée au stade municipal de La Hafsia, en plein air. Pourquoi ce choix de lieu ?
C’est une étape de travail, une expérimentation. En vrai, être dans ce terrain de foot était davantage pour qu’on se donne l’expérience d’être face au public. C’est un moment de recherche. Ce terrain a nourri cette curiosité et a donné une direction à la création. Je voulais qu’on sache ce que c’est d’être visible à l’extérieur, d’être face à un large public, d’arriver à travailler dans un espace dehors. Ce terrain est un espace d’échanges, de rencontres en temps normal. Il s’agit d’une méditation qui s’adressait surtout aux gens du quartier : une curiosité s’est mise en place. Toute l’équipe allait s’emparer de ce terrain de foot qui n’est pas le nôtre, en réalité. Il n’y a eu aucune hostilité. Il y a eu plein de moments où les gens du quartier venaient nous voir danser et chanter. Ils étaient collés au grillage. C’est à travers ce lieu-là que tout le monde a pu se rencontrer. Cette accessibilité est bien plus importante pour moi que notre danse.
Dans «Métamorphose #2» d’Essia Jaïbi, le spectateur est comme happé dans un espace/temps parallèle. Immersive et saisissante, la performance théâtrale d’une quarantaine de minutes pousse à la réflexion grâce à la portée de sa thématique et est distinguée par sa mise en scène et son aspect technique. Enrichie par l’interprétation de Jalila Baccar, elle s’inscrit dans un théâtre contemporain, anti-conventionnel, propre à la metteuse en scène et dramaturge.
Crédit photo : L'art Rue et Bachir Tayachi
«Métamorphose» rime avec «Transformation», «Mutation» et surtout «Incarnation», comme c’est le cas dans «Métamorphose #2», votre dernière création en date, programmée dans le festival «Dream City 2022». D’où émane cet intérêt pour cette thématique en particulier ?
Le thème de la «Métamorphose» était présent dans ma tête depuis un bon moment. Il avait pris de l’ampleur pendant la pandémie du Covid-19. Un thème qui m’avait davantage hanté pendant cette période critique et je ne savais pas comment l’exprimer : je n’avais pas envie d’en faire un spectacle en entier ou d’écrire un texte. C’était flou ! Quand l’association «l’Art Rue» a proposé son format particulier du DPDW en 2021, et qui consistait à créer de petites performances digitales, ça a fait tilt ! J’avais cette envie de travailler le digital et je trouvais que le passage du vivant au digital était une «Métamorphose» et une transformation pour l’artiste. C’est ainsi que s’est présenté le cadre qui correspond à cette thématique. J’ai donc commencé à explorer : Au départ, j’avais exploré dans «Métamorphose #1» le mythe de Narcisse que j’ai transformé en incluant «Echo», le personnage féminin dans le but de ne pas axer uniquement ma création sur le personnage masculin de Narcisse. Sur cette base, j’ai retravaillé ou métamorphosé le mythe original. Depuis, quand on m’a reproposé de travailler sur ce même thème en octobre 2021, j’avais envie de l’explorer encore mais d’un angle plus proche de moi. Et la toute première métamorphose que j’ai connue dans ma vie était celle de ma mère Jalila Baccar, la comédienne. Elle n’a jamais cessé d’incarner différents rôles en passant d’une vieille dame à une journaliste, activiste ou à une Serial Killer. Quand j’étais petite, ce n’était pas clair pour moi : la différence entre le réel et la transformation n’était pas limpide pour l’enfant que j’étais. J’ai fini par comprendre, au fur à mesure du temps, le sens de toutes ces métamorphoses. Au fur à mesure que j’évoluais, je comprenais ce que c’est qu’une «Métamorphose» et saisissais son lien avec la réalité.
Concernant la forme et la genèse de la performance : «Métamorphose #2» —que beaucoup ont découvert en ligne— s’est, à son tour «métamorphosée». Pouvez-vous revenir sur sa conversion du virtuel au format actuel ?
D’habitude, on fait du théâtre, du live et on le filme pour que cela passe au digital. Ici, c’est le contraire qui s’est produit. Dans «Métamorphose #2» en digital, j’ai travaillé principalement afin de créer une image pour la caméra. Tout était axé sur la caméra et il y en avait trois : on travaillait sur la lumière, le regard et c’était très technique. La temporalité de la création a changé : on est passé de 20 min à 40 min en creusant beaucoup plus les thématiques qu’on avait survolées dans le DPDW. Esthétiquement, je suis revenue à la scène, ce qui offre des possibilités multiples en prenant en considération le regard du spectateur ou comment retrouver son regard en vrai. C’est un enjeu en soi ! L’aspect technique est toujours présent mais il s’est transformé pour garder l’essence de «Métamorphose #2» tout en s’adressant à quelqu’un du public qui est présent et qui regarde directement ce qui se passe. C’est une autre intensité qui s’en dégage !
«Métamorphose #2» se déroulera pendant toute la 8e édition de «Dream City» et jusqu’au 9 octobre 2022 à Dribet Dar Hussein, ce lieu de la médina, qui n’a rien d’une scène de théâtre. Est-ce un choix voulu ? Est-ce une manière pour vous de continuer à faire du théâtre dans ou en dehors d’une salle ou d’une scène classique mais en cassant avec le théâtre conventionnel ?
C’est les deux à la fois ! Même si on me donne une scène de théâtre, j’ai souvent la convention théâtrale scène/salle comme c’était le cas dans «Madame M» où je fais monter le public sur scène. Comme dans «Flagranti» aussi où une partie de la pièce se passe soit dans les gradins soit à partir de la rue en arrivant sur scène. J’aime beaucoup faire cela ! Dans le cas de «Métamorphose #2», vu qu’on est dans «Dream City» qui nous offre la possibilité d’explorer des lieux qui ne sont pas théâtraux, j’ai dû faire un choix entre trois lieux en optant pour Dribet Dar Hussein. Un lieu que j’ai beaucoup aimé par son cachet, par son côté vieux, esthétiquement, chargé de rugosité. Un lieu en contraste par rapport à la forme que j’ai fait prendre dans «Métamorphose #2», cette fois-ci : celle qui lie modernité et histoire. Une rencontre que j’aime beaucoup faire. Un lieu rempli d’histoire, un lieu où les vieilles pierres sont présentes et/où on vient installer quelque chose de très contemporain, qui ressemble à la performance actuelle. Ceci reste un challenge parce que quand on sort d’un théâtre, souvent on ne possède pas les conditions habituelles, mais cela offre d’autres larges possibilités pour explorer autrement le rapport scène/salle, public/acteur.
Le théâtre est le meilleur outil pour s’interroger lui-même. C’est un art qui est infiniment riche et qui permet de faire beaucoup de choses.
«Métamorphose #2» est aussi une écriture commune…
Ma mère a beaucoup plus d’expérience que moi en écriture et en dramaturgie. Ce qui était intéressant surtout, c’est la rencontre de nos visions différentes du théâtre. Elle a sa manière à elle d’écrire, j’ai la mienne. Je suis beaucoup plus décalée dans ma manière d’écrire. Elle, elle est beaucoup plus frontale. On n’écrivait pas réellement ensemble mais on se rencontrait pour en discuter, pour décider de ce qui reste, de ce qui s’enlève et pour trouver le commun dans tout cela. Un processus qui était très enrichissant et différent de ce que j’avais fait avant sur d’autres spectacles. «Métamorphose #2» est un dialogue et c’est écrit comme un dialogue.
Votre performance est un dialogue qui se déroule entre Jalila Baccar et vous. Dans quel but avez-vous opté pour cette construction ? Quelle est la portée de ce dialogue et son importance pour vous et pour le public ?
Tout l’intérêt était là ! Celui de confronter ma vision à la sienne, de mettre ce rapport mère/fille, comédienne/metteure en scène, deux femmes qui ne sont pas de la même génération, qui vivent dans un même pays sans avoir le même âge. Deux regards différents sur ce pays, cet art qu’on pratique toutes les deux, sur deux expériences de vie différentes. Chacune ne parlait pas ou ne racontait pas toute seule. Dans «Métamorphose #2», c’était «comment se rencontrer pour raconter à deux ?».
Peut-on dire que «Métamorphose #2» fait écho à la carrière de Jalila Baccar et aux personnages phares qu’elle a déjà interprétés ?
Pas uniquement. C’est vraiment une petite partie de ce qu’est «Métamorphose #2». Oui, on fait appel à ses personnages qui la hantent mais qui m’ont hanté moi aussi et qui reviennent souvent dans un geste, dans un mot, dans une posture. Souvent, c’est à peine perceptible dans une phrase, dans un terme… Mais ce n’est pas l’axe central dans la création. Ça l’était davantage dans la version digitale mais on avait envie d’aller plus loin : c’est toujours présent parce qu’on fait appel à ses propres métamorphoses mais cette fois-ci, elle vit également une nouvelle métamorphose puisqu’elle joue un nouveau rôle et c’est ce qui est intéressant.
Dans cette création, c’est du méta-théâtre pour nous : on fait du théâtre pour parler du théâtre lui-même, en traitant aussi de notre rapport à cet art.
Dans «Madame M», vous avez mis en scène Jalila Baccar dans le rôle de «Malika». Dans «Métamorphose #2», vous la mettez en scène aussi. C’est un travail de mise en scène effectuée sans doute différemment. Où réside cette différence ?
(Rire), c’est en effet très différent. «Madame M» est mon premier spectacle. Un travail effectué en groupe. Jalila Baccar n’était pas seule sur scène : il y a eu un long processus effectué avec les autres comédiens et comédiennes pour qu’on comprenne l’histoire et pour que Jalila trouve sa place : elle a suivi notre rythme en ayant un regard bienveillant sur nous et en acceptant que nous étions en train d’apprendre. Sa présence m’avait beaucoup aidée et encouragée et sur scène, c’était un personnage intégré parmi d’autres. Dans «Métamorphose #2», elle est seule sur scène et on est allé beaucoup plus profondément dans les sujets qu’on traite. Ici, dans cette création, c’est du méta-théâtre pour nous : on fait du théâtre pour parler du théâtre lui-même, en traitant aussi de notre rapport à cet art. Comme projet, c’est beaucoup plus personnel. On est allé chercher ailleurs et bien plus loin. Trois ans après, j’ai acquis plus d’expérience depuis «Madame M». Je suis plus confiante pour la diriger dans le cadre d’une performance où elle est seule sur scène. Rappelons que c’est la 2e fois que Jalila Baccar est seule sur scène. La première était dans «A la recherche de Aida» en 2000. Et là, oui, on est un tandem mais il ne faut pas oublier qu’il y a toute une équipe, derrière, mobilisée pour concrétiser ce travail : il s’agit de tout un travail collectif, l’énergie de tout un groupe nécessaire à la réalisation de «Métamorphose #2».
Que pouvez-vous nous dire, sans «Spoiler», sur l’aspect technique distingué de cette performance ?
Pour moi, la technique est très importante, de nos jours, pour faire du théâtre. Elle est très présente dans nos vies et je tiens à la mettre au service du théâtre que je fais parce que cela nous permet d’aller plus loin dans certaines choses et me permet d’être ancrée dans mon époque, dans mon temps et de m’adresser aussi au public que je veux large. Pour cela, il y a un grand travail de recherche, de fabrication, d’expérimentation, qui avance en amont de la direction d’acteurs et du travail de comédienne et de metteure en scène. Que ce soit par rapport à la lumière avec Bastien Lagier, à la musique avec Karim Htira, à la scénographie avec Mohamed Ouerghi et Bastien aussi, Hajer Chaouch, Feirouz Sendesni, Elyes Yahyaoui, Sourour Saidani, Boutheina Nabouli… On a exploré des choses qui étaient nouvelles pour nous mais qui nous permettent d’aller plus loin dans ce qui est une performance théâtrale aujourd’hui. Il y a toute une équipe et tout un travail qui se fait en parallèle au reste et, sans cela, ce que je ferais en tant que dramaturge serait peut être intéressant mais pas assez mis en valeur. Le théâtre est un tout, surtout dans cette performance, maintenue dans un lieu tel que «Dribet Dar Hussein», où il fallait recréer beaucoup de choses.
Le passage du vivant au digital était une «Métamorphose» et une transformation pour l’artiste.
«Métamorphose #2» est un échange aussi autour du théâtre. Peut-on dire qu’elle interroge votre existence en tant que metteure en scène de nos jours ?
(Rire) Je saurai peut-être répondre à cette question à la fin de «Dream City» ! J’interroge tout le temps mon rôle en tant que metteure en scène. Je voulais que cette interrogation s’intensifie quand je suis dans un rapport en duo avec ma mère, son expérience à elle, son talent. Ce questionnement est aussi un processus : on passe par des périodes de doute, de réflexions. On se demande souvent «Pourquoi on fait ce métier ? Quelle est notre place ou rôle au sein de cette société ?». Des questionnements toujours présents à chaque création, mais peut-être qu’ils prennent plus d’ampleur dans une œuvre comme celle-ci.
Dans vos précédents accomplissements, vous avez déjà interrogé le théâtre comme dans «On la refait !», ou «Klash!». Est-ce que dans «Métamorphose #2», cette interrogation s’inscrit toujours dans la continuité de votre travail ?
Cela s’inscrit ! Je suis d’accord. J’aime que le théâtre soit, à la fois, le sujet et l’outil parce rien n’est acquis dans le théâtre non plus. Ça rejoint cette idée de transformation des lieux et des conventions. A chaque fois, j’ai envie de parler du théâtre pour savoir où on en est et ce qu’on a envie d’en faire, nous en tant que nouvelle génération. «Comment on perçoit cet art ? Qu’est-ce qu’on garde et qu’est-ce qu’on a envie de renouveler ?». C’est un processus permanent et le théâtre est le meilleur outil pour s’interroger lui-même. C’est un art qui est infiniment riche et qui permet de faire beaucoup de choses.
Depuis mai 2022, «Flagranti», votre dernière pièce de théâtre en date, continue simultanément sa route et sa percée. Elle est également programmée dans le cadre de «Dream City»…
Je suis très contente de retrouver «Flagranti» aussi. (Rire) Une expérience totalement différente, et autre, à l’opposé de «Métamorphose #2». «Flagranti» est un projet, produit par «Mawjoudin We Exist» et coproduit par «L’Art rue». Il compte énormément pour moi et je pense qu’il fait son bout de chemin et pas sans difficultés. Il traite d’un tabou qui est encore très mal perçu de nos jours. Il est difficile d’en parler en Tunisie. Je considère qu’il est donc nécessaire d’en parler de nos jours, et quand le théâtre prend en charge ce genre de sujet, cela me permet de réfléchir différemment le sujet. C’est un spectacle qui raconte autre chose du pays, une autre facette et qui touche ici la majorité des gens qui viennent le voir. Vous pouvez venir le voir prochainement dans le cadre du festival « Jaou Tunis » (le 9 octobre 2022 à 19h00) à la salle le Rio, le seul espace qui nous a ouvert ses portes.
«Gadeha-une seconde vie» d’Anis Lassoued peut être vu comme une fable, hymne à la vie et à ses aléas. Le premier long-métrage du réalisateur évoque la préadolescence de «Gadeha», ce jeune enfant à la destinée exceptionnelle. «Gadeha-une seconde vie» est un film doux-amer, sorti dans les salles le 28 septembre 2022. Anis Lassoued, son réalisateur, nous en parle davantage.
Vous avez, à votre actif, de nombreux courts-métrages et réalisations. «Gadeha-Une seconde vie», votre dernière réalisation, est actuellement dans les salles. Le thème de l’enfance a souvent fait partie de votre univers et ce premier long-métrage l’atteste…
Afin de réaliser ce film, on a pu avoir la subvention en 2017. Chema ben Chaâbène et moi, on a commencé à développer. Un développement qui nous a pris deux ans de travail pour trouver l’argent, les partenaires du film, les sponsors, les fonds, etc. L’idée de «Gadeha», je l’ai entamée avec Chema ben Chaabene: l’écriture de ce film a été menée à deux. L’écriture, cette étape de base, mène ensuite à la mise en scène : on commence à écrire ses personnages, à les connaître… La coécriture, pour moi, a toujours donné ses fruits. C’est ma manière de travailler : c’est aussi cela «Développer son écriture». L’écriture ce n‘est qu’une étape, parmi d’autres, de la préparation d’un film : l’écriture, c’est la réalisation, la mise en scène, le montage. Ce travail accompli sur «Gadeha» vient après le succès national et international de «Sabbat el Aid», mon court-métrage qui a sillonné de nombreux pays, 200 festivals de cinéma et manifestations, et a bénéficié d’une distribution en France, en Tunisie, en Chine et est passé même en Inde. J’ai tourné une série de documentaires, toujours centrés autour de l’enfance. Chronologiquement, ce film s’inscrit dans la continuité de mes réalisations. «Gadeha» a subi de plein fouet les aléas de la pandémie du Covid-19, ce qui a aussi ralenti sa sortie.
«Gadeha-Une seconde vie» se déroule à Hammamet. Un film puissant par son aspect citadin, contrairement à tes précédentes réalisations qui se passent dans des régions rurales….
En effet, je passe au fil de mes réalisations de la nature sauvage au village, puis à l’urbanisation et à la vie citadine. Dans «Gadeha», j’ai choisi la grande ville de Hammamet avec ses composantes : ses touristes, ses institutions, sa police … en optant pour deux dialectes tunisiens, je miroite deux classes sociales présentes et visibles dans le film. Le film tourne autour d’un noyau familial déchiqueté des suites du déménagement d’une famille pauvre, issue d’une région rurale et de son adaptation, pas du tout évidente, dans une ville côtière.
Peut-on dire que «Gadeha-Une seconde vie» traite d’une lutte des classes sociales ?
Ce même noyau familial fragilisé subit la fuite de la figure paternelle, raconte l’abandon d’une mère et de ses enfants… «Gadeha» est la greffe d’une société sur l’autre. C’est la métaphore du film que j’ai concrétisé avec l’histoire de la greffe du rein et qui a permis aux destins des deux familles, l’une pauvre et l’autre riche dans le film, de s’entrechoquer. Deux familles qui ont opté pour des arrangements moraux afin d’aboutir à un vivre-ensemble.
Votre film traite de thématiques assez lourdes. Est-il pour tout public ou destiné davantage à un public jeunes/enfants ?
Je fais un film sur l’enfance et pour l’enfance. Je dépends de cette thématique. Le film est vécu à travers des yeux juvéniles. Ma cible, c’était les jeunes et les enfants de l’âge de «Gadeha». L’enfant qui vit toujours en décalage par rapport à l’adulte : tout ce qui paraît normal pour un adulte est vécu en catastrophe par l’enfant et l’adolescent. Notre vécu, en étant enfant, peut nous marquer à vie, changer notre perception de la ville et impacter notre relationnel. Certains comportements peuvent être fatals. «Gadeha» est une balade visuelle vécue à travers les yeux de cet enfant, héros du film, interprété par Yassine Tormsi. Questionnements, interrogations du petit n’ont cessé de surgir. On a opté, Chema ben Chaâbene et moi, pour une écriture qui n’est pas classique et qui consiste à regarder à travers les yeux de «Gadeha» : si le personnage ne sait pas, le public ne pourra rien savoir. C’est l’instantanéité du moment et du vécu qui est mise en valeur et qui fait la construction du film. On permet au spectateur de vivre cette expérience comme il a envie de la vivre : on se dégage de «Gadeha» ou on se laisse glisser dans la peau de «Gadeha». La caméra devient collée à l’enfant, jusqu’à la fin du film. On ne fait rien de la mère, de la sœur, du père évoqué… J’ai laissé à chacun la liberté de comprendre les personnages du film et la libre interprétation de comprendre les événements aussi. Le spectateur construit son histoire, le cheminement.
Pour le choix des acteurs, la plupart sont méconnus. Etait-ce voulu ?
Ce sont des enfants. Et c’est très difficile de trouver des enfants comédiens en Tunisie. J’ai pu les repérer des suites d’un casting sauvage : j’ai passé une année à chercher «Gadeha» et l’interprète de Oussema, des deux motards, de la petite fille… jusqu’à avoir trouvé Yassine Tormsi. J’ai fait des interviews filmées aux enfants retenus : il y a cette sensibilité que l’enfant dégage, sa présence, comment il parle de sa vie… Il faut en savoir plus sur l’enfant pendant le casting. J’ai contacté de nombreuses écoles pour trouver Ahmed Zakaria Chiboub, le 2e enfant acteur. «J’ai casté» une cinquantaine d’enfants pour dénicher les motards. Pareil pour la petite fille que j’ai vue par hasard, dans la rue avec son père. «Borkana» est interprétée par une dame que j’ai rencontrée à Bizerte «Dorsaf Ouertatani» qui n’a jamais joué auparavant. Elle a fait écho au rôle avec sa présence, son apparence et son fort caractère. Trois mois avant le tournage, on a fait un atelier de théâtre. Et avec l’aide de Fatma Felhi, on a «coaché» les enfants acteurs aussi et leurs doubles, parce qu’il faut toujours avoir un double sur des tournages pareils. Encore plus important, le dialecte et le langage prononcé par ces enfants : les dialogues ont émané et ont été extraits de la bouche des enfants au fil de l’écriture. C’est ainsi qu’on a construit cette fiction mélangée à la réalité.
Le film nous a permis de revoir des acteurs connus comme Jamel Laroui ou Anissa Lotfi. Comment s’est fait le contact avec eux ?
En effet, j’ai pris contact avec Jamel Laroui qui n’a pas joué depuis plus de 14 ans. J’avais besoin de lui pour le rôle d’un bel homme, qui a de la présence, père d’un enfant, marié… Il a été très heureux d’incarner le rôle. Anissa Lotfi a un âge et crédible : son regard malicieux est unique. Elle épousait le rôle.
Le tir-à-l’arc est un sport qui a fait partie intégrante du film. Comment s’est déroulée cette initiation et quel est son sens ?
On a fait deux mois d’entraînement de tir-à-l’arc pour tous les enfants. C’était aussi une occasion de les divertir et de les «coacher» avec l’entraîneur de l’équipe nationale. Cela faisait partie des préparatifs du tournage. Autant de préparatifs qu’on devait accomplir en ayant la confiance des parents et avec leur assistance. Quand j’ai des enfants sur le tournage, j’organise un déjeuner, chez moi, à Nabeul, en présence de ma famille et des familles de mes enfants-acteurs : ça rassure ces derniers quand ils connaissent mes parents, ma famille à moi, mon environnement. Cela nous rapproche ! Huit semaines avec cinq enfants sur le tournage ont nécessité un très grand effort et un travail double. Il faut entretenir cette patience en groupe : celle de l’équipe technique, des enfants, des parents, de tout le monde sur le plateau. On ne peut être que reconnaissants du travail de toute l’équipe technique du film.
Le film allait s’appelait «L’arc», un objet central dans le film…
«L’arc» est la métaphore par excellence du film : cet instrument nous a inspirés. Le rôle des parents c’est de tirer les enfants le plus possible vers le futur. Les arcs sont cassés dans le film et les enfants tournent les arcs contre les parents. Un geste qui rime avec «Mauvaises décisions» et «mauvais choix des parents.». L’arc est lié à la cible et l’enfant évolue vers la fin. Une fin qui tend vers l’évolution. Je tiens à préciser que je ne condamne personne dans ce film et que la dignité de chacun et chacune des personnages est valorisée. C’est un film sur l’amour, le partage, la colère, l’amitié. On fera en sorte de le projeter aux adolescents, aux enfants, en présence des parents et du corps enseignants des institutions éducatives. Mon objectif est de le passer dans 100 collèges et que des adolescents collégiens puissent le voir au maximum.
«Nmout Alik» est le dernier spectacle de Lamine Nahdi, adapté et mis en scène par Moncef Dhouib. Une comédie noire sur scène présentée face à un public large : à travers ce spectacle théâtral, le duo tourne en dérision une Tunisie profondément affectée par les difficultés socio-économiques et politiques post-révolutionnaires. Truffée d’humour noir, «Nmout Alik» entame actuellement une tournée hors Tunis.
«Nmout Alik», votre dernier spectacle en date, adapté et mis en scène par Moncef Dhouib, est en route pour Sfax, pour sa première représentation en dehors de Tunis…
En effet, nous entamons les représentations en dehors de la capitale. Après les premières représentations à Tunis, nous partons à la conquête du public ailleurs, dans des conditions sanitaires difficiles liées à la propagation du covid-19. Les spectateurs seront présents et tiennent à soutenir le spectacle. Par «public», je veux dire le grand public dans son sens le plus large dont la réaction a été formidable. Les spectateurs sont de tout âge. Même notre élite nationale, qui se fait discrète ces derniers temps, est venue voir le spectacle. Des noms célèbres ont répondu présents et cela ne peut que nous ravir. Des personnalités du théâtre qui donnent leurs avis, qui en discutent, qui échangent autour du travail, c’est important ! Cet intérêt fait réellement plaisir. Espérons que le spectacle pourra tourner convenablement en pleine 5e vague.
Comment se sont passées ces retrouvailles avec Moncef Dhouib ?
Moncef Dhouib et moi, nous nous connaissons très bien depuis les années 70. Il y a une très forte alchimie au travail entre nous. On se comprend, on est compatibles. C’est une relation qui ne date pas d’hier. On sait où on va. «Nmout Alik» nous a pris deux ans de travail, tout de même. Sa première était attendue à Carthage l’année dernière avant l’annulation de l’édition à cause de la pandémie. On l’a finalement présentée au Théâtre municipal. D’une durée d’1h40, le public voulait en voir quand même davantage. Le public l’a vue de bout en bout et en voulait même beaucoup plus.
«Nmout Alik» est une adaptation du «Le suicidé», une œuvre littéraire russe de Nikolai Erdman. Pourquoi ce choix précisément ?
Moncef Dhouib est plus apte à répondre à cette question. Son style d’écriture est très présent dans ce travail : les réactions, les opinions, les tournures… Depuis «El Makki we Zakkia», «El Karrita», on a travaillé même ensemble au cinéma et sur plusieurs autres projets. L’écriture de «Nmout Alik» m’a été proposée, il m’avait mis dans le bain, dans le contexte : le texte m’a séduit immédiatement par la construction des personnages, les rebondissements. Dans le théâtre, quand le travail est élaboré étroitement entre comédien et metteur en scène, le résultat final est sans doute impactant et de qualité. Moncef Dhouib a son empreinte et il est très ouvert à l’échange.
La Tunisie actuelle est une inépuisable source d’inspiration. Elle peut être source de comédie humaine, noire, et forcément drôle. Qu’en pensez-vous ?
Pas uniquement la Tunisie, mais le monde entier. L’art comique est parti avec les légendes d’antan. Le grand problème du théâtre de nos jours se trouve au niveau de l’écriture. L’écriture est la base, et pour réussir une bonne comédie, il faut une écriture de qualité. Notre théâtre tunisien regorge de talents, âgés, et appartenant à la nouvelle génération, hommes ou femmes talentueux. On ne manque de rien pour faire du bon théâtre : les techniciens, les anciens du secteur… mais l’écriture de qualité au théâtre manque à l’appel. Il faut un bon texte surtout pour aboutir à une bonne comédie. Ce n’est pas la matière qui manque. Il y a toujours beaucoup à traiter. Tisser du comique, c’est un don. Celui qui en fait doit être intégré dans sa société, dans son milieu, et doit être connaisseur, curieux. Un bon acteur est celui qui sait s’imposer et conquérir son public. Il faut s’imprégner, se cultiver : les sources de connaissances sont de nos jours inépuisables.
La comédie, selon vous, touche-t-elle plus que la tragédie ?
Absolument. Surtout l’humour noir, grinçant et la comédie noire. «Apprendre en jouant, en s’amusant, en plaisantant», c’est nécessaire. Passer du comique au tragique est tout aussi important, et il faut savoir bien le faire.
«Nmout Alik» est donc une comédie noire ?
Clairement. Même très noire. Les spectateurs étaient tiraillés entre le comique et le tragique, ils étaient sur leurs gardes, au début, et étaient à la recherche de rebondissements. Je pense qu’ils ont été servis. Leur retour était extraordinaire. Il s’agit, en plus, d’un public averti. L’accueil était à la hauteur. Une tournée nationale et internationale promet de se poursuivre jusqu’à fin avril. Canada, Paris, Belgique et festivals nationaux et internationaux sont au programme.