A la tête de l’Orchestre Symphonique de Carthage, le chef d’orchestre Hafedh Makni souligne le travail collectif indispensable effectué qui permet à son jeune orchestre de se tracer un chemin. L’artiste a déjà une carrière prolifique derrière lui. Le chemin a été semé d’embûches et, de nos jours, les défis pour un avenir fructueux sont toujours d’actualité. Enjeux, travail accompli, transition du public au privé, impacts post-Covid-19… Dans cet entretien accordé à La Presse, Hafedh Makni nous dresse un bilan d’actualité.
2 ans plus tard, vos musiciens et vous avez fait du chemin depuis la création de l’Orchestre Symphonique de Carthage. Pouvez-vous revenir sur ce tournant majeur dans votre carrière et qu’est-ce qui a changé ?
Quitter l’Orchestre Symphonique de l’Etat est un choix. J’ai choisi d’en lancer un «associatif» à travers l’association «Musique sans Frontières» qui parraine l’Orchestre Symphonique de Carthage et qu’on a créé, rappelons-le, grâce à la participation d’une trentaine de musiciens. Depuis, on a fait déjà deux saisons: pendant la première, on a assuré 24 concerts au Théâtre municipal, au 4e art, à l’école américaine et à l’espace El Teatro d’El Mechtel. Pendant la seconde année, on a prévu un nombre important de concerts, suspendus à cause du Covid-19. Ils se feront tôt ou tard en tout cas. Des invités étrangers seront parmi nous. Il y a le 250e anniversaire de Beethoven et sa série de festivités entamées déjà depuis février 2020. Déjà que Beethoven de son vivant n’avait pas trop de chance, visiblement, ça continue. (Rire). La nouvelle saison, si tout va bien, se déroulera avec au moins ses 24 concerts annuels. Ce nombre est à maintenir au moins chaque année. On varie souvent entre concerts lyriques et symphoniques. Cette année, on reprendra les concerts «Musiques de films», comme d’habitude avec de nouveaux morceaux éventuellement.
"Je pense que les artistes doivent apprendre, des suites du Covid-19, à refaire le système, construire de nouvelles structures. Ils doivent choisir qui les soutient pour fonctionner. Ce n’est pas sorcier"
Depuis ce tournant, l’Orchestre se porte visiblement bien. Peut-on considérer que vos conditions de travail actuelles sont mieux que celles d’avant ?
Beaucoup mieux même, parce qu’on a beaucoup plus de liberté d’action. Auparavant, on devait rendre des comptes à une administration. On n’y peut rien, c’est l’administration. On devait s’y soumettre. Notre travail doit être vite fait, bien fait et il faut mettre tous les moyens pour le faire. Malheureusement, les moyens, on ne les avait pas suffisamment. Actuellement, c’est toujours mieux grâce aux sponsors, aux mécènes, et au public qui est de plus en plus nombreux à nous suivre et qui nous permet de rentrer dans nos frais.
Approuvez-vous donc le financement des mécènes, fondations, sponsors et annonceurs divers ?
C’est très bénéfique pour le secteur parce que l’Etat seul ne peut pas tout financer. La charge est lourde. Avec les dettes accumulées au sein du ministère de la Culture, l’Etat ne peut plus assurer, carrément. Ce sont des choix à faire. Si nous continuons avec le même système, le navire finira par couler… Si ce n’est déjà le cas. Je pense que les artistes doivent apprendre, des suites du Covid-19, à refaire le système, construire de nouvelles structures. Ils doivent choisir qui les soutient pour fonctionner. Ce n’est pas sorcier. Il faut de la volonté, des sacrifices pendant des années. En France, quand on voit comment procèdent les musiciens, on se dit qu’on peut aussi le faire. Autant prendre exemple quand on trouve un procédé fiable à appliquer.
"Personnellement, je ne suis pas pour le fait de donner des concerts à la Cité de la Culture. Ce lieu a tué les autres lieux alentour"
Quels sont les principaux problèmes liés au secteur/discipline de la musique classique en Tunisie ?
En clair, l’un des problèmes majeurs est le manque d’espace où se produire. En fait, les espaces, pour ne pas exagérer, existent mais les contraintes pour les réaménager et les investir sont considérables voire géants : les frais, la location, la logistique… C’est énorme et cela nous empêche au final, de monter sur scène. Ils sont tellement coûteux qu’on finit par abandonner quand notre action se trouve limitée. D’où notre attachement au Théâtre municipal. On voudrait que nos spectacles et notre travail là-bas soient étalés dans toutes les régions. Quand on parle de démocratie dans la culture, c’est donner la possibilité aux gens de faire de la culture mais aussi donner aux gens la possibilité de voir ce qui se passe tout autour. Les salles existent : au moins une trentaine où l’on peut se produire. Elles manquent de moyens (l’éclairage ou autres). Dans 19 gouvernorats, malgré l’infrastructure délabrée, on peut se produire sur des scènes avec une acoustique acceptable, parfois bien plus plaisante que celles qui existent au centre-ville de Tunis.
L’émergence de la Cité de la Culture a-t-elle aidé ou pas à remédier à ce problème ?
Personnellement, je ne suis pas pour le fait de donner des concerts à la Cité de la Culture. Ce lieu a tué les autres lieux alentour. A une certaine époque, c’était un choix politique : celui où tout devait se passer au sein de la Cité de la Culture. Pour nous, en tant qu’intervenants extérieurs, louer la salle de l’Opéra de la cité nous revient très cher. (18 mille dinars). Une salle d’une capacité de 1.800 places. A peu près, 1.100 peuvent voir convenablement le spectacle, mais l’emplacement du reste des sièges reste approximatif. Ce qui fait qu’on ne rentrera jamais dans nos frais si on la loue à un prix aussi exorbitant. Comparé au théâtre dont la capacité est moins importante, avec un loyer de 2.000 dinars, plus quelques frais : cette offre reste abordable pour un spectacle.
Auparavant, on devait rendre des comptes à une administration. On n’y peut rien, c’est l’administration. On devait s’y soumettre. Notre travail doit être vite fait, bien fait et il faut mettre tous les moyens pour le faire
Comment se passe l’initiation des jeunes actuellement à la musique classique ?
Il y a de plus en plus de jeunes qui vont vers la musique classique. Il y a quelques jours, on a connu un musicien très jeune et qui étudie la composition à Paris. Il y a pas mal de musiciens que j’ai personnellement connus durant ma carrière et qui font une carrière brillante à l’étranger. L’avenir existe pour les musiciens en Tunisie ou à l’étranger. De plus en plus de talents émergent récemment et c’est une bonne chose, parce qu’après, s’ils persévèrent, ils deviendront excellents, une référence et j’ai moi-même un orchestre de jeunes qui fonctionne bien depuis 30 ans. On est le fief. Normalement, chaque conservatoire doit avoir son propre orchestre et sa vague d’artistes qui feront des stages dans des orchestres professionnels et prendront le flambeau à moyen ou à long terme.
Qu’est-ce qui différencie votre orchestre du reste des orchestres ?
On n’est pas la base de tout. Il y a d’autres conservatoires références comme celui d’El Manar : il est privé mais forme des musiciens excellents. La Cité de la Culture a aussi son orchestre de jeunes à l’avenir prometteur. Sans oublier ceux de Monastir et de Sousse…
Actuellement, êtes-vous soutenu par le ministère de la Culture ?
Très prochainement, nous allons rencontrer Mme la ministre de la Culture, Chiraz Laâtiri, que je remercie beaucoup parce qu’elle est aussi intervenue pour que je sois rémunéré pour un travail impayé depuis l’époque de l’ancien ministre. Elle a donné ses instructions pour que ça soit fait dans les plus brefs délais en sachant que je n’ai pas été rémunéré depuis 2017. Elle va nous accorder un entretien au sein du bureau de l’Association pour voir ce qu’on peut faire, comment elle pourrait nous aider à avancer davantage et aller vers les régions. Seuls, on ne peut pas tout faire, louer une salle à Sfax, s’occuper de la vente des billets, maîtriser les circuits, etc. Pour les régions, le soutien de l’Etat reste impératif jusqu’à acquérir un public large qui demandera à voir l’orchestre plus souvent chez lui. Du temps de l’OST, sous Mahdi Mabrouk, c’était même mon objectif premier. Créer une billetterie, supprimer le système de l’invitation… On est parvenu à faire trois concerts ainsi, et en payer deux. Actuellement, pour l’OSC, les billets ne sont toujours pas chers par rapport à d’autres et ça nous permet heureusement de vivre de cela. Si on compare à l’OST qui demande 50dt par billet, nous, on est forcément moins chers. (Sourire).
"Quand on parle de démocratie dans la culture, c’est donner la possibilité aux gens de faire de la culture mais aussi donner aux gens la possibilité de voir ce qui se passe tout autour"
Comment avez-vous été affectés par la crise du Covid-19 ?
Mes musiciens en ont été très affectés. J’ai des musiciens qui ne vivent que de cela. Ils n’ont pas d’autres ressources financières. On était dans l’impossibilité de les aider en tant qu’association, faute de fonds. Malheureusement. C’est très dur pour eux surtout. Personnellement, j’ai fait une rétrospective de ce que j’avais accompli. J’ai passé une bonne partie du confinement au sous-sol pour préparer tout le programme de l’année prochaine. Pendant la saison, ça serait préférable qu’on ait une vision à long terme. La saison commencera le 18 septembre, cette année. Tôt par rapport aux années précédentes. Fin août, une conférence de presse sera tenue pour tout vous annoncer. On sera prêt, je l’espère, avec toute une programmation détaillée.
Vous avez aussi un projet attendu et inédit à Bizerte. Pouvez-vous nous en dire plus?
C’est le projet «Show me», un festival digital organisé pour la première fois en Tunisie. On va enregistrer un concert d’une quarantaine de minutes, qui sera filmé à Utique. L’objectif principal de cette manifestation, c’est la mise en valeur des sites archéologique de la Tunisie. Il se composera d’une dizaine de représentations et c’est important pour nous d’y participer pendant la 1ère édition. La manifestation est musicale et la mise en scène inédite, avec un travail visuel de fond, prévu pour fin juillet-début août. Rendez-vous donc prochainement à Utique.
Bilel Slatnia vient d’entamer sa carrière. Il a foulé la scène théâtrale jeune, s’est frayé son petit chemin avant de se faire happer par le cinéma et la télévision. Remarqué par Abdelhamid Bouchnak, il s’est retrouvé en 2018 à l’affiche du premier film d’horreur tunisien «Dachra», qui continue à cartonner sur Netflix actuellement, mais a surtout conquis le grand public en interprétant «Brahim» dans «Nouba». Prochainement sur scène à «El Teatro», l’artiste n’a pas manqué l’occasion de nous rencontrer.
«Dachra» d’Abdelhamid Bouchnak cartonne toujours autant dans le monde entier. Ce tout premier film pour vous en tant qu’acteur est récemment accessible sur Netflix. Que pouvez-vous nous dire sur cette toute première expérience au cinéma ?
Ça change une vie ! (Sourire) Une expérience inédite, nouvelle et forcément bouleversante pour moi. Je rêvais d’un grand rôle à cette époque-là. Ce rôle-là s’est présenté grâce à Bouchnak pile au bon moment. C’était un rêve éveillé évidemment marquant. L’opportunité s’est présentée après ma participation dans «Hedhoukom», la série avec Abdelhamid Bouchnak aussi aux commandes à la télé. Après un an, il m’avait proposé ce rôle dans «Dachra». A la base, il a écrit le film pour Bilel et Yasmine. D’ailleurs, on avait gardé nos vrais prénoms dans le film. Le succès était au rendez-vous. Il a fait le tour de plusieurs festivals et c’est un succès phénoménal en Tunisie également. Je ne peux être que reconnaissant et comblé.
Votre parcours commence fort. Avez-vous toujours voulu devenir acteur ?
J’ai commencé à faire du théâtre quand même relativement tôt. J’avais 15 ans en intégrant un club scolaire dirigé par Sameh Dachraoui. On avait réalisé «Roméo & Juliette». Une réalisation qui nous a permis de participer à un festival régional en 2009. J’ai eu le prix du meilleur acteur à l’Ariana. C’est ce qui m’a boosté et m’a fait aimer le théâtre. J’ai persévéré. Avant cela, comme j’ai été un voisin à Naima El Jeni, elle nous emmenait Oumaima ben Hafsia (sa fille) et moi au théâtre. Je lisais même des scénarios à Naima chez elle. La passion n’a pas tardé à devenir réellement grandissante. J’ai eu des cours avec Meriem ben Chaabane, Jaafar Guesmi. Une fois le bac en poche, j’ai pensé faire l’Esad mais j’ai opté pour une filière plus technique en étudiant «L’image»; en parallèle, je n’ai cessé d’alterner cursus universitaire et théâtre. Ma participation à «Richard III» de Jaafar Guesmi, même si elle a été courte, j’en garde un bon souvenir. Après «Dachra», j’ai intégré «El Teatro», et je me suis laissé former par Khaoula Hadef, Taoufik Jbali… J’en suis à ma troisième année. Bouchnak a insisté pour que j’intègre cette école. C’est un passage obligatoire. J’ai déjà participé en tant qu’acteur à une création d’El Teatro, présentée quelque temps avant la crise du Covid-19 et qui ressortira bien après, certainement. Elle s’appelle «Maa-nbièch» (Je ne vends pas), réalisée par Saber Oueslati.
"Personnellement, j’esquive les attaques dans le genre. Je passe mon chemin."
On aurait dit que vous avez basculé rapidement du théâtre/cinéma à la télé, mais vous avez déjà eu une expérience dans «Hadhoukom» avec Bouchnak aussi. La transition vers la télévision n’a pas été dure pour vous ?
En tant qu’acteur, pas vraiment. S’il y a un projet qui vaut le détour, je ne peux qu’accepter. Je suis plus preneur quand il s’agit de théâtre/cinéma mais plus sélectif pour la télé. Toute bonne proposition est à saisir.
Comment avez-vous croisé le chemin d’Abdelhamid Bouchnak?
Sur les réseaux sociaux. Je suis tombé sur une annonce de casting qu’un copain m’avait envoyé. Celle de «Hadhoukom» pour la saison 2. Il suffisait d’envoyer deux photos, mon nom en entier, mes coordonnées. Il m’appelle après une semaine, me demande de me rendre à son bureau pour un essai caméra de 30 min et m’a retenu. Le feeling s’est bien passé et il me rappelle pour une autre proposition un an après, m’envoie le scénario d’un film par mail. Je ne m’attendais pas à un rôle aussi important. Un rôle titre presque. Je m’attendais à un rôle bien plus secondaire. J’étais aux anges, je n’arrivais pas y croire. J’ai connu Aziz, Yasmine et Hela par la suite. Abdelhamid est comme un grand frère pour moi. Toutes et tous sont une famille. On ne fait pas que travailler. Pour le prochain film de Bouchnak, je n’y suis pas. J’ai été sur le plateau de tournage pourtant. On est étroitement lié, toutes et tous. Ce sont des gens en or. J’ai l’impression de les connaître depuis toujours.
"Je suis plus preneur quand il s’agit de théâtre/cinéma mais plus sélectif pour la télé"
«Brahim», votre rôle dans «Nouba» a beaucoup changé d’une saison à une autre. Comment décririez-vous cette évolution ?
Pendant la première saison, il y a une sorte de mise en place du personnage. Une installation de «Brahim». Vers la fin de la 1ère saison, Wassila annonce en grandes pompes devant tout le monde le «Grand retour» de Brahim, son fils. Pendant la 2e saison, on a connu Brahim de près, dans ses rapports avec sa mère, son relationnel avec ses copains du quartier, il est aux prises à des troubles de la mémoire, il peut être mystérieux, discret, cachotier, généreux.
"En quoi le tournage des deux saisons était-il différent pour vous ?"
En vérité, pour moi, j’ai ressenti une énergie toute autre pendant la 2e saison : on s’est senti enrichis par l’arrivée des nouveaux acteurs dont les plus grands comme Rim Riahi, Haddaoui, Touati. Le travail collectif a toujours été de mise. Le défi était de faire mieux que l’année précédente et on s’entraidait toutes et tous pour un meilleur rendu.
Le public a été un peu trop exigeant, souvent violent et pas vraiment critique par moment. Comment avez-vous géré cette pression accrue par les réseaux sociaux ?
Trop de violence verbale et de lynchage surtout en ligne. C’est ahurissant ! Dévaloriser l’acteur en le blessant, ça ne set à rien. Le critiquer décemment, pourquoi pas ? Mais le violenter verbalement ou en ligne, c’est insupportable. Tout le monde a son mot à dire sur tout. Mais si le public doit le faire, autant bien le faire, sans porter atteinte à l’artiste. Personnellement, j’esquive les attaques dans le genre. Je passe mon chemin. Ça ne sert à rien de s’y attarder quand ce n’est pas constructif. Le défi c’est de se retenir face à des attaques. Une bonne partie du public ne dissocie pas la fiction de la réalité. Je reçois des messages horribles à l’encontre de «Brahim», mon personnage. Je suis jeune, en début de carrière et je vois et je subis de plein fouet cette violence. On m’a dit quand même que ce n’était que le début… Je suis bien préparé.
"Trop de violence verbale et de lynchage surtout en ligne. Dévaloriser l’acteur en le blessant, ça ne sert à rien. Le critiquer décemment, pourquoi pas ?"
Parmi les acteurs et actrices, avec qui préférez-vous tourner des scènes dans «Nouba» ?
Hela Ayed, sans doute. Trop de partage d’écoute et d’énergie même pendant les répétitions. Yasmine Dimassi, je suis fan avant d’être son collègue ou son ami.
Y a-t-il une scène qui vous a particulièrement épuisé dans «Dachra» et dans «Nouba» ?
Dans «Dachra», c’est la scène gore où on me voyait mourir. Elle était insupportable à regarder même après. Je ne voulais pas tomber dans le «Sur-jeu». Je l’ai donc validé après tant d’effort. Dans «Nouba», c’est quand j’ai tué «Maher». Deux scènes en rapport avec la mort : dans la première, je me fais tuer, dans la 2e je tue. C’était les deux scènes les plus épuisantes à tourner pour moi.
Un aperçu de vos projets futurs ?
Probablement un film pour prochainement mais je reviendrai certainement au théâtre dans «Ma-nbiéch». Le théâtre est prioritaire en tout cas.
«Nawaat.org» se décline en magazine papier trimestriel. Paru récemment dans de nombreux points de vente à Tunis et dans quelques gouvernorats, ce 1er numéro contient des articles de fond, des reportages, de l’investigation et des articles d’opinion élaborés par différents collaborateurs : autant de matière rassemblée sous un même thème. Un magazine dense, riche en contenus pas forcément liés à l’actualité : son format est «Collector», à garder chez soi dans sa bibliothèque. Thameur Mekki, rédacteur en chef du site et, désormais, du magazine, revient sur cette nouvelle aventure éditoriale : un challenge de taille relevé à une époque marquée par la crise du journalisme en papier.
Peut-on en savoir plus sur la genèse de ce premier magazine de Nawaat ? Comment a émergé l’idée de lancer un magazine en papier alors que vous avez toujours été visible en ligne ?
La réflexion a commencé en 2016 en discutant avec Sami (ndlr : Sami Ben Gharbia, cofondateur de Nawaat et cyber-militant). Tout d’abord, il est à retenir qu’il y avait déjà trois constats à prendre en compte : le premier, notre large lectorat, divers et varié. Il se trouve que la tranche d’âge élevée préfère lire encore du papier. 2e constat : nous faisons des articles très longs, approfondis. Plus on avance dans le temps, plus on se rend compte que nos articles sont plus longs proportionnellement par rapport aux normes de la presse web. Plus on élargit nos articles et plus la tendance générale s’oriente davantage vers le raccourcissement… jusqu’à ce qu’ils publieront des plages blanches à mon avis (sourire). On s’est dit que lire un journal ou un magazine, c’est comportemental. On ne peut pas cibler un lectorat qui s’est habitué à lire deux lignes sur internet en publiant des papiers hyper longs, etc. Ceci dit, un minimum de longueur est requis pour avoir une certaine profondeur, crédibilité, une richesse de contenu. 3e constat : en tant que «Nawaat.org », nous sommes une ONG : nous comptons sur des contributions de la part de bailleurs de fonds et ce n’est pas normal d’atteindre cet âge-là et de ne pas oser expérimenter des choses ou générer des fonds propres, et là, on a pensé à l’idée d’offrir une 2e vie au contenu de « Nawaat ».
Quels sont donc ces changements effectués du numérique au papier ?
Pour la vidéo, on s’est orienté vers des expériences « documentaires », reportages, écriture détaillée … Pour les textes du magazine, on a pensé à deux choses : soit de faire des ouvrages thématiques et collectifs avec un ensemble d’articles que nous avons et qui traitent de thématiques pertinentes : à l’époque, on y a déjà pensé et on s’est dit qu’on pouvait lancer jusqu’à 4 livres. Et on avait retenu aussi l’idée du magazine, d’où le fait que ça a été pensé dès le départ comme une sorte de hors-série de « Nawaat ». Petit à petit, l’idée a germé. En juin 2019, nous avons commencé à travailler pour de bon sur ce format papier. La parution a été retardée plusieurs fois notamment face à des cas de force majeure : du décès de BCE, aux calendriers électoraux, en passant par les élections anticipées… etc. jusqu’en janvier 2020.
Avez-vous gardé la même équipe de rédaction ?
Presque ! Nous avons quelques contributions supplémentaires pour le magazine. Quelques signatures qu’on ne trouve pas sur le web mais qu’on peut trouver dans les deux supports parfois. Pour le magazine, nous avons par exemple l’invité du numéro : pour ce 1er numéro, l’invité principal est Alain Gresh. Le caricaturiste « Z » travaille avec nous sur le site, Tawfik Omrane n’est pas sur le site, il fait les dessins de presse. On a aussi Saif Eddine Nechi… Et ça fonctionne, au gré des besoins des thématiques, on fait appel à des plumes spécialisées selon le dossier choisi du numéro. Au-delà de la photo, de la BD, des dessins de presse, nous sommes les seuls à proposer du journalisme d’investigation, des enquêtes. Actuellement, il y a de moins en moins de reportages de terrain, pourtant, ce sont des genres journalistiques fondateurs du journalisme. On ne peut pas se limiter à des articles informatifs et à des papiers d’humeur seulement.
Qu’est-ce qui différencie concrètement le contenu web de celui du papier ?
L’expérience de lecture, on prend notre temps : il y a plus de travail sur la photo, la mise en page, le traitement, la nature des deux supports et de la différence entre ces deux supports. C’est-à-dire, quand j’évoque cette différence, c’est que, naturellement, on ne va pas insérer des liens, il y aura plus d’explications, des notes de bas de page, on ne va pas insérer de la vidéo etc. des considérations comme ça… et puis la proposition, c’est-à-dire que le numéro papier d’un magazine est à vivre comme une expérience de lecture différente du site sur lequel on lit plusieurs articles qui ne sont pas nécessairement liés l’un à l’autre. Pour notre magazine, il y a une thématique pour chaque numéro, un dossier complet à chaque numéro également et la thématique peut même concerner d’autres rubriques. Ces rubriques s’approcheront dans leur traitement de la thématique principale choisie. On tient à avoir une expérience de lecture thématique d’un magazine.
Qu’avez-vous à dire sur la crise mondiale persistante de la presse écrite ?
Il est clair que nous assistons à une crise internationale des journaux en papier. C’est indéniable ! Par ailleurs, plusieurs fois, on m’a posé la question : Est – ce la fin de la presse en papier ? Je n’adhère pas à ce fatalisme, je pense que l’offre papier devrait s’adapter à la nouvelle donne plutôt que dire que le temps du papier est révolu. Le papier, selon moi, existe encore et restera toujours. Après, il faut voir quels sont les formats qui se vendent en papier. Si l’offre web devient austère, si elle est trop dans l’instantanéité, dans l’actualité chaude, ici et maintenant, c’est grillé aussi. Ceci est valable pour le contexte tunisien. C’est pour cela que nous proposons un contenu que nous pouvons lire durant trois mois, voire plus. C’est des articles, plus longs, intenses, loin de l’austérité et, en soi, c’est déjà une richesse.
Erudit, spécialiste de l’époque contemporaine, La Presse a donné la parole au Dr Habib Kazdaghli, afin qu’il nous commente les chamboulements universels en cours vécus par de nombreuses sociétés à travers le monde. Du soulèvement du peuple américain au mouvement « Black Lives Matter », en passant par le racisme en Tunisie, la place des minorités, jusqu’au décès d’Albert Memmi, cet entretien s’avère crucial pour mieux cerner notre présent universel en effervescence.
L'entretien avec l'historien Habib Kazdaghli est disponible en vidéo ICI
Vous êtes historien, universitaire, spécialiste de l’époque contemporaine. Les Etats-Unis sont actuellement secoués par des manifestations relativement violentes dues à un énième crime racial commis par les forces de l’ordre. Comment appréhendez-vous cette situation ?
Cet acte inhumain s’est reproduit encore une fois dans le pays de la « démocratie » et des « droits humains ». Evidemment, il y a eu des luttes comme « la guerre de sécession » et des revendications de la part des Noirs qui sont citoyens américains au même titre que les autres, y compris les Blancs, qui sont venus d’Europe autrefois. Mais les deux races n’ont pas migré pour les mêmes raisons ni dans les mêmes conditions, ou contextes. Il y a eu des luttes depuis le 19e siècle, plus ou moins, rangées depuis l’indépendance des Etats-Unis. Il y a un mouvement civique très important qui a eu lieu pendant les années 60, dirigé par le pasteur Martin Luther King, et on a pensé à cette époque que son rêve allait être réalisé avec des lois, et concrètement, sauf que les lois ont peut-être été annoncées mais leur application ou la pratique ancestrale basée sur le racisme n’a clairement pas suivi : des inégalités ont persisté et légitimé la ségrégation. « I can’t Breathe », — Je n’arrive plus à respirer — concrétise mes dires : concernant cet acte regrettable, la victime est peut-être fautive, mais c’est au tribunal d’en juger et ça n’appartient pas à un policier de race blanche de mettre à exécution ce qu’il pense être le « crime » commis, si jamais il y a « acte criminel ». L’agresseur savait que sa victime était en train de mourir et a persisté, en lui refusant même le droit de respirer. C’est à la justice et au tribunal d’en juger, surtout s’il y a eu réellement délit. D’où la révolte magnifique qui n’est pas celle des Noirs seulement : il s’agit bien d’un soulèvement du peuple. Il y a eu dans toutes les sociétés du monde — contrairement aux idées reçues — des a (dé)ppréciations à l’égard de la société américaine, souvent soit adulée, soit détestée, notamment à cause de la politique des USA menée avec Israël. Il y a un peuple américain, des valeurs américaines et évidemment des rapports de force : il s’agit d’une révolte contre cet acte racial aggravé par la présidence exécrable de Trump et de sa gestion récente catastrophique du coronavirus qui a fait plus de 110.000 morts et plus de 40 millions de chômeurs. Nous pouvons critiquer la politique américaine quand on est concerné, mais dans ce cas c’est au peuple américain de décider de son sort et de changer ceux qui le gouvernent, comme il nous appartient à nous-même de le faire dans un régime démocratique.
Quelle serait l’issue de cette situation chaotique, d’après vous ?
Les Etats-Unis sont en pleine année électorale, et cela va sûrement exacerber les clivages. C’est une année très difficile, il ne faut pas se leurrer. Il y a une partie de l’opinion qui soutient le rôle de la police. Comme le racisme est le fruit d’une inégalité, il y a une partie qui considère que la police doit gérer la situation d’une manière forte. Si l’Etat ne joue pas un rôle important et n’essaye pas de recréer l’union autour de la loi et si on continue à dire que la police a tort et les autres ont raison, on ne peut voir que des excès et des éclatements. Il s’agit d’une lutte qui se fait au sein de la nation américaine. Et c’est aux Américains de la mener. Il y a des répercussions et à Tunis, j’ai moi-même participé à une marche pour soutenir ce mouvement. On peut parler d’un élan de solidarité universel.
Quelles sont les conséquences à l’échelle mondiale ?
En tout cas, l’élan de solidarité est en cours partout en Europe. C’est déjà cela ! Tous les jours, on apprend aux générations la tolérance, l’ouverture, et ces actes provoquent une prise de conscience considérable et collective. Ils remettent en cause ces valeurs universelles. Il y a encore beaucoup de choses à faire au niveau de l’application, du vivre-ensemble et de la coexistence à l’échelle mondiale.
Il y a eu donc une réaction, y compris en Tunisie, en soutien au mouvement mondial « Black Lives Matter », alors qu’ici même, le racisme bat son plein. Cette même lutte, qu’elle soit mondiale ou nationale, est-elle la même ?
Elles vont même de pair. Absolument ! La mobilisation doit être de mise partout. Notre marche à Tunis était une occasion de se réunir et de se faire entendre. Je salue d’ailleurs le travail remarquable de l’association « Mnemty », avec à sa tête mon amie Saâdia Mosbeh, initiatrice de ce mouvement. A un certain moment, il y a des ondes de choc. Une prise de conscience partout et à travers les générations anciennes ou surtout nouvelles. Il y a des réactions, attitudes et comportements qui dénotent une ignorance de nos origines, de notre histoire. On est un pays qui fait partie du continent africain après tout. On est séparé par un désert mais l’appartenance au même continent est indéniable. Un désert qui n’a jamais été une frontière, la mer aussi. On a des échanges historiques. Des traites négrières ont eu lieu en Tunisie et nous avons été les premiers à abolir l’esclavage en 1846. Une abolition juridique énoncée au niveau de la loi mais qui n’a pas été suivie : sur le plan des mentalités, beaucoup reste à faire. Pareil pour l’égalité homme/femme ou l’émancipation de la femme qui sont prises en compte certes mais d’autres combats restent à mener. Des manifestations récalcitrantes de refus dans des sociétés qui ont la peau dure, très conservatrices et ces mêmes manifestations très anciennes trouvent parfois des supports idéologiques. Des faits économiques ou une recherche d’exploitation qui font qu’aujourd’hui comme il y a des ouvriers immigrés parmi nous, on les utilise comme main-d’œuvre à bas prix mais en même temps lorsqu’il y a crise, on dira qu’ils sont responsables en premier. C’est ce qu’on appelle l’instrumentalisation, ou autrement dit le racisme. Même une faible prise de conscience est à prendre en considération et je souligne le rôle que doivent jouer l’école, les médias, la société civile pour faire évoluer les mentalités.
Pour rebondir sur les actes racistes en Tunisie, récemment des réfugiés subsahariens ont été enfermés illégalement dans un centre de détention à El Ouardia. Comment expliquez-vous ce racisme de couleur très ambiant et ordinaire en Afrique du nord ?
Historiquement, la traite négrière a beaucoup existé en Tunisie. L’abolition l’a ralentie sauf que cette abolition n’a pas été suivie. Il y a eu des divergences et des fatwas au niveau des muftis. Il fallait accompagner l’abolition pour que cette égalité entre personnes de couleurs différentes puisse être acceptée, tout comme l’égalité entre les sexes. Il s’agit de pratiques qui ne sont pas en phase. Il y a une loi en Tunisie, comme celle de 2018, clairement promulguée, mais la pratique n’a pas suivi. Cet effort, ce changement des mentalités, doit se faire à la longue, tout le temps. C’est un effort continu. Rien n’est jamais acquis.
Il y a un racisme ordinaire que subissent les minorités en général en Tunisie : religieuses, ethniques, raciales… Finalement, cette hostilité n’est pas propre au racisme basé sur la couleur de peau. Comment expliquez-vous ce rejet de la différence ?
C’est la différence. On cherche à montrer que « vous êtes différents de moi » par exemple, afin de développer un certain communautarisme, qui peut prendre une forme nationale. Les Tunisiens peuvent dire qu’ils sont tous musulmans alors que ce n’est pas le cas du tout. Le judaïsme était majoritaire autrefois ici et toutes les religions ont longtemps coexisté. Les petites communautés se rattrapent en ayant un rôle acceptable dans certains domaines pour se faire accepter par la majorité, ce qui n’est pas acceptable en soi. Il faut toujours se référer aux lois de l’Etat national et nous devons tous être égaux face à ces lois et non se référer à des codes ou des lois ou traditions communautaires.
La Tunisie a autrefois été une terre d’asile, ouverte sur la Méditerranée, l’Afrique Subsaharienne et même sur le monde. Entre un passé beaucoup plus ouvert et un présent nettement plus fermé et hostile, qu’est-ce qui a changé ?
Ce qui a changé c’est qu’il y a eu des ruptures de mémoire. Les barques et bateaux qu’on voit traverser les mers, en partant du continent africain vers l’Europe. Il n’y a pas si longtemps que cela, d’autres traversaient ces mêmes mers en sens inverse et venaient s’installer sur nos côtes. Lorsque la France s’est établie ici, il y avait 13.000 Italiens et 7.000 Maltais. Nous étions convoités comme étant un lieu pour travailler. Les mouvements se faisaient dans les deux sens. Cette rupture de mémoire, lorsqu’elle a eu lieu au moment de l’indépendance, l’état national a voulu privilégier sa propre main-d’œuvre au détriment de l’autre et, évidemment, il y a eu des ruptures, et on oublie. Il y a l’organisation de l’oubli : l’oubli s’organise. Tous ceux qui viennent de l’Afrique du nord installés en Italie ont leur propre appellation pour dire qu’ils n’ont pas eu de relations avec eux, tout comme ici, beaucoup refusent de reconnaître qu’il y a eu des relations très étroites avec les populations noires de l’Afrique subsaharienne. Plusieurs villes l’attestent. Nous sommes là pour rappeler que la Tunisie est plusieurs, elle est mosaïque et que même le plus petit fragment fait mal à l’ensemble de la mosaïque. Elle est faite de ses apports civilisationnels, religieux, dans sa diversité et même s’il y a eu des ruptures mémorielles, c’est à nous de nous rattraper. Les outils de médiation, et chacun dans son rôle peut jouer un rôle important dans la conservation de cette mémoire et de cette réalité. C’est vrai qu’on est à l’ère de l’image, mais, il faut la décrire cette image, et l’accompagner d’une critique pour valoriser sa portée. Les combats autour de la question des minorités raciales, ou celles des droits des femmes sont à conserver minutieusement pour l’Histoire.
La recherche, l’académie et l’histoire ont perdu Albert Memmi… Il y aura un colloque ou une commémoration à l’occasion de son 40e jour…
Nous organiserons en effet un hommage, une commémoration. Plusieurs intellectuels et universitaires y seront à la Bibliothèque nationale. Memmi est l’un des nôtres, un natif du pays. Il est célèbre par son ouvrage mythique « La Statue de Sel » et ses études sur le colonisateur et sur le colonisé. C’est quelqu’un qui a réfléchi sur la question du déchirement identitaire. II se définissait comme étant juif, tunisien et français et il revendiquait cette diversité culturelle. Il a concilié les trois cultures ou origines même s’il lui arrivait de privilégier l’une des origines… Il les a bien prônées. Il était centenaire et nous lui rendrons hommage à travers son dernier ouvrage « Journal de guerre » et cet hommage lui sera rendu par une association qui s’appelle « Nous tous », qui parle de la Tunisie plurielle, présidée par notre collègue Rabaâ Ben Achour. Un dernier hommage à l’un « des fils de la Tunisie » aura lieu le 26 juin 2020 à la Bibliothèque nationale.
Sarah Hannachi a incarné Sameh dans la 5e saison d’«Awled Moufida». Pour la première fois, l’actrice fait ses preuves à la télévision. Habituée à des rôles de femmes battantes dans le cinéma, ce rôle s’est présenté comme une nouvelle aventure qu’elle se devait de mener sur le petit écran. Mission accomplie !
«Awled Moufida» est ta toute première aventure télévisée. Comment s’est passée ton intégration dans cet univers, qui vient de clôturer sa 5e saison ?
J’habite entre Tunis et la France. Déjà qu’auparavant, il était prévu que je travaille avec Sami el Fehri sur «Tej el Hadhra», mais cela ne s’est pas fait pour des raisons professionnelles. L’équipe me connaît depuis et Zakaria Troudi, par la suite, qui est le directeur de casting, a proposé mon nom. Ils ont contacté mon agent. Je suis rentrée à Tunis. J’ai pris rendez-vous. Sami était confiant. Il avait une idée de mon parcours et cherchait de jeunes talents.
Qu’est-ce qui t’a le plus plu dans le rôle de «Sameh» ?
C’est un rôle qui m’a forcément attirée parce que je suis féministe. (Rire). Je voulais sortir de ma zone de confort. C’était mon objectif premier. J’ai joué énormément de rôle de femmes battantes, dures, errantes mais tenaces. Avec «Sameh», je m’apprêtais à jouer le rôle d’une jeune femme —mère célibataire plutôt sage—, qui a les pieds sur terre, endeuillée par moments, et qui se bat pour sa survie et celle de son enfant. C’est un personnage plutôt posé. C’était une occasion à saisir pour moi. Elle survit à sa manière et à son rythme dans un quartier populaire, mère-célibataire, fait face au chômage, au regard pesant de la société. Le personnage en soi est riche et pose de nombreuses problématiques. J’ai tenu à l’interpréter d’une manière nouvelle, innovante, fraîche, fine, simple et neutre. Et incarner Sameh m’a donné l’impression de marcher sur une corde raide !
Il s’agit de ton premier rôle sur le petit écran. As-tu fait exprès d’éviter auparavant la télévision ?
Peut-être oui ! J’explique : dans ma nature, j’ai toujours été attirée par l’underground, l’aspect recherché, un art nouveau, des formes artistiques peu courantes, disjonctées, par moment inaccessibles… Je recherchais autre chose que ce qu’on trouve à la télé. Même mon parcours était distingué. J’étais nourrie par des inspirations totalement autres et mon éducation artistique ne me permettait pas de me lancer dans la télévision aisément. Maintenant, avec Internet et Netflix, c’est en train de changer. Mais depuis un an, j’ai pris la décision de mener ma vie et mon parcours artistique comme je l’entends. Je suis artiste et je tiens à apporter mon empreinte. Foncer et assumer, c’est ce que je ferai désormais. Je suis «un enfant» du monde, prête à me donner à fond dans toutes les propositions qui mériteraient tout intérêt. Notre arme ultime, surtout en ce moment, en Tunisie, c’est bien l’art et je veux servir mon pays. L’art est sans visa ! Il n’a pas besoin de passeport. Là où je peux me donner à fond, j’y reste. Le secteur en Tunisie devient de plus en plus solidaire et des changements nouveaux et positifs sont en train d’avoir lieu.
"Le personnage en soi est riche et pose de nombreuses problématiques. J’ai tenu à l’interpréter d’une manière nouvelle, innovante, fraîche, fine, simple et neutre. Et incarner Sameh m’a donné l’impression de marcher sur une corde raide !"
Donc tu n’as pas eu des difficultés pour effectuer jusqu’au bout cette transition cinéma/télé ?
On ne peut pas réellement parler de transition. La télévision a beaucoup évolué et s’est surtout ouverte sur le cinéma et les nouveaux talents. La mentalité a beaucoup changé et en bien. Il y a plus de recherches et on est moins carré qu’avant. L’écriture des personnages, la manière de les filmer… Trop de choses ont changé en mieux et c’est tant mieux. (Sourire) Attirée par le rôle, je voulais essayer… même si une bonne partie du travail n’a pas été montrée, pour cause de coupures au montage et de Corona. Je n’accepterai pas tous les rôles à la télé ni au cinéma. Du coup : j’ai tendance à trier et c’est normal. Il y a des rôles qu’on ne peut pas accepter. Je fais partie de cette nouvelle vague d’artistes qui a envie que les choses changent radicalement en Tunisie. Le cinéma tunisien brille dans le monde depuis récemment. C’est sublime ! C’est bien de faire ses preuves à l’étranger mais n’oublions pas notre pays.
C’était comment de travailler avec Saoussen Jemni ?
Extraordinaire ! On ne se connaissait pas au début mais elle sait créer un lien solide entre réalisateur et acteur. Elle te met à l’aise et ne travaille pas du tout sous pression. Elle est respectueuse et je suis reconnaissante. Elle est même très soucieuse du bien-être de ses acteurs. C’était formidable de travailler avec elle et elle a beaucoup de choses à accomplir encore.
Et comment étaient tes rapports avec Nidhal Saâdi, ton partenaire principal à l’écran ?
J’ai appris à le connaître au fur à mesure. Il est davantage habitué à la télé, ce qui n’est pas mon cas. Mais une complicité s’est vite installée. Il est très correct, respectueux et te met à l’aise. Il n’est pas imbu de lui-même.
"La télévision a beaucoup évolué et s’est surtout ouverte sur le cinéma et les nouveaux talents. La mentalité a beaucoup changé et en bien."
Peux-tu nous raconter les dessous de cette scène dramatique finale ?
Je suis silencieuse d’habitude sur les plateaux de tournage. Je puise ma force dans le silence surtout quand j’ai une séquence difficile à faire. Je m’isole dans un monde qui est mien, j’active ma propre musique puisque je travaille aussi avec et je suis dans l’observation de mon partenaire. Je le scrute même en temps normal, même en dehors des scènes à tourner programmées. Je l’imagine et j’essaie de mieux le cerner. Tout ça m’aide à me concentrer. Pour cette scène-là, Saoussen nous a mis dans le bain et on en a même parlé deux mois avant de la tourner. A chaque fois, on revenait dessus jusqu’à l’instant T où il faut que tu t’appliques. (Sourire)
Tu as beaucoup baigné jusqu’ici dans un registre dramatique. Te verra-t-on prochainement dans une comédie ?
J’espère, j’en rêve. (rire) J’adore le sarcasme. Je ne suis pas attirée par la comédie au premier degré. Mais c’est un souhait ! Et j’ai très hâte de faire mes preuves.
Avec quel autre grand acteur/actrice, réalisateur/trice aimerais-tu jouer ?
Rim Riahi, je l’admire. Fathi Haddaoui, je suis clichée sur ce coup-ci mais je rêverais de travailler avec (rire). Pour les réalisateurs, j’aimerais travailler avec Alaeddine Slim, Nejib Belkadhi. Mehdi Hmili, j’ai même un film de lui attendu et qui sortira bientôt, Ismail Leamsi, ou Kaouther Ben Henia. J’ai adoré travailler avec Jilani Saâdi et Mahmoud Ben Mahmoud : ils sont géniaux et généreux.
"Je fais partie de cette nouvelle vague d’artistes qui a envie que les choses changent radicalement en Tunisie"
Est-ce que tu te serais vue dans l’univers de «Nouba» ?
Oui, pourquoi pas? C’est des amis proches. On a fait El Teatro ensemble avant. Ce n’est pas un souhait ultime mais si un rôle intéressant est proposé, je ne le raterai pas. Yasmine, Abdelhamid, Hela, Skander… ils/elles écrivaient beaucoup. Je le faisais en solo à la même époque. Je suis indépendante. Je me représente. Je me fraye mon propre chemin. J’ai été soutenue par ma mère bien après : j’ai fait mes preuves un peu partout. Elle est fière de moi et c’est l’essentiel. J’avance individuellement.
Est-ce que tu serais ouverte à la scène théâtrale ?
Absolument ! Déjà que j’en ai fait beaucoup avant avec M.Taoufik Jebali et El Teatro. S’il y a un bon projet, je suis preneuse d’autant plus que j’adore les installations.
Et pour une suite de «Awled Moufida» ?
Evidemment pour une suite qui aura le même niveau ou qui sera, je l’espère, mieux. Je reste partante.
Au bout de 5 ans, l’écrivaine Khaoula Hosni clôt une trilogie de science fiction avec un dernier tome titré «La fosse de Marianne», publié chez Arabesques Edition. Au titre intriguant, la fin rimera avec «Dénouement». Rencontre avec sa jeune auteure.
Si tu devais donner un petit Pitch aux fans de la trilogie, qu’est-ce que tu leur dirais? Que nous réserve ce 3e tome ?
Le 3e et dernier tome de cette trilogie est le dénouement. «Le cauchemar de Bathyscaphe», le tout premier, présentait le problème. L’action a atteint son paroxysme dans «Du Vortex à l’Abysse», et maintenant, je relâche doucement. Je donne la finalité que je veux à tous mes personnages que j’adore. Chacun a la finalité qu’il mérite. Je suis content de les voir arriver à ce stade-là : je suis très satisfaite. Je précise que j’ai tissé «La fosse de Marianne» avec beaucoup de passion : j’ai même pris mon temps pour le finaliser, bien plus que les autres. Je l’ai écrit amoureusement jusqu’à la dernière lettre.
Qui est «Marianne», le personnage qui monopolise et la couverture et le 3e volet ?
«Amélie Marianne Le Brun»! Je voulais qu’on comprenne à quel point elle est différente de Sarah et de Jade, les deux autres personnages féminins de la trilogie. Sarah et elles se rejoignent sur certains points : ce n’est ni la cadette ni l’aînée de la bande. Elle est discrète, froide (dans le bon sens). Dans ce roman, elle a un but bien précis et elle voudrait l’atteindre avec énormément de détermination, en dépassant pas mal d’obstacles et en payant bien le prix (je trouve). Elle fonctionne avec un esprit scientifique même dans ses relations humaines. Elle a tout le temps besoin de base rationnelle, de logique. Et justement, j’étais curieuse de voir comment une personne constituée de la sorte pouvait survivre, ou garder le cap dans une existence qui part en lambeaux. C’était magnifique à écrire psychologiquement pour moi.
"J’ai tissé «La fosse de Marianne» avec beaucoup de passion : j’ai même pris mon temps pour le finaliser, bien plus que les autres. Je l’ai écrit amoureusement jusqu’à la dernière lettre"
Comment as-tu vécu la fin de cette trilogie ?
Etonnement, j’ai pensé que je serai bien plus heureuse que ça. (Rire). Comme j’ai passé beaucoup de temps avec ces personnages, il m’était difficile vers la fin de les laisser partir. Au début, j’étais soulagée mais avec du recul, ils me manquent. Je parle particulièrement des personnages du 3e tome. J’ai passé globalement 5 ans de ma vie avec eux/elles quand même. Ils manquent dans ma vie, dans mon quotidien… Je n’écrirai pas une autre fin et je n’enchaînerai pas avec un autre tome, mais ils me manquent. (Sourire). La fin reste exactement ce que je voulais.
Y a-t-il un personnage dont tu te sentirais particulièrement proche ?
Sarah me ressemble beaucoup. Nael aussi, je l’adore: c’est mon petit chouchou dès le départ. (Rire) La romance de Nael avec Amelia dans le 3e tome, j’ai adoré l’écrire.
Le confinement n’a rien changé pour moi. Il ne faut pas être confiné d’après moi pour lire ou ne pas lire. Lire se fait par plaisir…
Ton imaginaire SF (Science-fiction) est débordant. D’où puises-tu ton inspiration ?
Des personnages. Je n’ai aucun mérite. Ils viennent vers moi avec une certaine histoire, après je la décortique en scène d’action ou autre. C’est là où j’interviens : mon travail consiste en cela, à la décortiquer et faire en sorte que cela soit aussi intéressant pour moi que pour le lecteur. Ils viennent vers moi et je les laisse parler, se former devant moi. Je n’ai pas été auparavant attirée par la SF crue. Disons que je l’aime plus subtile, cet imaginaire-l à, et mon chef-d’œuvre cinématographique suprême, c’est «le 5e élément» de Luc Besson. Une référence et une école de SF pour moi.
"L’humanité est partie trop loin dans une frénésie de consommation dont on ne voit pas le bout"
Est-ce qu’à un moment donné tu as eu une baisse d’inspiration ou as-tu peiné à finir un des 3 tomes ?
La trilogie et —le 2e tome spécialement— était un exercice d’écriture de scènes visuelles et c’était épuisant, éreintant. Pour le 3e, j’étais déjà rodée et j’ai pris le rythme. Inoubliable ! J’avais mal physiquement et mentalement. Je tenais à ce que mon imaginaire prenne forme le plus possible sur papier, d’une manière identique. C’était un gros challenge.
Ton écriture est très scénarisée, cinématographique. Envisages-tu de te lancer dans l’écriture scénaristique un jour ?
(Rire). J’y pense sérieusement. C’est probable. Je préfère ne pas en dire plus pour l’instant. J’y ai surtout pensé pendant le confinement. On verra !
"Je tenais à ce que mon imaginaire prenne forme le plus possible sur papier, d’une manière identique. C’était un gros challenge"
As-tu lu pendant le confinement ?
Le confinement n’a rien changé pour moi. Il ne faut pas être confiné d’après moi pour lire ou ne pas lire. Lire se fait par plaisir : je peux passer un bon bout de temps sans lire, comme je peux lire de nombreux livres d’une seule traite… et même en temps normal. C’est pareil. Je lis au gré de mes humeurs. J’ai surtout travaillé comme d’habitude dans la rédaction web. Mon domaine professionnel.
Quelles sont pour toi les leçons à tirer de cette pandémie du Covid-19 ?
Je fais une fixette sur l’environnement et l’écologie en général. Il faut peut-être repenser le mode de travail. Travailler à distance s’est avéré fructueux. Je ne pense pas qu’on va retenir la leçon. L’humanité est partie trop loin dans une frénésie de consommation dont on ne voit pas le bout. On est parti pour faire des conneries bien plus graves. (Rire)
Comment vois-tu le post-Corona ?
Je reste réaliste : le mode de vie global et l’économie mondiale ne vont pas changer de sitôt. En attendant le retour à notre train-train de vie quotidien… destructeur à petit feu hélas pour notre planète. Soyons responsables surtout à l’échelle individuelle.
Quels sont tes projets en cours ?
Je te donne l’exclusivité : un magnifique livre est en préparation : il rappelle «Les cendres du Phoenix». J’espère le voir paraître d’ici l’année prochaine. Je l’ai pensé pendant l’écriture de «La fosse de Marianne». Ça va se passer en Tunisie et c’est une histoire d’adultère: un thème qui m’a toujours fasciné. Je le traiterai différemment. Ce roman-là me rappelle aussi «DABDA», mon livre préféré jusqu’à maintenant.
Essia est la brutalité incarnée : cette année, elle a secoué la planète «Nouba», attisant hostilité et curiosité du public. Celle qu’on adore détester dans «Nouba 2» est interprétée par Rabeb Srairi, qui joue des genres, et oscille entre comédie et drame, pendant deux ramadans successifs. L’actrice s’est effacée complètement au profit d’un personnage complexe, né pour agacer… et mettre de l’ordre dans cette frénésie «noubienne».
Comment s’est déroulée ton intégration dans l’univers de « Nouba 2» ?
On ne peut parler réellement d’intégration. Cet univers ne m’a jamais été inconnu avant. Il m’était, au contraire, très familier de par mes rapports étroits avec toute l’équipe de «Nouba» : des rapports amicaux, professionnels et même familiaux. Abdelhamid Bouchnak est un grand ami à moi : on a déja travaillé ensemble: on a un film à notre actif qui sortira prochainement. Pareil pour les autres acteurs et actrices. Intégrer l’équipe s’est fait naturellement. J’ai bien évidemment suivi de très près la première saison de « Nouba ». Et nous y voilà…
"C’était extrêmement étonnant qu’Abdelhamid me propose un rôle pareil. Je ne m’y attendais pas"
De «Dar Nana» à «Nouba» : deux registres totalement différents et deux personnages totalement distincts. Le défi a dû être sacrément plus corsé…
Et comment ! (Rire). Totalement. «Nouba 2» s’apprête à étoffer un succès déjà bien atteint. La complexité de mon personnage est aussi à prendre en considération : cette dénommée « Essia » ne me ressemble pas du tout. C’était extr êmement étonnant qu’Abdelhamid me propose un rôle pareil. Je ne m’y attendais pas. Je ne ressemble en rien à Essia, même aux yeux de mes proches, des gens du milieu avec qui j’ai travaillé, ou en me référant aux autres personnages que j’ai pu interpréter (ou que j’ai pensé un jour interpréter) : Essia déboule d’une autre galaxie…
«Essia», un personnage Ovni : comment s’est déroulée ta rencontre avec elle ?
Après plus ample discussion autour du personnage avec Abdelhamid Bouchnak, ça m’a beaucoup plu qu’il puisse voir «Essia» en moi. Il s’agit d’un changement radical par rapport à l’année dernière. Essia n’est pas un personnage simple, c’est un personnage de composition, brechtien dans son écriture. Et elle casse profondément avec les stéréotypes : le policier doit être viril, violent, mâle, ou sinon, une policière petite de taille, parfois coquette, un peu niaise… Ce n’est pas le rôle du méchant qu’on a l’habitude de voir : Essia est une composition à part, toute nouvelle. Je pense que c’est la première fois qu’on voit un rôle pareil à la télévision, qui soit aussi axé sur la question du genre : elle est masculinisée et ça m’a davantage plu. Pour moi, c’était une aventure et un challenge de l’endosser. J’adore les défis surtout en ce moment …ça m’a stressée à mort. Je suis les épisodes, tout comme les spectateurs au quotidien, tout en étant très attentive à ce que j’ai accompli… la réaction des spectateurs m’importe aussi.
"Essia n’est pas un personnage simple, c’est un personnage de composition, brechtien dans son écriture. Et elle casse profondément avec les stéréotypes"
Avec du recul, qui est Essia d’après toi ?
Essia est une brute. Et elle n’a pas choisi de l’être. Essia est une petite fille, blessée, délaissée, en manque d’amour, et qui réagit de la sorte parce qu’elle n’a jamais été aimée, donc, elle est incapable d’aimer. Elle nous reflète ce qu’on lui donne : ce genre de personne qui peut être notre miroir. Quand on lui fait du bien, elle nous le rend, quand on lui porte préjudice, elle riposte et pas qu’un peu. Malheureusement, elle a été très souvent malheureuse… Elle en a bavé depuis sa naissance. Essia n’était pas un enfant désiré. Ses parents voulaient un garçon : elle était donc rejetée, détestée. Rejetée parce que c’était une fille déjà, donc sa propre manière de se révolter contre cette société haineuse, c’est de devenir sociopathe et de devenir finalement cette loque humaine qu’on connaît. Essia telle qu’on la voit maintenant est une carapace dure qui dissimule des faiblesses, beaucoup de sensibilité, voire une hypersensibilité qui cache des blessures profondes, peut-être impossibles à combler. Bien sûr, elle n’a jamais été soutenue par personne pendant toute sa vie. Elle a grandi dans un cocon toxique et a passé sa vie à se battre avec ses propres démons. Des démons qui se sont échappés un jour et qui sont devenus son reflet aux yeux de tout le monde. Elle est démoniaque en quelque sorte.
A la décrire ainsi, c’est normal qu’elle soit autant détestée par une large frange du public ….
Evidemment ! Essia est conçue pour déranger. C’est-à-dire … qu’au début, c’était le cas mais le public est en train de changer au gré des chamboulements vécus par le personnage. Et je peux vous dire que des changements radicaux auront lieu … clairement. Essia agace le public et dérange trop les autres personnages : c’est un élément perturbateur, par excellence, destiné à installer un certain équilibre. Des fois, on en a besoin. Elle est dérangeante, stressante, provocante… c’était les mots d’ordre de Abdelhamid. Il me disait souvent : «Elle est unique, elle ne ressemble à personne et vice versa» ! C’est pour cette raison que les spectateurs l’ont violemment rejetée. Aucune identification avec ce personnage n’est envisageable. C’est un personnage Ovni, dans sa manière d’être, son style vestimentaire, comment elle porte ses lunettes, sa gestuelle, sa mimique, ses mouvements, comment elle tord sa bouche et s’approche des gens pour les provoquer. Elle le fait exprès pour mettre sa légitimité en valeur en tant que flic, symbole du pouvoir. Elle provoque les autres qui lui rappellent constamment le fait d’être «fille» et n’est pas née «homme» : petite de taille, mince, incapable de faire quoi que ce soit, qu’elle est usée, que tout le monde profite d’elle… Elle est toujours sur ses gardes et riposte violemment pour cacher ses faiblesses. Quand il m’a présenté Essia, Abdelhamid Bouchnak m’a dit clairement que j’allais être détestée… et j’ai adoré. (Rire) C’est quelque chose de vivre ça.
"Abdelhamid Bouchnak m’a dit clairement que j’allais être détestée…"
Est-ce que cela t’a permis de faire un travail supplémentaire en tant qu’actrice pour pouvoir correctement l’interpréter ?
Carrément. Et de loin ! C’est un personnage qui m’a épuisée. Comme les tueurs à gage : un personnage prend une partie de ton âme et te rend une partie du sien. C’est ce qu’elle a fait avec moi. La période de préparation m’a terrassée, elle est «Badass» comme on dit couramment, virile, qui ne sait pas sourire aux autres… et c’est tout ce que je ne suis pas. Cela m’a demandé énormément de recherche dans des films, essais psychologiques, livres … Même physiquement, dans sa manière d’être : sa manière de bouger le dos courbé, dans sa mimique, elle est tout le temps dans l’exagération et dans le cynisme et elle le fait exprès. La scène avec Wassila, au tout début de la saison, c’était mon premier jour de tournage, ma première scène. Essia était née à cet instant. Donc, on construisait à 4 mains, Abdelhamid et moi : les directives étaient claires, strictes et la conception du personnage est précise : On était à 40, 60, 80% de sa conception complète ou finale au gré des jours… Jusqu’à ce qu’il me dise que c’est dans la boîte. On l’a construit ensemble et sur le tas. Ma Essia à moi, je la voyais moins agressive… de loin, et lui il m’a chargée à bloc en me parlant de policières qu’il avait connues. On lui a créé une histoire, un passé à Essia, un vécu. Tout un travail planifié en amont et pendant…
Qu’est-ce que ce fameux « sur-jeu » évoqué souvent dans les remarques des téléspectateurs et qu’as-tu à leur répondre justement ?
(Rire long) Dans le jeu, il y a le sur-jeu, déjà. Je ne suis pas dans un registre de jeu réaliste en interprétant Essia. Ce personnage, contrairement à d’autres dans «Nouba», n’est pas réaliste dans son écriture. Il est même fantastique… tout comme Karim, Salah. Des personnages qui cassent avec la platitude du réalisme d’un récit. C’est normal qu’en faisant la comparaison, les gens peuvent s’y perdre. Après, un homme psychopathe c’est toujours séduisant, une femme sociopathe ne l’est pas forcément, surtout qu’on s’est habitué à une certaine image de la femme : Essia est peinte, sans artifices, sans maquillage (ce qui est un challenge en soi d’être aussi affichée avec mes imperfections). C’est une fille qui pousse les grimaces à fond en se prenant pour un homme. J’ai un visage d’habitude très fin, féminin. Je devais le défigurer, le casser. Je ne pense pas qu’il y ait sur-jeu pour ces raisons : primo, c’est un personnage brechtien qui joue son propre rôle dans sa propre vie. Deusio, la composition psychologique du personnage, ses complexes la laissent tomber dans l’exagération pour se protéger, se donner de l’assurance. Tertio, moi j’ai une confiance aveugle en Abdelhamid en tant que directeur d’acteurs et en toute l’équipe qui ne me permettront jamais toutes et tous de faire du sur-jeu. C’est impossible. On ne travaille pas seul en tant qu’acteur ! Bouchnak a créé le personnage, c’est comme ça qu’il a imaginé Essia, bien avant que je lui donne vie. Il écrit avec mon langage, je réponds avec le mien, mais c’est un dialogue cohérent. Particulièrement dans «Nouba», il y a une armée impliquée derrière la conception de chaque personnage et de chaque détail. Les gens doivent faire la différence entre «sur-jeu» ou le mot «Over» aussi qui revient souvent et qui est lassant … et entre un personnage qui est «Over». Quand ils disent «Over» en le reprochant à la comédienne, c’est en fait les tics du personnage. Au lieu de dire pourquoi la comédienne fait cela ou joue de la sorte, essayons plutôt de comprendre le personnage et d’apprendre à le connaître. La plupart des spectateurs ne m’ont pas vu jouer auparavant : ils ne me connaissent pas en tant qu’actrice et se disent qu’elle doit être comme ça dans la vie, qu’elle est dans la théâtralité excessive… etc, créant la confusion la plus totale. (Sourire)
Gères-tu mieux ces remarques depuis le début de la saison ?
Oui, totalement. Les remarques de ce type ont presque disparu. Ça a changé au fur à mesure de l’évolution d’Essia. Je reçois beaucoup de messages positifs depuis, qui disent que ce jeu est finalement justifié. Et maintenant, Essia a trouvé sa place dans l’univers de Nouba. Le public reste exigeant. Je suis agréablement surprise par de nombreuses personnes qui me félicitent et disent se reconnaître dans les yeux d’Essia. J’ai eu des discussions extraordinaires à n’en plus finir. J’ai discuté d’analyses pertinentes de leur part … certaines s’y sont même identifiées. Essia ne plie jamais même devant Bradaris. Ces téléspectatrices étaient dans le détail. Et ce qui m’a fait encore plus plaisir, c’est quand elles ont répondu aux remarques négatives en m’envoyant toute leur énergie positive. Ils/elles détestent et le disent mais savent que c’est le personnage.
"Ce personnage est une composition à part, toute nouvelle. Je pense que c’est la première fois qu’on voit un rôle pareil à la télévision, qui soit aussi axé sur la question du genre : elle est masculinisée et ça m’avait davantage plu..."
Yasmine Dimassi et Rim Riahi. Deux comédiennes issues de deux générations totalement différentes. C’était comment de travailler avec elles ?
Une bénédiction. Un rêve. Yasmine, c’est mon amie. On se connaissait depuis El Teatro. J’ai été sa prof, mais ça ne veut pas dire que je suis bien plus âgée qu’elle. (rire). On a le même âge. Depuis que je l’ai rencontrée, j’ai vu en elle quelque chose d’exceptionnel et c’est une partenaire de jeu formidable. Elle a une force contagieuse : elle te met tellement à l’aise, elle t’apaise tellement que tout devient facile avec elle. Quand je partage une scène avec, il n’y a pas plus stimulant à faire. La regarder et jouer avec elle, c’est quelque chose. Rim, c’est une grande comédienne que j’ai découvert très jeune à la télévision, c’est des icones et je joue avec actuellement. Touati, Riahi, Haddaoui… J’ai le sentiment de voir mes personnages fétiches des dessins animés sortir de la télé, et qu’ils ont pris vie à mes côtés. (rire). C’est féerique. Rim est belle, professionnelle, elle a tendance à prendre très à cœur les répétitions et les préparatifs pour son rôle : elle est soucieuse de ses partenaires de jeu, de la scène dans ses moindre détails. Elle est généreuse. On s’est rapproché, on a beaucoup communiqué sur le tournage. Je suis très flattée. Sans oublier Amira Chebli, Hela Ayed. C’est tellement intense de jouer à côté d’elles. Bilel Briki, Slatnia… tous les comédiens sont exceptionnels et triés sur le volet. Yasmine Dimassi est unique. Bilel Slatnia a une présence exceptionnelle aussi.
Quelle était ta plus grande peur avant la diffusion de la saison 2 de « Nouba » ?
Que les gens n’acceptent pas les nouveaux personnages et qu’ils comparent entre Nouba 1 et 2, chose qu’il ne faut pas faire parce qu’on est dans la continuité. Et que les téléspectateurs aussi ne comprennent pas le personnage d’Essia d’autant plus que je porte son poids… qu’ils la rejettent et ne la comprennent pas. Ce personnage est une folie. Une aventure. Mes doigts étaient croisés et pas qu’un peu… Ce personnage et son parcours sont tellement imprévisibles. Je suis sortie de ma zone de confort : déjà en tant que comédienne, je suis déstabilisée. Beaucoup ont confondu l’acteur et le personnage… je me dis, je me connais, c’est le personnage qui a pris la relève et que c’est le but : que l’acteur s’efface au profit du personnage. Je n’existe plus. Je suis très timide dans la vie. Je ne vais pas vers l’autre facilement. Et j’aime faire du théâtre parce que je me cache derrière des personnages tout en restant moi-même. Je me permets des folies tout en restant moi-même.
"Beaucoup ont confondu l’acteur et le personnage… je me dis, je me connais, c’est le personnage qui a pris la relève et que c’est le but : que l’acteur s’efface au profit du personnage"
Tu es plutôt «tragédie» ou «comédie» ?
Je suis tragédienne de formation. J’aime bien les deux et j’ai peur de me caser. J’ai le droit de toucher à tout et d’essayer tout, de me découvrir dans des registres et des styles différents. Je suis humaine avant tout, des fois dans la tragédie, parfois dans l’humour. Chaque personnage a ces deux côtés. Après, c’est une question de registre et de genre. J’adore papillonner, j’aime jouer : je passe de la passionnée à la brute, à l’extraterrestre. J’aime titiller la folie des gens, surfer sur la vague de la folie en découvrant le personnage dans ses moindres coins et recoins et en découvrant également mes propres limites.
Nous l’avons découvert au cinéma dans «Dachra» ensuite dans la première saison de «Nouba» d’Abdelhamid Bouchnak. Yasmine Dimassi a longtemps baigné dans le théâtre : El Teatro est pour elle sa seconde demeure, si ce n’est la première. En 2019, elle commence à se frayer un chemin prometteur, et ce, dans différentes disciplines artistiques. Actuellement, nous la retrouvons dans la 2e saison de «Nouba», dans le même rôle, mais totalement métamorphosée. Entretien.
Votre rôle dans «Nouba» a beaucoup évolué depuis l’année dernière. Quels sont ces changements ?
Il s’agit d’un changement de cadre en premier lieu. Mon personnage était dans un tout autre contexte l’année dernière, chargé d’une mission bien déterminée. Cette année, c’est toujours la même personne mais dans un cadre tout autre, avec un ressenti, un relationnel et un recul nouveau. Blessée, fragilisée ou pas, nous allons le découvrir au fil des épisodes. Je préfère faire durer le suspense pour ne rien vous gâcher. Je n’en dirai pas plus.
Avec l’arrivée des figures comme Fathi Haddaoui, Kamel Touati ou Rim Riahi, comment s’est passé le contact avec eux ? Peut-on parler d’«un choc des générations» ?
Non. Je ne dirai pas cela… de toute façon, il s’agit de personnes mentalement bien plus jeunes que nous. Je n’ai pas tourné personnellement avec Fathi Haddaoui et Kamel Touati. Je n’en sais pas trop. Rim Riahi est extraordinaire. Je sais qu’ils avaient hâte, qu’ils étaient tout aussi excités et même bien plus stressés que nous. L’équipe était là à les rassurer… surtout Rim. On l’a adoptée. C’est notre esprit d’équipe : nous défendons le même projet, nous avançons ensemble tout en étant le plus possible soudés.
En quoi l’ambiance du tournage de la saison 1 était différente de la saison 2 ?
Oh que oui ! Elle était très différente pour moi, en effet. Je peux parler de moi- même, de mon propre ressenti : je ne peux pas parler de l’ambiance globale du tournage : l’année dernière, j’étais entourée de personnes que je connaissais étroitement, dans un lieu précis, des repères… J’avais Héla Ayed comme partenaire… et quelle merveilleuse partenaire ! Cette fois, j’ai glissé dans un autre univers totalement différent, un peu moins connu, avec des personnes bosseuses et tout aussi intéressantes. Mon coup de cœur de cette année, c’est sans doute Rabeb Srairi, mon ancienne professeure. Contente aussi d’avoir retrouvé Assem Bettouhami qui était mon prof. J’étais très heureuse d’être à leurs côtés. L’année dernière, on était davantage dans l’aventure. On avançait ensemble, spontanément… Personnellement, je ne pensais pas beaucoup aux retombées, à plaire coûte que coûte à un immense public, etc. On était réunies autour d’un projet, et chacun (e) y participait à fond. Cette année, on avait comme mission de répondre à des attentes. Construire de rien n’est pas comme rebondir sur un succès. La peur et le stress planaient, et avec le corona, on était encore plus sous pression. D’ailleurs, on n’a pas pu achever convenablement le tournage. Une réécriture est même en train d’avoir lieu pendant le montage. On voit avec la version initiale, on compare et on essaie de faire avec ce qu’on a.
Comment s’est déroulée l’intégration des nouveaux acteurs comme Rabeb et Assem ?
Très bien. On se connaissait déjà depuis longtemps. A El Teatro, au théâtre, on s’est connu sur scène et c’était nos professeurs. Leur présence nous a beaucoup enrichis. Au-delà de l’artistique, c’est l’aspect humain qu’on retient le plus dans une expérience comme celle-ci menée surtout avec Rabeb et Assem.
Comment est Abdelhamid Bouchnak sur le tournage ?
C’est différent pour nous. On est là à le consulter et vice-versa, à interagir, émettre des remarques d’ordre scénaristique. On est beaucoup dans l’échange. Il y a une grande complicité entre nous. Après, c’est une personne qui travaille passionnément, avec plaisir… Personnellement, je n’ai pas encore connu de réalisateurs tyranniques, violents, désagréables… J’ai travaillé avec Bouchnak et Lassaad Oueslati. Ils sont zen, détendus… Je suis chanceuse jusque-là. Il y a eu un stress fou cette année, mais on a essayé toujours de gérer ensemble. Et lui il s’en sort très bien… Un seul bémol avec Abdelhamid, je dirai qu’il opte souvent pour une seule prise avec son acteur sans plus et cela peut être frustrant. La première est toujours bonne pour lui.
Le public est excessivement impatient cette année. Parfois, il peut paraître exigeant, souvent jusqu’à tomber dans la violence ou le lynchage. C’est en tout cas ce qu’on peut souvent voir sur les réseaux sociaux. Vous gérez comment cette pression en tant qu’équipe ?
Ma réponse peut vous étonner : mais personnellement, la réaction du public, peu importe son intensité, son ampleur, elle ne me touche pas tant que cela. Ce qui m’importe, c’est les critiques fondées, constructives. Le public peut être exigeant, et ça ne peut que me faire plaisir parce qu’en un sens, cela veut dire qu’il a adopté le projet. C’est bien de nous complimenter simplement… mais cela ne nous aide pas à avancer. Le regard critique compte vraiment. Quelques téléspectateurs prennent mal qu’on se juge nous-mêmes (rire). Ça fait plaisir… Une proximité s’est créée avec une certaine tranche du public. Dans certain cas, on subit un tollé de réactions violent qui n’a pas de sens et n’avance personne. J’en profite d’ailleurs pour souligner à quel point de nos jours, on est incapable de discuter ou de débattre autour d’une œuvre ou même d’être dans l’échange convenablement. On est de plus en plus fermé aux autres, intolérants. Une stratégie de formation constructive, qui initierait le public au débat de fond et à la critique, doit être relancée le plus tôt possible comme celle qu’on faisait grâce à la Ftcc, aux cinéclubs, la Ftca… Avoir le sens de l’analyse, discuter d’une œuvre sans se taper dessus. Pour moi, c’est une urgence ! C’est désolant ce qu’on voit de nos jours, surtout avec l’émergence des réseaux sociaux. Désolant certes, mais ça ne m’affecte pas parce que comme je l’ai dit, ce n’est pas constructif. Avec des proches, des collègues, on n’hésite pas se critiquer mutuellement… et cela nous réussit. C’est ce qui nous aide à avancer et à nous autocritiquer, nous remettre en question sans cesse. La richesse se crée à partir de ce comportement. Il y a un vide énorme, il faut penser à le combler. Le lynchage y compris en ligne génère un terrorisme intellectuel et c’est totalement contreproductif.
Avec quel acteur ou actrice de «Nouba» vous sentez-vous le plus à l’aise pendant le tournage?
Hela Ayed… sans aucune hésitation. Un simple regard avec elle peut faire la différence. C’est une partenaire extraordinaire. Elle fait l’exception pour moi. Amira Chebli est généreuse dans son jeu d’acteur… Parfois, tu oublies que tu bosses avec certains comédiens. C’est si agréable. Jouer avec Rabeb aussi est un pur plaisir. Je pense que je suis plus à l’aise avec les actrices finalement. (Rire) Aziz Jbali et Mhadheb Rmili sont magnifiques également.
Si vous deviez revenir sur les polémiques récentes autour de «Nouba»…
Je laisse couler, franchement. Bon… pour les réactions autour de la rediffusion sur Youtube, je trouve cela dommage parce qu’on voulait soutenir notre œuvre en évitant le piratage. C’est réducteur en tant qu’artistes de voir notre travail fuité en ligne. «Artify» est une excellente alternative. Cette plateforme tunisienne pourra bénéficier du travail, le spectateur pourra le découvrir en HD, avec les droits d’auteur… L’équipe «Artify» peut gérer son projet en s’adaptant et en améliorant toujours davantage son rendu.
Vous alternez aisément théâtre, cinéma et télé… Vous avez une préférence pour une discipline en particulier ?
Bien sûr… je préfère le théâtre, sans aucun doute. Après place au cinéma… Pour la télé, si le projet me paraît bon, j’accepte. Je ne suis pas très tentée par les feuilletons en général qui ne se laissent consommer que pendant les dîners ramadanesques. Je suis hyper contente pour Lassaâd Oueslati qui va pouvoir présenter son feuilleton «Harga» pendant la grille hivernale. C’est courageux. Je suis fière de lui. Heureuse de le voir prendre une telle décision. J’espère qu’il pourra montrer aux annonceurs, aux médias et à tout le monde que le meilleur moment dans l’année pour faire de l’audimat, ce n’est pas uniquement le Ramadan et qu’il est temps que les choses changent. Je suis optimiste.
Quels sont vos projets futurs ?
Rien de très concret pour l’instant. En parlant de théâtre, je profite du confinement pour écrire. Je suis dans une phase de documentation. Si on ne joue pas assez avec les autres autant créer et inciter d’autres comédiens à venir jouer. On est riche d’El Teatro et merci à Taoufik Jebali qui nous assiste pendant toutes nos folies créatrices.
Envoûtantes et éclairées, les nouvelles publiées par Nadia Ghrab, scientifique et écrivaine, captent l’attention du lecteur de bout en bout. Sobrement intitulées «Dépassements» et publiées chez Arabesques, l’écrivaine, d’origine égyptienne, parvient à transcender son lectorat à travers des thématiques plus que jamais d’actualité. Entretien avec cette intellectuelle qui milite pour un monde «moins étriqué».
«Dépassements» est le titre de votre ouvrage publié récemment. Quelle est l’origine de cet intitulé qui peut, à la première lecture, nous paraître vague ?
Je trouve que nous vivons dans un monde un peu étriqué. La société nous compartimente en jeunes et vieux, blancs et noirs, pauvres et riches, citadins et villageois, chrétiens et musulmans, scientifiques et littéraires, etc. Des barrières immatérielles enferment chacun dans sa catégorie, et il est souvent difficile d’entretenir une relation enrichissante avec ceux d’un autre camp. Je trouve cela désolant et je rêve d’un dépassement de toutes ces entraves. Sur le plan personnel, chacun de nous est plus ou moins conditionné par de nombreux déterminismes, qui l’empêchent parfois de devenir le meilleur de ce qu’il pourrait être. Là aussi, je rêve que chacun puisse se libérer de son personnage préfabriqué et dépasse les contours d’un horizon trop étroit. Dépassons joyeusement nos peurs, nos complexes, nos préjugés, les normes et les conventions qu’on nous a inculqués, tout ce qui bride notre envol !
Avez-vous opté pour des critères spécifiques pour classer vos nouvelles ?
Pas vraiment. J’ai essayé plusieurs classements, jusqu’à ce que je sente que chaque nouvelle avait sa vraie place, celle qui lui convenait, qui lui était nécessaire. Peut-être y a-t-il une logique souterraine qui préside à cet ordre, mais j’ignore laquelle.
Votre livre a comme principale thématique «L’ouverture sur l’autre». Comment définiriez-vous l’Autre ?
L’Autre, c’est celui qui me ressemble et qui diffère de moi, un peu, beaucoup, énormément… C’est mon frère, et aussi celui qui vit à l’autre bout de la Terre. C’est chacun, qui joue sa partition d’être humain d’une manière qui n’est pas la mienne. Et la découverte de ces multiples variations sur un même thème nous enchante, et permet une connaissance plus ample de notre condition d’homme. La découverte de l’Autre me permet finalement de mieux me connaître moi-même, de questionner mes comportements, mes croyances, non pour adopter ceux d’autrui, mais ceux qui pourraient être miens, que j’ignore et que la fréquentation de l’Autre me révèle, souvent à son insu. L’ouverture à l’Autre consiste à lui faire un peu de place dans mon environnement physique, dans mes pensées, mes préoccupations, dans la tente de mon cœur. Dans ma vie. Et cette place que je lui accorde, elle ne réduit pas la mienne, bien au contraire, elle agrandit mon espace intérieur. L’ouverture à l’Autre, en me déstabilisant, me rend plus féconde, plus créatrice.
"Je rêve que chacun puisse se libérer de son personnage préfabriqué et dépasse les contours d’un horizon trop étroit. Dépassons joyeusement nos peurs, nos complexes, nos préjugés, les normes et les conventions qu’on nous a inculquées, tout ce qui bride notre envol !"
Dans «Dépassements», quelle est la nouvelle qui vous tient le plus à cœur ?
Ça dépend des jours, mais c’est souvent «La gardienne de phare». Etre gardienne de phare, ça a été pour moi un rêve d’enfant. Je l’ai un peu réalisé en devenant (dans ma tête) gardienne de phare, durant les six mois d’écriture de cette nouvelle. J’ai vécu pendant cette période avec l’odeur des algues et des embruns, bercée par le mouvement du ressac, tenue en éveil par les hurlements du vent, apaisée par les myriades d’étoiles. J’ai lu tout ce que je pouvais trouver sur la vie des gens de la mer, je me suis initiée aux tâches de gardien, aux techniques de la pêche, aux dangers, physiques et mentaux de ces métiers. Et j’ai rêvé puis écrit une histoire d’amitié entre deux femmes que tout sépare. Au départ c’est la gardienne qui rejette la mondaine, parce qu’elle a des préjugés sur son look. Mais petit à petit, ces deux femmes découvrent ce qu’elles ont en commun, malgré les apparences. Et chacune d’elle change sur certains points, fait une partie du chemin, pour rejoindre l’autre dans ce qu’elle a de meilleur. Elles vivent des choses très dures, mais leur affection réciproque rend la souffrance douce, plutôt qu’amère.
Vous considérez-vous comme rationnelle ou intuitive ?
Je ne sais pas si je suis rationnelle ou intuitive et ce n’est peut-être pas très important. Mais je sais, par expérience, de quelles qualités a besoin chaque type de travail. L’intuition et l’imagination doivent être mobilisées pour la recherche scientifique aussi. L’intuition permet de pressentir à quel type de résultats on peut s’attendre, l’imagination de concevoir des stratégies de recherche pour les vérifier ou les invalider. Mais si l’intuition est à la source de la démarche, l’austère rigueur, fille de la raison, doit ensuite examiner son bien-fondé, à la lumière des résultats obtenus. Et le chercheur peut être amené à abandonner une idée qui lui était chère, parce que les résultats l’ont mise en échec.
"Dans l’écriture littéraire, chacun sait que l’intuition et l’imagination jouent un rôle primordial. Mais la précision et la rigueur, qualités plutôt rationnelles, me semblent également nécessaires pour un texte de qualité."
Si des qualités rationnelles et intuitives sont nécessaires pour les deux univers, les critères d’évaluation d’un travail sont différents. Dans la recherche scientifique, tout doit être justifié de manière objective. La création littéraire, elle, donne droit à la subjectivité; l’œuvre n’est pas soumise à une concordance avec des lois ou des réalités qui lui sont extérieures. Elle porte en elle-même (ou non) sa propre justification. Par ailleurs, dans l’univers des sciences exactes, une chose est vraie ou fausse; on peut citer des points qui restent obscurs, mais de manière marginale. Dans la littérature, les doutes, les incertitudes, les nuances, les contradictions ont une place de choix.
"L’Autre, c’est celui qui me ressemble et qui diffère de moi, un peu, beaucoup, énormément… C’est mon frère, et aussi celui qui vit à l’autre bout de la Terre. C’est chacun, qui joue sa partition d’être humain d’une manière qui n’est pas la mienne. "
Vous êtes polyvalente, à la fois scientifique et littéraire, et vous avez longtemps baigné dans diverses cultures. Est-ce judicieux de notre part de vous considérer comme une «Citoyenne du monde» ?
Je me sens citoyenne de notre petite planète, fragile et menacée. Mais je suis citoyenne du monde à partir de quelque part. Mes racines sont importantes pour moi. Je veux qu’elles me nourrissent, mais pas qu’elles m’emprisonnent. Alors ces racines, je les prends avec moi, je m’en vais de par le monde, et au contact d’autres cultures, elles se transforment et s’épanouissent. Le point de départ de mes racines, c’est la bonne terre du Nil, et plus amplement toute la région méditerranéenne. Je me sens tout à fait chez moi, n’importe où sur le pourtour de la Méditerranée.
Malgré tout cet amour que vous portez pour les lettres, votre parcours professionnel reste purement «scientifique». Est-ce un choix que vous avez fait : celui de vivre de la science plutôt que de la littérature ?
Quand j’ai choisi une orientation, je pensais qu’un métier scientifique était plus «utile» à la société qu’un métier littéraire. C’est une idée qui se discute. Si mon parcours professionnel a été purement scientifique, c’est parce que je n’aime pas faire les choses à moitié. L’enseignement et surtout la recherche scientifique sont des activités très prenantes, et quand elles s’ajoutent à toutes les activités d’une femme, il ne reste guère de temps pour autre chose. Et pour moi, il n’était pas question de faire quelque chose du bout des doigts, ni la recherche scientifique ni l’écriture littéraire. Chacune d’elles exigeait mon être entier. Ce que je n’ai pas pu faire en parallèle, j’essaie maintenant de le faire en séquence.
Avez-vous un message spécifique à adresser à la femme tunisienne ?
Non, pas de message à adresser. Juste envie d’exprimer mon admiration profonde pour la femme tunisienne. Elle supporte un très grand poids dans la société. Avec la conquête du droit au travail, elle cumule des obligations nouvelles et traditionnelles. Souvent, notamment dans les milieux défavorisés, c’est elle qui fait vivre le foyer sur le plan économique, et bien sûr, sur d’autres plans. Fille de Bourguiba, elle est consciente de ses droits, et revendique et manifeste dès qu’elle les sent menacés. Mais elle manifeste toujours dans la joie, et cette joie est un garde-fou contre la haine, qui est par essence destructrice.
"L’œuvre n’est pas soumise à une concordance avec des lois ou des réalités qui lui sont extérieures. Elle porte en elle-même (ou non) sa propre justification."
Vous êtes francophone plutôt qu’arabophone. Pourquoi?
Parce que l’enseignement que j’ai eu en littérature arabe était pauvre; les programmes étaient mal faits et les enseignants peu motivés. En littérature française, j’ai eu la chance d’avoir d’excellents professeurs, un programme passionnant, une fenêtre ouverte sur l’universel. J’ai donc beaucoup lu en français, ce qui a développé ma connaissance de cette langue au détriment de l’arabe littéraire évolué. Je le regrette profondément; j’aurais aimé avoir une double culture plus poussée, comme celle qui était dispensée au Lycée Sadiki.
Vous consacrez votre retraite à l’écriture. Pouvez-vous nous donner un aperçu du contenu de votre prochain ouvrage ?
C’est un peu tôt pour en parler. C’est un roman où il sera question d’exil, de marginalité, des difficultés et des joies du métissage culturel, d’une identité personnelle à trouver et à construire, à la croisée de ses spécificités propres et des multiples influences de l’environnement.